Un milieu urbain réfractaire aux lointains
Pour entamer ce travail sur l’horizon, il convient de commencer par rechercher ce qui le nie, ce qui l’empêche dans le cinéma de Michael Mann, afin de mieux déterminer ses possibilités d’émergence. Dans cette optique seront interrogés, au cours de ce premier axe d’étude, les moyens de rendre sa visibilité à la ligne d’horizon – autrement dit, des lieux propices à son retour, avant que les personnages n’entrent en ligne de compte.
Des atmosphères régies par la proximité : la ville, la nuit
Le cinéma de Michael Mann n’apparaît a priori pas comme un univers privilégié pour rendre compte de l’horizon. La prédilection du cinéaste pour l’environnement urbain, son atmosphère, ses textures et ses dispositifs, s’affirme à travers la quasi-totalité de ses films, dont les récits s’ancrent au cœur de la ville . Aussi, le statut de l’horizon paraît fragilisé, incertain et pour le moins complexe, en tant qu’il doit être pensé au sein d’un cadre qui le met à l’épreuve. La ville ne constitue pas, à l’inverse d’un paysage désertique, marin, ou même montagneux, un lieu prédisposé pour l’horizon et sa pleine visibilité. Par sa propension à obstruer de toutes parts le regard, elle s’assimilerait davantage à unemenace, un obstacle à l’appréhension des lointains, donc à un horizon potentiel.
L’attention singulière du cinéma de Michael Mann à la matière urbaine, à sa dynamique, impose à l’image un régime du trop-plein, du trop près, qui semble s’inscrire dans une volonté de ne pas faire paysage, et, par là même, de s’éloigner des éléments naturels qui fondent un rapport au monde élémentaire : les buildings, ascenseurs, escaliers, appartements, parkings et autres, produits de l’imaginaire et de la main humaine, séparent l’homme de la terre, devenue bitume, comme du ciel, dont la visibilité est comme assujettie à l’architecture. La récurrence des vitres, reflets et autres transparences, dans Heat et ailleurs, dit quelque chose de cette distance toute moderne, consentie mais affectée, établie avec les éléments.
De cette séparation des corps avec la terre et le ciel, de ce système en circuit fermé, clos sur lui-même, naît un mode d’appréhension des choses rétif à tout ancrage possible dans les lointains. Comment parler encore d’horizon en présence d’une ligne morcelée, segmentée, disloquée par des bâtiments de toutes tailles, ligne qui ne constitue plus tant une frontière entre deux éléments qu’une découpe informe ou, plus précisément, difforme, opérée sur le ciel par les cimes de la cité urbaine ?
C’est dans la mesure où le regard ne porte pas, où son champ de perception est considérablement réduit, que l’horizon peine à se faire une place dans la ville. Avec Le Solitaire, son premier long-métrage de cinéma, Michael Mann exprime déjà cette relation d’impossibilité, en recourant, le temps de deux plans, à un procédé plastique de clôture qui restera probablement comme l’une des plus belles idées de cinéma de sa filmographie.
Dans un Chicago nocturne aux rues humides bordées de lampadaires, le cinéaste construit à plusieurs reprises des effets de perspective au cœur de la ville. Ainsi de ce plan où, en dépit d’une nuit opaque qui tend à obstruer toute visibilité, la composition s’organise autour d’une ligne de fuite lumineuse invitant le regard à s’éloigner dans le fond de l’image, comme pour suggérer la possibilité d’un ailleurs, là-bas, au loin – processus redoublé par le déplacement de la voiture conduite par le héros. À défaut de figurer un horizon véritable, le plan s’impose donc comme la promesse d’une potentielle apparition.
Un monde de la mobilité généralisée : la ville comme tout englobant ?
Dans sa mise en image de l’environnement urbain, le cinéma ne peut qu’être excédé par son objet – cette ville protéiforme, à la dynamique fuyante, gouvernée par une prolifération inépuisable de mouvements, dans toutes les directions ; cette ville qui sans cesse échappe au cadre, s’échappe à l’extérieur du champ. À cet égard, les moyens de transport et les voies de circulation qui s’y rattachent, omniprésents dans le cinéma de Michael Mann, esquissent des trajectoires, des destinations innombrables. Cette pluralité d’informations, que la caméra enregistre en filmant la ville, compose, par-delà toute considération narrative, un cadre submergé, débordé, et par là même ouvert à tous ces mouvements qui le traversent pour mieux s’échapper vers le hors-champ. Ballet incessant de voitures sur les avenues et autres voies rapides, trajets répétés du métro aérien ou survols des hélicoptères au-dessus de la ville – autant de possibilités d’échappées, de sorties du cadre. Pourtant, ce hors-champ qui sous-tend toutes les prises de vue urbaine ne saurait renvoyer à un ailleurs, un horizon potentiel : il n’est qu’une béance abstraite et sans forme. Chaque mouvement qui assaille le cadre constitue autant de parcours, de tracés sans substances, où toutes les destinations sont interchangeables et ne font que nourrir l’étendue toujours plus imposante de la ville. Revient alors en mémoire cette description d’une ville imaginaire esquissée par Italo Calvino dans ses Villes Invisibles : « hors de Penthésilée, existe-t-il un dehors ? Ou bien, pour autant que tu t’éloignes de la ville, ne fais-tu que passer d’un limbe à l’autre sans arriver à en sortir ? » . La ville se donne en fait comme un système total, englobant, sans extérieur, donc sans sortie possible – la scène du Solitaire analysée précédemment l’illustre bien. Dans les films de Michael Mann, ce hors-champ inhérent aux plans urbains, loin d’ouvrir sur un dehors, sur quelque chose d’autre, ne fait que clore le milieu filmé sur lui-même, dans un éternel retour du même : à l’intérieur autant qu’à l’extérieur du cadre, la ville, encore et toujours, impose son rythme.
De fait, c’est dans sa description de parcours urbains que le cinéma de Michael Mann expose de la manière la plus achevée cette indisposition de l’urbain à l’égard de l’horizon. Collateral, en tant qu’il n’est du début à la fin qu’un trajet en voiture au cœur de Los Angeles (ce « réticul[e] sans commencement ni fin », cette ville « qui n’[a] pas de forme » ), s’impose ainsi comme le premier opus du cinéaste où le protagoniste n’est pas amené, à un moment donné du récit, à contempler l’horizon. Avec Hacker, c’est la vitesse decirculation qui est mise en exergue, que ce soit à l’échelle dématérialisée des flux informatiques, ou des transports. Ainsi de ce trajet en avion, où l’on passe en un raccord,sans transition ni contextualisation, d’une ville à l’autre. À une séquence intimiste sur le territoire américain (le couple principal passant une nuit ensemble à Los Angeles, la veille d’un départ pour la Chine) se succède une série de trois plans d’ensemble d’étendue urbaine vraisemblablement déjà située en Asie (un panneau lumineux en caractères chinois paraît en attester dans le premier plan) – le trajet étant littéralement absorbé dans le raccord. Si l’enchaînement de ces trois plans d’ensemble permet enfin de visualiser un horizon, celui-ci ne se départit pas d’un certain sentiment d’étrangeté. En effet, cette succession de trois paysages identiques (une ville, la mer, le ciel), mais jamais clairement identifiables, n’est pas sans plonger le récit dans une indistinction troublante : entre le premier et le second plan, le jour se lève, tandis qu’entre le second et le troisième, il paraît sur le point de se coucher.
Retrouver l’horizon (I) : une configuration verticale
À première vue, les films de Mann s’inscrivent au paroxysme d’une tendance à l’effacement de la nature au profit de l’urbain, et par conséquent d’une scission entre l’homme et le paysage, déjà caractéristiques des formes modernes du cinéma américain.
Pour autant, du western au road-movie, le désert est toujours resté, bien qu’en recul constant, cet environnement privilégié où la ligne terminale du paysage pouvait se déployer à loisir. À l’heure du cinéma de Michael Mann, où le désert même du road-movie semble s’être « résorbé dans la ville » , il convient de définir par quels moyens un retour à l’horizon redevient possible.
Pour un horizon dans la ville : prendre de la hauteur
Selon Térésa Faucon, « il y a toujours du dépaysement dans le paysage qui ouvre sur l’inconnu, c’est-à-dire nous engage dans un récit » . Par là même, nous pourrions avancer que tout paysage, en liant aux lointains et à cet inconnu qui excède l’horizon, est le moteur d’un récit. Autrement dit, ce qui s’épanouit dans l’appréhension des lointains, du regard porté à l’horizon, c’est une forme de « légendaire qui manque au présent du lieu proche ».En ce sens, rechercher l’horizon, c’est partir en quête d’une autre histoire possible, plus secrète, plus personnelle aussi. La première configuration identifiée de ce retour dans les films de Michael Mann prend la forme d’un paradoxe, puisqu’elle consiste à retrouver l’horizon dans la ville, autrement dit au cœur du milieu qui le nie. Il s’agit, en fait, de tirer profit du milieu, et en particulier de son architecture, en prenant de la hauteur. Ne pas subir les buildings, ne pas être écrasé par eux, mais se poster à leur sommet : telle est l’attitude qui permet d’être moins dépendant d’une vision parcellaire et fragmentée, d’adopter un regard surplombant sur la ville, et par là même d’en appréhender l’étendue jusque dans les lointains. Avant de continuer l’analyse, il paraît nécessaire d’éclaircir un point de terminologie relatif à la question de la ville étudiée comme étendue : peut-on parler de « paysage urbain » ? “ S’il n’y a pas de paysage sans lointain”, nous dit Michel Collot dans son analyse du paysage en poésie, “ c’est que l’éloignement permet aux objets de se regrouper sous le regard”. La distance crée donc l’unité. Il faut que les éléments naturels représentés s’organisent en un groupe cohérent, voire autonome, au risque alors de nuire à l’hétérogénéité de l’ensemble . Si la condition d’existence d’un paysage réside prioritairement dans ce recul suffisant du regard pour créer un ensemble, nous pourrions avancer que la notion de paysage s’applique autant à l’espace naturel qu’à l’espace urbain. Une image qui donne le sentiment d’une totalité, d’une cohérence de perception, tout en assumant sa condition de fragment (limité par le regard), tel pourrait être une définition adéquate d’un paysage indifféremment naturel ou urbain. Dès lors, nous prendrons le parti de penser qu’horizon et paysage ne sont pas nécessairement liés à la nature, et que par là même, le terme de« paysage urbain » pourra être employé au cours de cette étude.
L’horizon, entre ciel et ville, entre jour et nuit
Le fait d’être en hauteur, et le plan de Miami Vice précédemment analysé en constitue un exemple particulièrement évocateur, résout notre double problème d’origine : malgré la ville, mais aussi malgré la nuit, l’horizon est tout à fait visible. La nuit, bien qu’obstacle naturel pour l’horizon, se transforme, par le biais de la vue surplombante, en matière de contraste qui rend à l’horizon sa pleine visibilité, en cette frontière qui sépare l’étendue urbaine de l’opacité des cieux, la lumière flamboyante d’un néant opaque. Une séquence d’Heat, où Neil McCauley (Robert De Niro) est invité à boire un verre chez Eady (Amy Brenneman) qu’il vient de rencontrer dans un bar, prend place sur le balcon d’un appartement juché sur une colline. Dans l’épaisseur de la nuit, Los Angeles s’étend, à pertede vue, face aux deux protagonistes, en une horizontalité presque surréelle. En regard du plan de Miami Vice, ce passage d’Heat rétablit un certain équilibre, la ville occupant une place plus importante dans le cadre, et l’horizon se rapprochant ainsi du centre de la composition.
Retrouver l’horizon (II) : une configuration horizontale
Le rivage : un horizon tourné vers la nature
D’emblée, un problème se pose, sous la forme d’un paradoxe : comment trouver la marge d’un système englobant ? Chez Michael Mann, il est précisément un lieu, un élément, qui, par sa récurrence, s’impose comme une solution possible : le bord de mer.
Dans la majeure partie de la filmographie du cinéaste, le héros se retrouve, le temps d’une scène ou d’un plan, à contempler l’horizon océanique – que ce soit d’une maison jouxtant le littoral (Le Sixième Sens, Heat, Révélations ou Miami Vice) ou au gré d’une excursion (la rencontre avec le pêcheur lors d’une promenade matinale dans Le Solitaire, la prise de décision de Jeffrey Wigand sur le bord de mer dans Révélations). De fait, l’importance accordée à ce motif dans le cinéma de Michael Mann se révèle particulièrement signifiante pour notre étude. Si le rivage permet la visibilité la plus souveraine de l’horizon, c’est parce qu’il délimite et ouvre sur le dernier obstacle possible à l’expansion urbaine, au territoire conquis par l’homme : l’océan. En cela, il constitue, de manière réelle ou symbolique selon la localisation du récit, le stade terminal de l’espace américain, et incarne par là même l’état définitif de la Frontière qui a forgé le mythe national. À propos du pier de Santa Monica, à Los Angeles, Baudrillard dira que « l’Occident s’achève sur un rivage dénué de signification, comme un voyage qui perd son sens en arrivant à son terme.
L’immense métropole de Los Angeles vient échouer sur la mer comme un désert, avec la même oisiveté ».
En imprimant un arrêt irrémédiable à l’idée de conquête du territoire américain (effective avec le western, ou rejouée sur le mode du simulacre dans le road-movie), lebord de mer rétablit un point de vue fixe d’où l’horizon pourra être contemplé en soi, pour lui-même. À l’heure des structures mondialisées, où toutes les surfaces (et l’océan n’y fait pas exception) sont cartographiées et sillonnées, la notion de frontière paraît cependant bien fragile. Dans le cinéma de Michael Mann pourtant, les panoramas offerts par les vues de rivage (du moins lorsque les personnages les regardent) semblent exempts d’activité humaine, vidés de présence : d’une certaine manière, ils postulent la possibilité d’un territoire sur lequel la société humaine n’aurait pas de prise, d’un espace idéal encore vierge. En effet, le paysage de littoral, de la plage du Sixième Sens en passant par les étendues observées à la fenêtre dans Heat et Miami Vice, comporte rarement de traces susceptibles de renseigner sur une identité précise : c’est un monde sans homme ni historicité, un pur état figé dans une forme d’éternité ; un lieu sans localité, autonome, où règne l’absolu. Ainsi le rivage constitue, par excellence, un « territoire du vide » qui s’inscrit en négatif du milieu urbain : un espace minimaliste, simplifié, que se partage l’eau, le ciel, et parfois une bande de terre.
Cet attrait du rivage propre aux personnages de Mann remonte à une tradition occidentale du XVIIIème siècle, et en reprend quelque peu, sous un mode moins trivial et plus secret, la vocation curative : « On attend désormais de la mer qu’elle calme les anxiétés (…), qu’elle rétablisse l’harmonie du corps et de l’âme (…), qu’elle remédie aux méfaits de la civilisation urbaine » . Le retour à l’horizon constitue, plus que jamais dans le cas du bord de mer, un remède au bruit aliénant du monde. La contemplation de l’étendue marine est inhérente à une certaine immobilité du personnage, qui elle-même est indissociable d’un état, sinon de tranquillité, du moins d’accalmie ou de suspension dans sa destinée : « cette mer-là est d’abord une “mer-spectacle”, qui implique de celui qu’elle concerne une attitude “spectatoriale” » . En définitive, si le rivage apparaît comme unpoint de vue privilégié, c’est parce qu’il constitue un lieu habitable qui ouvre sur un univers sauvage et indomptable. Regarder l’élément marin qui s’étend jusqu’à l’horizon depuis le monde, depuis sa marge que constitue la berge, c’est avoir l’impression d’être justement hors du monde, dans le paysage contemplé. L’être est tout entier tendu vers l’extérieur, cet ailleurs liquide qui s’étire à perte de vue et l’extirpe de l’espace saturé desvilles. L’horizon s’impose ainsi comme un tremplin pour l’imaginaire, et ce, d’autant plusqu’il autorise, enfin, un mouvement potentiel.
Croyance et désir : l’horizon comme promesse d’ouverture
La rencontre entre Neil et Eady dans Heat atteint son point culminant sur le balcon de l’appartement de la jeune femme, juché sur les hauteurs de Los Angeles. Cette position surplombante, où la ville s’étend jusqu’à l’horizon, apparaît alors comme une situation privilégiée de séduction, de découverte de l’autre – l’atmosphère du lieu en hauteur étant, d’après ce que nous avons déjà pu en dire, particulièrement propice à l’intimité. Après avoir conversé de leurs origines respectives, un silence s’installe entre les deux personnages, et leurs regards se perdent vers les lointains. C’est le moment que choisit Mann pour briser la succession quelque peu conventionnelle des champs/contrechamps, en optant pour un plan d’ensemble, dans le dos du couple, avec la ville nocturne en fond surlequel il se détache. Neil finit par relancer la conversation, via une remarque directementliée au contexte, et qui commente littéralement l’image : « Ville de lumière ». Tandis quela mise en scène se réinscrit dans le système du champ/contrechamp, la discussion prend par association d’idée une nouvelle tournure : cette étendue lumineuse rappelle à Neil les rivages des îles Fidji, cet endroit idéal où il envisage d’aller vivre . De fil en aiguille, leur échange est l’occasion d’un rapprochement , jusqu’à ce fougueux baiser qui vient clore la séquence. De fait, autant par l’évolution de la situation que la manière des personnages de formuler projets et sentiments à l’aune de leur environnement, ce regard à nouveau en prise avec l’horizon est à l’origine d’une double ouverture, en rétablissant conjointement une envie d’ailleurs et un désir de l’autre comme moyen de conjurer la solitude. La corrélation littérale effectuée par Mann entre intériorité et horizon du paysage dans cette scène d’Heat s’impose en fait comme une récurrence dans son cinéma. Il suffit de songer au héros de Collateral qui s’évade de son quotidien aliénant via une carte postale de paysage, à Will Graham (William Petersen) dont l’idéal familial s’ancre sur un idyllique bord de mer en retrait de la ville dans Le Sixième Sens, ou encore à Jeffrey Wigand (Russel Crowe) qui prend une décision cruciale pour sa vie future en considérant l’horizon marin dans Révélations – autant d’occurrences où le regard porté sur l’horizon relaie un désir, une volonté d’aller quelque part ou d’accomplir quelque chose, de réinjecter un espoir de plein dans un monde que le cinéma moderne présentait comme vide de sens.
À l’heure de l’urbain généralisé servant de cadre aux films de Mann, la réapparition de l’horizon incarne ce désir des personnages d’échapper à la ville. Dans un monde qui lenie, il y a un besoin de retrouver l’horizon au sens propre, de le ressusciter via sa contemplation dans des lieux propices à sa visibilité – moments privilégiés, suspendus, qui apparaissent souvent comme une respiration préalable, une possibilité pour les personnages de renouer avec une intériorité et de formuler ce qui les anime. L’horizon visualisé, en tant qu’il résulte d’une perception des lointains redevenue possible, relaie une quête véritablement physique des lointains. Mann rejoue alors en mode mineur (étant donné qu’il n’y a plus de conquête possible du territoire) une conception plutôt classique, où l’horizon perçu est précisément désiré pour les résonances affectives (symboliques ?) qu’il charrie : par le biais d’une contemplation rêveuse, il reste un moyen mentalisé de fuite, mais il incarne surtout un projet en préparation du personnage, donc un moteur d’avancée bien réel, hors de l’environnement qui l’aliène. Dans le cinéma de Mann, en règle générale, la volonté de fuir la ville (figure même de tout un pan du cinéma moderne, sous un mode cependant irrésolu, sans intention autre qu’elle-même) coïncide ainsi avec une motivation concrète, un dessein clairement exposé : l’aspiration à un idéal, un lieu-refuge clairementdéfini , qui s’assimile souvent à un retour à la nature, la plupart du temps pour vivre pleinement son amour. En ce sens, les héros de Mann réactivent d’une certaine manière la croyance perdue, caractéristique des pionniers, en un horizon comme promesse d’ouverture – à ceci près que, désormais, il ne s’agit plus de faire progresser la civilisation sur lanature, le proche vers le lointain, mais de s’extraire littéralement des premiers pour intégrer les seconds. Si le rivage s’affirme notamment comme un lieu d’observation recherché par les protagonistes, c’est précisément parce qu’il participe d’un besoin presque mythique de rétablir une frontière (au regard tout en autant qu’au territoire), pour mieux recréer de l’inconnu, dans un monde transparent et sans dehors. Si une limite suscite encore et toujours le même désir – celui de la dépasser –, tous ces personnages qui contemplent le paysage ravivent en un sens le postulat d’un territoire vierge, existant par-delà l’horizon, et qu’il faudrait rejoindre. Ainsi, dans Heat, que Neil perde son regard dans l’étendue marine ou urbaine jusqu’à l’horizon, il pense aux îles Fidji. Par cette croyance secrète qui les anime, et qu’ils formulent souvent en étant ancré dans un paysage élargi jusque vers leslointains, la plupart des héros contemporains de Mann se réinscrivent dans une logique de pensée héritée des pionniers, et s’inscrivent donc en rupture vis-à-vis de l’époque àlaquelle ils appartiennent.
Home et dimension intime : pour une limite en forme de clôture protectrice
Il n’est pas innocent que la visibilité de l’horizon corresponde le plus souvent à des séquences intimes – familiales, amoureuses ou solitaires. En effet, la contemplation n’exige-t-elle pas une certaine forme de confidentialité ? La ligne d’horizon peut dès lors constituer un espace fermé, enserrant, formé par les limites du regard, sans pour autant perdre son caractère mélioratif : sur la plage familiale du Sixième Sens, le paysage confine ainsi au giron enveloppant et protecteur. De manière subtile mais signifiante, Michael Mann filme le foyer de Will Graham selon une logique d’indépendance et d’exclusion : à lieu à part, séquence à part. Que ce soit pour l’ouverture ou la conclusion du film (à savoir le moment où le héros décide de partir pour mener une enquête, et celui où il est revenu chez lui au terme de son périple), le cinéaste évite soigneusement de montrer le départ ou le retour du personnage. Autrement dit, en ne filmant pas de mouvement de sortie oud’arrivée, il exclut toute possibilité de penser une frontière et un échange possible entre lefoyer familial et ce qui l’excède. Ce lieu idéal, où horizon et home coïncident, reste hermétique au reste du monde. On ne le quitte pas plus qu’on n’y retourne, on n’y est seulement présent ou absent, intégré ou exclu.
De fait, le rivage apparaît comme une extension de la maison des protagonistes, s’assimilant à un espace intime, autonome et reclus sur lui-même – un home à part entière.
Les protagonistes ne sont pratiquement jamais filmés dans la maison, et quand ils le sont, des vitres permettent de voir le paysage à l’extérieur. L’environnement autour du foyer ne traduit pas un repli, une chaleur confinée, mais une ouverture sur l’immensité : c’est le paysage tout entier qui se voit attribuer des résonances protectrices pour s’affirmer comme monde clos, espace privé. L’intime se trouve donc étendu à l’échelle d’un paysage dont l’horizon constitue le point de mire tout autant qu’une forme de cloison protectrice. À cetégard, il peut être éclairant d’évoquer la singularité linguistique propre au terme de home : Dans l’étude qu’il consacre aux relations entre le paysage et la notion de home, David Sopher écrit : “Dans la plupart des langues romanes, être chez soi signifie être dans la maison, alors que le mot anglais home se distingue par la richesse de ses connotations.” Il peut se référer aussi bien à la maison, au village, à la ville, à la région ou au pays, tout en transférant les associations sentimentales d’une échelle à l’autre. Home signifie donc aussi l’attachement à un lieu, un espace en tant que tel. Le mot anglais, extensible quant à l’espace, l’est aussi quant au contenu : il incorpore en fait la famille ou, à d’autres niveaux, les voisins, le peuple, etc. Plus précis, le français distingue entre “famille” et “maison”, réduisant par là ses capacités à exprimer l’attachement à un lieu en tant que tel, au seul cadre spatial. On touche ici à l’aspect le plus intéressant de la thèse de David Sopher en ce qui concerne le rapport au paysage : “Le contenu essentiel de l’idée de home n’est pas l’aspect matériel du paysage mais les gens qui l’habitent”.
À la lumière de cette précision, nous pourrions dire que c’est la proximité affective de la famille finalement réunie du Sixième Sens qui tend à charger l’immensité du paysage de résonances intimes et, de fait, à élever la sensation de home à son étendue toute entière.
L’horizon et le home au sens défini par David Sopher semblent à ce point liés dans le cinéma de Michael Mann, que leur relation reste effective en l’absence même de foyer pour les protagonistes. Le Dernier des Mohicans, Ali, Collateral, Miami Vice, PublicEnemies, Hacker : autant d’occurrences où les héros n’ont pas de « chez soi » (ils n’y sont en tout cas peu ou pas filmés) et où, dès lors, regarder l’horizon, c’est un peu retrouver, de manière éphémère, un home intériorisé. Dans un monde dépourvu de repères, « sa puissance stabilisatrice assure au sujet, en retour, une place stable ». De manière générale,ce mouvement de contraction du paysage à l’échelle intime peut tout aussi bien se voir, eninversant les termes de la proposition, comme un déploiement : s’il est permis de considérer l’intime comme une immensité intérieure, alors l’immensité du paysage enconstitue la projection extérieure la plus littérale.
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Table des matières
Introduction
1.Topographie pour un retour de l’horizon
1.1. Un milieu urbain réfractaire aux lointains
1.1.1. Des atmosphères régies par la proximité : la ville, la nuit
1.1.2. Plan zénithal, plan vide : contracter l’espace jusqu’à l’abstraction
1.1.3. Un monde de la mobilité généralisée : la ville comme tout englobant ?
1.2. Retrouver l’horizon (I) : une configuration verticale
1.2.1. Pour un horizon dans la ville : prendre de la hauteur
1.2.2. Un horizon entre ciel et ville, entre jour et nuit
1.2.3. Un point de vue déréalisant ?
1.3. Retrouver l’horizon (II) : une configuration horizontale
1.3.1. Le rivage : un horizon tourné vers la nature
1.3.2. Ville et rivage, deux espaces hermétiques
1.3.3. Un paysage plurisensoriel : le cas d’une aveugle face à l’horizon dansLe Sixième Sens
2.Sujet mannien et paysage : les spécificités d’un échange
2.1. De la contemplation…
2.1.1. Ouverture au vide et suspension de l’action
2.1.2. Croyance et désir : l’horizon comme promesse d’ouverture
2.1.3. Home et dimension intime : l’horizon comme clôture protectrice
2.2. … à l’action
2.2.1. Imposer un mouvement contraire
2.2.2. L’échappée en hors-bord de Miami Vice, entre paysage immuable et progression statique
2.2.3. L’horizon à l’épreuve du mouvement perpétuel : Public Enemieset Hacker
2.3. Personnage et paysage : les enjeux visuels d’une cohabitation
2.3.1. Le paysage non-autonome : vers un partage systématique du cadre ?
2.3.2. Effets de liaison / déliaison entre figure et fond
2.3.3. La vitre comme motif paradigmatique : un obstacle invisible
3.Entre monde des images et images du monde : vers un horizon en trompe-l’œil ?
3.1. Prolifération des images et distanciation
3.1.1. La vitre comme écran
3.1.2. Du paysage comme surface : vers une expérience désincarnée
3.1.3. Peintures, fresques, cartes postales en lieux confinés : échappatoire ou aliénation ?
3.2. L’horizon à l’épreuve de sa représentation
3.2.1. Une image sous l’image : archéologie d’un plan sous influence dans Heat
3.2.2. Le Sixième Senset Le Dernier des Mohicans : le plan-tableau, une conclusion de simulacre
3.2.3. Horizon et médium cinématographique : le cinéma de Mann comme mise en abîme ?
Conclusion