Un possible « agir collectif » problématique pour inclure des enfants en situation de handicap
L’enjeu de l’actuel modèle social du handicap est de rendre l’environnement scolaire accessible aux enfants en situation de handicap par la mise en œuvre d’un travail collectif entre tous les acteurs scolaires et non scolaires de l’inclusion (Rousseau, Point, Vienneau, Desmarais et Desmarais, 2017). Cette conception sociale actuelle du handicap s’inscrit dans un processus de dénormalisation de la diversité (AuCoin et Vienneau, 2015) dans laquelle l’environnement ne serait plus le producteur de handicap (Fougeyrollas, 2010), et cette logique de dénormalisation considère les différences entre enfants comme partie intégrante de la norme. L’inclusion scolaire peut à cet égard être considérée comme un processus de dénormalisation (Rousseau, 2015), et l’environnement, ainsi considéré, devient un obstacle ou une ressource qui empêche ou qui favorise la participation d’un enfant à la vie sociale et scolaire sur un pied d’égalité avec les autres enfants (Bélanger et Duchesne, 2010; Fougeyrollas, 2010). Cette conception sociale du handicap est reprise dans le discours actuel du ministère de l’Éducation nationale français en matière d’inclusion, et ce dernier est chargé par l’État français d’opérationnaliser ce paradigme inclusif (Turgeon et Savard, 2012) tel qu’il est théorisé par les instances supranationales (Ramel et Vienneau, 2016) et souhaité par les mouvements associatifs (Winance, 2016). D’un point de vue quantitatif, la scolarisation des enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire est une réussite (Zaffran, 2007). Ainsi, à la rentrée scolaire 2018, ce sont 408 000 enfants en situation de handicap qui sont scolarisés dans le système éducatif français dont 83% en milieu scolaire ordinaire (Ministère de l’Éducation nationale, 2019a). Cependant, la volonté actuelle est de dépasser une approche quantitative exclusive, car l’actuelle conception sociale du handicap est basée sur une approche qualitative de l’inclusion scolaire et elle fait de cette dernière une nouvelle norme pour le système éducatif français (Ministère de l’Éducation nationale, 2013c; Ministère de l’Éducation nationale, 2019b). Or, définir ce qu’est une inclusion qualitative reste difficile, car la nature qualitative d’une inclusion peut l’être de deux points de vue (Clot, 2008). Le premier est celui du ministère de l’Éducation nationale français (le prescripteur) et le deuxième est celui des acteurs directs et indirects confrontés à la mise en œuvre effective de l’inclusion d’enfants en situation de handicap dans le terrain des classes et des établissements scolaires. Nous appellerons ces acteurs directs et indirects de l’inclusion des « accompagnants » et ils sont des enseignants, des personnels d’encadrement, des professionnels du secteur médico-social, les parents d’un enfant en situation de handicap, et des personnels non enseignants comme les accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) et les aides à l’accueil et à la scolarisation des élèves handicapés (ASEH).
Le paradigme inclusif met à l’épreuve le métier d’enseignant
L’actuelle conception du handicap dans le système éducatif français
La conception actuelle du handicap dans le système éducatif français mobilise une conception sociale de celui-ci (Winance, 2016). La définition du handicap comme écart à la norme a évolué dans les années 1980 pour devenir le résultat de l’interaction entre des facteurs environnementaux et des facteurs individuels (Winance, 2004). La définition du handicap devient interactive, et la cause du handicap n’est plus une déficience, mais une situation (Winance, 2004). L’environnement dans cette conception produit ou non une situation de handicap, et la personne est en situation de handicap quand l’interaction entre elle et l’environnement n’a pas lieu, ou est rendue difficile (Barnes, Mercer et Shakespeare, 1999; Fulcher, 1999; Winance, 2016). L’État français s’inscrit dans cette conception sociale du handicap pour légitimer l’inclusion des enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire, et il produit pour cela un énoncé de politique publique (Turgeon et Savard, 2012). Le ministère de l’Éducation nationale français (MEN) est mobilisé pour opérationnaliser cet énoncé de politique publique, et il définit une inclusion de nature qualitative pour y parvenir.
L’actuelle terminologie utilisée par le ministère de l’Éducation nationale français
Le passage d’une approche individuelle à une approche sociale du handicap est le fruit d’une évolution conceptuelle, et l’actuelle terminologie employée dans le système éducatif français en rend compte. Une nouvelle sémantique liée à des mouvements créés par les personnes handicapées elles-mêmes, comme l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales, et de leurs amis (UNAPEI), l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM), ou l’Association pour adultes et jeunes handicapés (APAJH), liée également à une déconstruction des cadres institutionnels alors en vigueur est instituée (Stiker, 2014). De nouvelles expressions comme « enfant en situation de handicap, école inclusive, etc. » employées actuellement par le ministère de l’Éducation nationale français remplacent celles « d’enfants handicapés, d’intégration, etc. » qui elles-mêmes avaient remplacées celles « d’infirmes, d’arriérés, etc. ». Actuellement, la situation de handicap devient une forme « normale » ou paradigmatique de la nouvelle normalité (Husson et Perez, 2016), mais il n’en n’a pas toujours été ainsi.
La référence aux écrits de M. Foucault (1976, p. 71) sur « le grand renfermement » à l’œuvre au cours du XVIIe siècle est à ce titre exemplaire. La terminologie employée par l’État français, et notamment le ministère de l’Éducation nationale au cours des siècles n’est pas neutre. Elle renvoie à un « système de pensée » dont la conceptualisation a été développée par M. Foucault (Stiker, 2014), autrement dit à une « archéologie du savoir » qui consiste à décrire des « choses dites » et à en faire l’analyse pour mieux comprendre la pensée dominante dans une société donnée à un moment donné (Foucault, 2008). Le concept de « folie » tel qu’il est théorisé par M. Foucault (1976) permet de mieux comprendre cette évolution terminologique instituée par le ministère de l’Éducation nationale français au sujet des enfants qui ont un handicap. Les personnes incapables de travailler et de s’intégrer au groupe étaient exclues, et cette logique d’exclusion s’adossait au concept de la folie (Foucault, 1976). Les fous (insensés, anormaux, pauvres, etc.) étaient envoyés à l’Hôpital général (à ne pas considérer comme un établissement médical) puis dans des asiles afin qu’on ne puisse plus les apercevoir dans l’espace public. M. Foucault (1976, p. 21) parlait « d’espace moral d’exclusion » et précisait que « l’internement des aliénés est la structure la plus visible dans l’expérience classique de la folie » (Foucault, 1976, p. 108). L’internement des « fous » était à l’époque un « châtiment moral de la misère » (Foucault, 1976, p. 84), et le grand renfermement avait pour objectif de proscrire la mendicité et l’oisiveté considérées alors comme la cause de tous les troubles. Il présentait le double avantage de disposer d’une main d’œuvre bon marché en période de plein emploi et d’être un instrument de maintien de l’ordre en période économique défavorable, en évitant la mendicité, et en permettant de limiter le nombre de personnes sans travail. Il en est de même à l’école où les enfants infirmes n’y étaient pas scolarisés, car « quand l’anomalie est interprétée quant à ses effets, relativement à l’activité de l’individu, et donc à la représentation qu’il se fait de sa valeur et de sa destinée, l’anomalie est infirmité » (Canguilhem, 2011, p. 87). C’est à ce titre que l’infirmité est une notion « instructive » (Canguilhem, 2011), car elle met en perspective le fait que l’on naît ou que l’on devient infirme, et que c’est « le fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable, qui retentit sur le fait de naître tel » (Canguilhem, 2011, p. 87). Les enfants infirmes étaient donc exclus des lieux de scolarisation, et l’infirmité renvoyait alors à une norme biologique. De ce point de vue, l’introduction de l’expression « handicap » fut un réel progrès pour ces enfants, car ils furent jugés scolarisables, et la logique de l’exclusion fit place à une logique ségrégative. Cette dernière correspond à la construction d’un « réseau parallèle aux modèles éducatifs “ordinaires” » (Zaffran, 2007, p. 29), et se développe alors en France le secteur de l’éducation spéciale à travers la création en 1909 des classes de perfectionnement pour « enfants arriérés », la mise en œuvre d’une politique de l’enfance inadaptée dès 1943, et celle des filières ségrégatives des années 1960 (Zaffran, 2007). Un premier tournant apparaît avec la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 (Ministère de l’Éducation nationale, 1975) qui crée une stratégie globale du handicap (ne se limitant d’ailleurs pas aux enfants) et marque la fin de la ségrégation scolaire (Zaffran, 2007). De ségrégatif, le système éducatif français devient intégratif, mais il ne s’agit pas pour autant d’ouvrir les portes de la classe aux élèves handicapés, seulement de leur ouvrir les portes de l’école par le biais de dispositif intégrateurs4. L’intégration scolaire se définit comme la possibilité donnée à un enfant d’être scolarisé et maintenu dans le milieu scolaire ordinaire malgré son handicap (Zaffran, 2007). Auparavant, la volonté était de réparer et de redresser les corps. Il s’agissait de réintégrer dans la société les personnes handicapées, et donc de les normaliser. Ce système trouvait son origine dans deux événements historiques : les accidents du travail liés à la Révolution industrielle et les invalides de la Première Guerre mondiale. La responsabilité de l’État français consistait à mettre en œuvre une compensation basée sur le principe de solidarité sociale nationale (Stiker, 2014). Ce nouveau système de pensée (Stiker, 2014) avait produit une nouvelle terminologie avec le mot handicap issu de la terminologie sportive. L’objectif était de combler un écart et de tenter de produire une égalité des chances entre les personnes en compensant le handicap, c’est-à-dire en redonnant un avantage. L’ancienne terminologie basée sur un vocabulaire privatif (invalide, impotent, infirme) ou naturalisant comme « inadapté » avait été remplacée. L’idée était de rendre de nouveau performantes les personnes handicapées dans un contexte de reconstruction du pays. La conception du handicap s’appuyait sur une valeur universelle qui est celle d’égalité. C’était tout l’enjeu du processus de normalisation de la personne qui consistait à recréer de l’égalité entre les personnes par un principe de compensation. Cette compensation devait être prise en charge par la société et renvoyait à un modèle de société. C’était en quelque sorte une manière de rendre acceptable la non-conformité de la personne dans une société productiviste et technologique (Sticker, 2014), car des conceptions différentes du handicap et de la normalité existent en fonction des époques à laquelle on se réfère (Winance, 2016).
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : Un possible « agir collectif » problématique pour inclure des enfants en situation de handicap
Introduction du chapitre 1
Partie 1 : Le paradigme inclusif met à l’épreuve le métier d’enseignant
I. L’actuelle conception du handicap dans le système éducatif français
1. L’actuelle terminologie utilisée par le ministère de l’Éducation nationale français
2. Un nouveau modèle social du handicap promu par les instances internationales
3. L’ambition de faire réussir tous les enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire
II. Les prescriptions et la formation des enseignants français en matière d’inclusion
1. La méthodologie mise en œuvre
2. La responsabilisation douce des enseignants
3. Les quatre dimensions actuelles de la formation des enseignants français
III. Les dilemmes de métier des enseignants français
1. Premier dilemme de métier : le maintien d’un milieu spécialisé au côté du milieu scolaire ordinaire
2. Deuxième dilemme de métier : l’obligation de résultats demandée au système éducatif français
3. Troisième dilemme de métier : la logique de l’engagement collectif du paradigme inclusif
4. Un autre élément à prendre en compte
Partie 2 : La comparaison de deux discours sur l’inclusion scolaire
I. La mise en œuvre d’une enquête exploratoire
1. La méthodologie de l’enquête
2. Les rhétoriques professionnelles identifiées
II. Un processus de traduction locale des règles inclusives
1. Un processus ordinaire
2. Une activité d’accompagnement complexe
3. Les questions que soulèvent ce possible « agir collectif » problématique
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 : Le cadre théorique interdisciplinaire de la recherche et l’outil d’investigation utilisé
Introduction du chapitre 2
Partie 1 : La construction d’un cadre théorique interdisciplinaire
I. La possibilité qu’ont des enseignants et des accompagnants pour « craquer » collectivement des normes inclusives
1. Le concept d’activité
2. Les trois approches théoriques mobilisées
3. La construction d’un cadre « interdisciplinaire de création »
II. Analyser des contextes de négociation
1. Les raisons d’un tel intérêt
2. Analyser des processus de construction de marges de manœuvre
III. Problématique et hypothèse de recherche
1. Une focalisation sur la dimension collective de l’activité d’accompagnement
2. La problématique et l’hypothèse de la recherche
Partie 2 : Construction d’un modèle d’analyse
I. Une dimension négociée
II. Une dimension collective
III. Une dimension subversive
IV. Une dimension cachée
V. Les composantes et les indicateurs du concept d’activité collective d’accompagnement
Partie 3 : Le choix de l’étude de cas comme moyen d’investigation
I. La justification de cette méthode de recherche
1. Ne pas restreindre notre compréhension à l’explication qu’une cause produit un effet
2. Considérer l’activité collective d’accompagnement et l’efficacité d’une inclusion comme des « abductions »
3. La construction d’une activité collective d’accompagnement et la recherche d’une inclusion efficace sont susceptibles de poser des problèmes aux enseignants et aux accompagnants
II. Notre stratégie d’échantillonnage
1. Les choix réalisés pour construire l’échantillonnage
2. Les paramètres de l’échantillonnage
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 : La mise en œuvre de l’enquête de terrain
Introduction du chapitre 3
Partie 1 : La contextualisation des cinq situations d’inclusion et la présentation de l’instrumentation utilisée
I. La contextualisation des cinq situations d’inclusion considérées comme des études de cas
1. Le contexte du terrain de l’enquête
2. Le contexte des cinq études de cas
3. L’élargissement de l’échantillon initial au cours de l’enquête de terrain
II. L’instrumentation de l’enquête de terrain
1. L’observation
2. Les entretiens
3. Les sources secondaires
III. La stratégie d’analyse des données récoltées
1. Les principes de sélection, de triangulation et de saturation
2. Les principes de condensation et de catégorisation
Conclusion générale
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