Un possible, impossible, la co-production des connaissances entre science et société

« Faire entrer les sciences en démocratie », « retisser les liens entre science et société », « articuler la logique de la recherche scientifique avec les autres logiques sociales », « participer à l’édification d’une société de la connaissance par un rapprochement des scientifiques avec le tiers-secteur scientifique», voici quelques uns des slogans du paysage social et politique en faveur d’une participation d’acteurs de la société à la production des connaissances et dans lequel voit le jour, en 2005 en région Ile-de-France, un dispositif de financement de recherche entre chercheurs dits académiques et acteurs de la société civile. Au-delà des ambitions politiques et des injonctions de collaboration visant une coproduction entre recherche et société et capable de renouveler une production scientifique principalement déléguée aux chercheurs dans les laboratoires publics ou privés, la présente recherche questionne la réalité des pratiques scientifiques vécues dans ces collaborations et tente d’en dégager les différentes dynamiques d’interaction.

Les recherches collaboratives en quête d’une co-production des connaissances 

Nous sommes en juin 2005. Un nouveau dispositif voit le jour dans les appels à projets de recherche financés par la région Ile-de-France. Son objectif : développer des projets de recherche dans lesquels chercheurs académiques et associations de la société civile produiraient ensemble des connaissances sur des questions d’intérêt sociétal. Mais s’agit-il d’une curiosité ? D’une innovation ? Est-ce une hérésie ou une comète dans le paysage scientifique français, secoué alors par une profonde mutation de son mode de financement et au lendemain d’un mouvement social conséquent de la part des chercheurs ? Entre la création de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et les Etats Généraux de la Recherche issus du mouvement qui s’est nommé « Sauvons La Recherche », il paraît nécessaire de se demander à quelle ambition et à quelle question ce dispositif se veut-il répondre?

S’inscrivant dans la filiation d’une expérience étrangère politiquement relayée par une ONG lors de ce mouvement social et dans le contexte de la participation citoyenne, ce dispositif «Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation » (PICRI) est annoncé par l’exécutif régional comme un des éléments de la politique régionale en faveur du renouvellement et du renforcement du dialogue entre la science et la société dans la perspective de développement d’une « éco région ». L’ambition est alors de donner une base citoyenne large à la science « en permettant aux « profanes » (citoyens, patients, usagers, praticiens…) d’interagir avec des chercheurs dans un dialogue continu ». Dans cette intention, non seulement les citoyens, organisés sous des formes associatives, sont invités à produire des connaissances avec les scientifiques, mais cette production commune doit aussi participer d’un processus démocratique et de progrès social plus larges. La participation d’acteurs de la société civile à la production des connaissances avec les chercheurs professionnels devrait « renforcer les processus de démocratie en Ile-de-France ainsi que diversifier les sources potentielles d’innovation sociale » . Il est en effet attendu de ces partenariats de recherche de pouvoir traiter de questions de recherche dont la recherche académique ou marchande ne se saisirait pas et sur lesquelles la production conjointe de connaissances scientifiques permettraient des « retombées sociales » telles « l’amélioration et la préservation de la biodiversité, l’information médicale ou économique des citoyens, la participation des patients à leur système de soins, le développement durable, la protection de l’environnement, etc. ». Ce qui est proposé et soutenu dans ce dispositif relève du souhait d’ajouter une régulation démocratique de la recherche aux régulations existantes provenant de la logique scientifique ou encore des demandes d’innovation de la part des acteurs économiques privés.

Replacer les dispositifs de co-production des savoirs dans une pluralité des modes de production et de régulation de la recherche 

A la lumière du concept de régime de production des connaissances et de l’ambition d’une participation citoyenne à la recherche, nous replaçons ici les dispositifs collaboratifs entre acteurs de la société civile et chercheurs dans le paysage pluriel des modes de production de savoirs. Leur visée de co-construction des connaissances les inscrit dans une pluralité des modes de production et de régulation de la recherche aux côtés de modes dominants de régulation scientifique, étatique ou marchands. Toutefois, des dimensions particulières les en distinguent également et leur confère toute leur identité en contrepoint de ces modes de production dominants.

Le concept de régime de production des connaissances pour penser des rapports science-société pluriels 

Si parler au singulier du rapport entre science-société en simplifie l’approche, sociologues et historiens des sciences insistent quant à eux sur la nécessité d’évoquer la pluralité et l’intrication des relations qui le composent. En introduisant l’évolution des recherches en « Sciences, Société, et Techniques » (STS) par le titre « La fabrique conjointe des sciences et des sociétés », Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly (2013) soulignent l’interdépendance entre les différentes productions de la recherche, les instances scientifiques et la pluralité des formes sociales et politiques. Bien que différemment pensée et mise en récit au fil des époques, cette interdépendance entre la recherche, le politique (l’Etat), la société marchande et la «société civile » relèverait d’une combinatoire caractéristique de chaque époque, au fondement d’une sorte de pacte implicite et explicite entre science et société.

Les concepts de « régime de production et régulation des savoirs» (Pestre, 2003, 2006) ou de mode des régulation (Gaudillière et Joly, 2006) viennent donner figure à cet agencement et permettre d’en tracer les différentes modalités combinatoires au fil des périodes historiques. Ainsi que le notent les auteurs, cette notion nait de l’insatisfaction des chercheurs des STS quant aux mises en récit qui ont donné forme à de grandes inversions ou ruptures historiques faisant de la science tantôt une activité autonome, à distance de la société, tantôt une activité enclavée dans une régulation soit marchande soit étatique,et depuis peu civique.

Le polymorphisme des relations science-société a pu être pensé et réduit à un rapportunivoque de dépendance versus autonomie entre la science et le corps social. Ce rapport a souvent été perçu dans des effets de balancier entre une conception de la science désintéressée selon K. Merton (1973 (1942) et à distance du monde, et une science marchandisée plus poreuse aux intérêts privés ainsi qu’a pu le démontrer le « mode 2 » proposé par Gibbons et al (1994). Appréhender ces relations, non plus dans cette univocité mais au travers de la pluralité des modes de production et de régulation de la recherche, ouvre à une approche, plus systémique, multidirectionnelle et aussi plus diachronique. Elle permet alors de décrire un ensemble hétérogène, composé des normes et des règles formelles et informelles qui légitiment les activités scientifiques, des rapports entre les différents pouvoirs, des formes de division du travail de la recherche, des modes de résolution des conflits, des dispositifs et pratiques d’évaluation, etc. (Gaudillière et Joly, p.333).

La participation citoyenne et la co-production des savoirs

Après une longue période de disqualification de l’amateur, les années 1990-2000 marquent la réhabilitation du profane, du citoyen, du consommateur, du bénéficiaire dans la production des connaissances ainsi que dans la construction des décisions publiques. Disqualifié dans les précédents régimes de savoirs, le profane devient porteur de savoirs dits situés, locaux, d’expérience ou d’usage (Sintomer, 2008 ; Beguin et Cerf, 2009) dont la mobilisation peut garantir la pertinence sociale des savoirs produits et de leur potentiel d’action. Cette requalification accompagne une certaine disqualification ou méfiance vis-à-vis des savoirs techno-scientifiques et de leurs potentielles retombées qui débordent le pouvoir et la science des chercheurs. Les différentes affaires ou crises sanitaires en France (sang contaminé, crise de la « vache folle ») et les mobilisations associatives, par exemple sur les OGM, ont marqué cette époque œuvrent à une ouverture des dispositifs publics à la participation citoyenne. Des formes variées de participation citoyenne se déclinent dans les différents institutions nationales (création des conseils de quartier, 1998 ; loi sur la démocratie de proximité, 2002) et européennes (Traité de Lisbonne en 2007). Leur analyse révèle aujourd’hui l’ambivalence de ces dispositifs de la participation citoyenne en montrant que ces formes s’inscrivent dans un champ de tension entre deux conceptions que sont, d’un côté, la capacitation des groupes concernés, et de l’autre, une modalité instrumentale de gouvernement (Bonneuil et Joly, 2013, p.92). Concernant la production de savoirs scientifiques, la question se pose néanmoins de savoir en quoi la participation de profanes modifie ou non le régime de production de savoirs délégué aux seuls chercheurs professionnels? M. Callon (Callon, 1998 ; Callon et al, 2001) en donne une acception au travers de la notion de démocratie technique dont il identifie les différents modèles d’exercice ainsi que les conditions pour « réconcilier savoirs profanes et connaissances scientifiques » (Callon, 1998, p. 63). Comme dans les régimes de production de savoir proposés par D. Pestre, puis P.B. Joly, C. Bonneuil et P. Gaudillière, les formes de modèles d’exercice de la démocratie technique combinent de manière originale un certain nombre de dimensions que sont :
❖ la nature des connaissances élaborées et leurs complémentarités : il s’agit là des savoirs généralisables et des savoirs locaux et singuliers, pris dans une tension qui caractérise la dynamique de production des connaissances ;
❖ les modalités de coopération entre spécialistes et profanes : elles impliquent des modes de coordination et d’interactions entre des scientifiques et des publics
❖ ainsi que les conditions d’efficacité et de légitimité des décisions prises.

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Table des matières

Introduction
Chapitre introductif – Les recherches collaboratives en quête d’une co-production des connaissances
1) Replacer les dispositifs de co-production des savoirs dans une pluralité des modes de production et de régulation de la recherche
a) Le concept de régime de production des connaissances pour penser des rapports sciencesociété pluriels
b) La participation citoyenne et la co-production des savoirs
2) Les dispositifs institutionnels de co-production de connaissances
a) Les enseignements du dispositif québécois de recherche partenariale « Alliance de Recherche Universités-Communautés (ARUC) : dimensions comparées
b) Le dispositif institutionnel PICRI comme mode de recherche collaborative
3) Quelle(s) possibles (re)combinaison(s) des rapports de production de savoir dans les pratiques collaboratives au sein du dispositif institutionnel PICRI?
c) La co-construction comme niveau d’analyse
d) La co-construction des connaissances entre dispositif, pratiques et sens
4) Une méthodologie adaptée à l’étude diachronique des projets de recherche collaborative dans le cadre du dispositif PICRI
a) Le choix des projets
b) L’observation des comités de pilotage dans un temps étendu comme méthode de recueil des données
c) La composition du corpus et son analyse
d) Une posture d’observateur situé
Construction des identités et des capacités de production scientifique dans les pratiques collaboratives de recherche : une approche par la sociologie de la traduction
Chapitre 1 – Pratiques de recherche collaborative : construction des chercheurs, des acteurs et des savoirs
1) Pertinence de la sociologie de la traduction comme cadre d’analyse des pratiques de recherche collaborative
a) Les fondements épistémologiques de la sociologie de la traduction : des incertitudes et non des catégories
b) La fabrique des inscriptions et des porte-parole au cœur des processus de production de la recherche
c) Les épreuves de la traduction
2) Capacité de traduction et objet épistémique
d) L’épistémé, un rapport entre savoirs et discours
e) L’objet épistémique : objet particulier et médiateur privilégié
3) Considérer l’association entre acteurs, chercheurs et entités comme une « agence »
Chapitre 2 – Problématiser : construire des énoncés, définir des identités
1) Constitution des énoncés et interaction entre identités
a) De quoi sont faits les énoncés ?
b) Mais qui parle et fait parler quoi ? Les identités en interaction
2) Problématisation et capacités d’énonciation dans les agences collaboratives
a) L’énoncé praxéologique et l’action des identités doubles de l’Agence Commerce Equitable
b) L’énoncé épistémique et l’action des identités doubles de l’Agence Capital Social
c) L’énoncé composite et la dualité des identités dans l’Agence Adoption Internationale
d) L’énoncé symétrisant des identités différenciées de l’Agence Semences Paysannes
3) Problématisation et effets de symétrisation
Chapitre 3 – L’intéressement : relier des objets et des intérêts, consolider l’énoncé et stabiliser les identités
1) Intéressement et intérêt
2) A chacun son intérêt et son objet ! L’intéressement plurivoque et la déliaison dans l’Agence Adoption Internationale
a) Un objet épistémique dans l’intérêt du chercheur : « La fabrique de la parenté »
b) Un objet de normalisation des pratiques dans l’intérêt de l’acteur associatif : « Fabriquer la bonne parentalité »
c) Un objet médiateur, à l’origine de l’agence : « Enquête sur les adoptés et les adoptants de la mission adoption »
d) Des objets médians au faible pouvoir d’intéressement : « La quête des origines des adoptés » et « La synthèse bibliographique sur l’adoption internationale »
e) Une tension dans les intéressements autour de l’objet épistémique
3) Connaître pour reconnaître et développer une capacité d’agir : l’intérêt unificateur de l’Agence Semences Paysannes
4) L’intéressement univoque des agences Commerce équitable et Capital social
a) La dimension collaborative de l’agence Capital Social pour satisfaire l’intérêt épistémique
b) L’intéressement au profit de la visée praxéologique de l’Agence Commerce Equitable
5) Les figures de l’intéressement : l’épreuve de l’intégration autour des intérêts et des objets
Chapitre 4 – L’enrôlement : produire et distribuer les capacités d’inscription
1) La distribution des rôles dans la fabrique des inscriptions
a) La notion de rôle
b) Un espace privilégié d’enrôlement : le dispositif de mesure et d’inférence
c) Au-delà des mesures et des inférences, les inscriptions comme transformateur d’énoncé en fait vraisemblable
2) Un rôle légitime des chercheurs dans la fabrique des inscriptions mais orienté par l’énoncé
a) Un retour contrôlé au laboratoire dans l’Agence Semences Paysannes pour produire des faits scientifiques légitimes
b) Le rôle central du collectif de chercheurs de l’Agence Capital Social dans la fabrique des inscriptions
c) L’enrôlement des étudiantes : la formation d’une capacité de recherche tierce à l’Agence Adoption Internationale
3) Des collectifs ouverts à d’autres légitimités
a) Des collectifs hybrides de production de données dans l’Agence Semences Paysannes
b) La médiation organisationnelle de l’Agence Commerce Equitable
4) Enrôlement et légitimité : les formes de la distribution des rôles dans la production des inscriptions
Conclusion

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