La guitare
Si la guitare a un grand succรจs populaire dans lโaprรจs-guerre pour lโaccompagnement de la chanson franรงaise et supplante rapidement le banjo dans les orchestres de bal et les hot-clubs, son apparition dans la musique traditionnelle bretonne est plus tardive et date de la fin des annรฉes 1950, quand des chanteurs comme Glenmor, Youenn Gwernig et le trio An Tri Bintig commencent ร lโutiliser pour sโaccompagner.
Au dรฉbut du siรจcle dรฉjร , des chansonniers sโaccompagnaient ร la guitare dans les cafรฉconcerts des villes armoricaines et lโun des plus connus รฉtait Henry Ansquer (1885-1961), le brestois compositeur de La Complainte de Jean Quemeneur. Ces chansonniers partaient bien souvent gagner leur vie ร Paris et cโest dans la capitale quโun jeune chanteur breton, รmile le Scanff dit Glenmor fait son apparition sur la scรจne de la Maison de la Bretagne le 17 octobre 1959, en compagnie de la harpiste Denise Mรฉgevand. Il se prรฉsente alors comme barde et selon le journaliste prรฉsent, ยซ a encore beaucoup ร apprendre ยป.Si Glenmor eut par la suite un succรจs national, son rรฉpertoire dโauteur-compositeur le place dans la lignรฉe de la chanson franรงaise dโun Jacques Brel ou dโun Lรฉo Ferrรฉ quโil frรฉquentait, et son chant porte souvent la voix du militantisme nationaliste.
Les premiers musiciens ร faire entrer rรฉellement la guitare dans le rรฉpertoire populaire breton, comme nous le verrons dans les chapitres suivants, seront le trio An Tri Bintig, Pierre-Yves Moign dans sa nouvelle formation Dunvel Ar Benn et les Kabalรฉrien, puis les Namnediz. Et cโest au cours des annรฉes 1960 que certains guitaristes choisiront de se produire en solo avec un rรฉpertoire traditionnel ou sโinspirant de la Bretagne, instrumental ou chantรฉ : la ยซ guitare celtique ยป va naรฎtre en 1961 avec Guy Tudy, qui fonde ร Rennes le cercle des amis ยซ Guitare et Musique ยป, et qui sort son premier 45 tours en 1965. Un autre chanteur guitariste, Jef Philippe, publie trois ans plus tard un album de musique bretonne chez Mouez Breiz. Cโest donc vรฉritablement au cours des annรฉes 1960 que la guitare acoustique prend ses marques dans la musique traditionnelle en Bretagne. Dโautres instruments โ violon, alto, flรปte traversiรจre et flรปte ร bec, banjo et contrebasse โ feront leur apparition au cours des mรชmes annรฉes dans les ensembles de musique bretonne dont nous allons traiter dans les chapitres suivants.
Nous voyons que le mouvement de crรฉation dont nous allons ร prรฉsent dessiner les contours ne naรฎt pas ex-nihilo, mais quโil se dรฉveloppe dans un creuset culturel dรฉjร trรจs vivant dans les annรฉes 1950. Il naรฎt aprรจs plus dโun siรจcle de diffusion dโune musique populaire monodique ou arrangรฉe sur papier โ feuilles volantes, recueils et partitions โ et il est fort de presque cinquante ans dโenregistrements commerciaux. Il est surtout portรฉ par des personnalitรฉs, organisateurs et promoteurs infatigables dont les plus importantes sont Polig Monjarret pour le bagad et lโinterceltisme, Bernard de Parades pour les cercles celtiques et les fรชtes de Cornouaille, Pierre-Jakez Hรฉlias pour la communication avec le public et Loeiz Ropars pour le kan ha diskan et le fest-noz. Il bรฉnรฉficie de lieux de rรฉpรฉtitions, les locaux des cercles celtiques et des bagadoรน, les conservatoires ou les espaces privรฉs ; de lieux de diffusion, fรชtes et festivals, hot-clubs et salles des fรชtes, mais aussi radios locales ; enfin des rรฉseaux de production discographiques rรฉgionaux et nationaux qui participent grandement ร mettre en valeur ce patrimoine. Cโest donc dans une รฉpoque foisonnant dโinitiatives que vont naรฎtre ce que lโon appellerait aujourdโhui les premiers groupes de musique bretonne, mรชme si ce terme nโรฉtait pas encore en usage en 1955 quand Jean LโHelgouach et Pierre-Yves Moign allaient inventer lโensemble de musique bretonne et lโorchestre celtique.
Un nouvel orchestre pour la danse bretonne
Parmi ceux qui participรจrent ร lโessor des nombreux bagadoรน, se trouvait une jeune gรฉnรฉration de musiciens en recherche de nouvelles propositions musicales, tout en allant puiser aux sources de la culture populaire de Bretagne. Ils rรชvaient dโune musique ยซ sans binious ni bombardes ยป, capable de pรฉnรฉtrer dans les foyers, les salles de bals, les cafรฉs-concerts et les cinรฉmas, ce que la formule bagad ne pouvait รฉvidemment pas faire pour une question de volume sonore autant que dโesthรฉtique. Pour eux, il nโรฉtait plus question de retourner au chant accompagnรฉ de leurs aรฎnรฉs, qui connaissait pourtant encore un grand succรจs populaire. Ils voulaient faire danser sur le modรจle des ceilidh bands dโEcosse et dโIrlande, avec une musique plus urbaine, plus moderne aussi.
Dโautant que le fest-noz nouveau, organisรฉ dans les salles de bal des campagnes, venait de naรฎtre ร Poullaouen en dรฉcembre 1954 sous la houlette dโun infatigable chanteur et organisateur, Loeiz Roparz. Lโannรฉe suivante, deux initiatives originales โ influencรฉes par cet รฉlan du renouveau du kan ha diskan dans le centre Bretagne et par le ceillidh band โ allaient naรฎtre, lโune ร Rennes et lโautre ร Brest. Il sโagit de lโensemble Evit Koroll de la Kevrenn* de Rennes, et de lโorchestre Son ha Koroll, chacun menรฉs par de jeunes musiciens, Jean LโHelgouach (1933-2000) pour le premier et Pierre-Yves Moign (1927-2013) pour le second.
En effet lโIrlande, et plus encore lโEcosse, attiraient les jeunes musiciens qui frรฉquentaient les bagadoรน parce que le pipe-band รฉtait leur modรจle dโexcellence, tant sur le plan de la technique instrumentale que de lโexigence musicale. Jean-Jacques Le Bourhis, qui participa ร lโaventure Evit Koroll nous a racontรฉ127 comment en 1953, il avait effectuรฉ un voyage en Ecosse et un autre en Irlande avec une dรฉlรฉgation de musiciens bretons menรฉe par leur aรฎnรฉ, le fondateur de la B.A.S. Polig Monjarret (1920-2003). Ils avaient รฉtรฉ reรงus par le cรฉlรจbre accordรฉoniste Jimmy Shand ร Tobermory. Dรจs 1933 ร lโรขge de quinze ans, Jimmy Shand avait enregistrรฉ des 78 tours de musique รฉcossaise ร danser, รฉpoque oรน le gramophone รฉtait encore un produit de luxe. Vingt ans plus tard, Shand รฉtait devenu une rรฉfรฉrence en Ecosse. Pierre-Yves Moign, qui y fit un voyage ร lโรฉtรฉ 1952, revint lui aussi avec des disque du maรฎtre รฉcossais, ce qui lui donnera comme ร Jean LโHelgouach lโidรฉe de monter un orchestre.
Comme nous le verrons, la critique a รฉtรฉ parfois dure envers ces deux orchestres, mais on peut noter que certains des acteurs majeurs de la musique bretonne ne sโy sont pas trompรฉs en y voyant presque une rรฉvolution dans la musique bretonne. Renรฉ Abjean (1937- ), compositeur et chef de choeur finistรฉrien raconte : ยซ Et puis nous avons soudain dรฉcouvert des groupes de musiciens faisant de la musique bretonne traditionnelle avec des instruments classiques : cโรฉtait donc possible. Il y avait Evit Koroll avec Jean LโHelgouach et puis Son ha Koroll avec Pierre Yves Moign. La dรฉcouverte de cette musique bretonne actualisรฉe a รฉtรฉ pour nous un รฉblouissement : oui, on pouvait faire de la vraie musique bretonne avec dโautres instruments que le biniou ! ยป
Evit Koroll, les pionniers rennais
Histoire de la formation (1955-1958)
Jean LโHelgouach (1933-2000), un puriste fait รฉvoluer les pratiques musicales.Cโest en 1955 au sein de la Kevrenn de Rennes quโun jeune homme de 22 ans, Jean LโHelgouach, fut lโinitiateur du premier ensemble de musique bretonne. Dans un entretien quโil accorde ร Armel Morgant et Jean-Luc Le Moign pour la revue Ar Soner en 1995, il raconte : ยซ Jโai dรฉcouvert la musique bretonne par mon pรจre qui รฉtait trรจs impliquรฉ dans les milieux bretons, et au Cercle Celtique de Rennes. Jโy ai dรฉcouvert plus particuliรจrement la bombarde, un instrument qui mโa intรฉressรฉ immรฉdiatement ยป.
Membre du cercle celtique, le jeune homme suit des cours de violon et dโalto au Conservatoire de Rennes, oรน il recevra un prix dโalto. Devenu รฉtudiant ร la facultรฉ de sciences naturelles, il tente dโappliquer ร la bombarde la rigueur musicale quโil a acquise par sa formation classique en concevant la premiรจre mรฉthode de bombarde, qui รฉtait une commande de la commission technique de la B.A.S.. Dans cet article, il indique sa dรฉmarche :
ยซ Jโavais รฉtรฉ amenรฉ ร remarquer que les gens ayant abordรฉ la bombarde de faรงon โnaturelleโ, โinstinctiveโ, avaient tendance ร dรฉvelopper des styles – ce avec quoi je nโรฉtais pas dโaccord, on aurait voulu dรฉvelopper le style avant la technique ! ยป
Cโest ainsi quโร la suite dโรmile Alain qui publia en 1955 son Traitรฉ รฉlรฉmentaire destinรฉ aux sonneurs de biniou, Jean LโHelgouach fait paraรฎtre une mรฉthode de bombarde destinรฉe aux dรฉbutants, dans laquelle il adapte ร la bombarde les techniques de lโรฉtude dโun instrument classique. Le jeune homme a dรฉjร les idรฉes bien arrรชtรฉes et un caractรจre assez fort. En terme de modรจles, il reconnaรฎt toutefois dans un entretien avec Armel Morgant lโinfluence des orchestres dโoutre-Manche : ยซ Lโinfluence des Ceili Bands y a-t-elle รฉtรฉ pour beaucoup ? Ce nโest pas impossible. Jโavais aussi la rรฉfรฉrence du David Curryโs Irish Band (Orchestre lรฉger de la BBC de Belfast) ยป.133 Ce nโest doncpas parce quโil refuse lโinfluence รฉcossaise โ dans le rรฉpertoire, la maniรจre dโรฉcrire des airs nouveaux, le style ou le type dโornementation โ quโil est insensible au modรจle orchestral du ceilidh band. Sโil se rรฉclame de la tradition sur le plan des modes musicaux employรฉs et du respect de la danse, il fait nรฉanmoins partie des personnalitรฉs qui vont faire รฉvoluer les pratiques musicales en Bretagne, autant sur le plan technique que sur les ensembles musicaux inรฉdits quโil va crรฉer.
Un ensemble recrutรฉ ร la Kevrenn et au conservatoire de Rennes
ยซ Lโhistoire est simple et courte : ce fut, dโabord et avant tout, en divertissement.
Nous รฉtions quelques-un, au sein de la Kevrenn de Rennes, ร vouloir jouer des airs bretons autrement quโen bagad ยป,se souvient Jean LโHelgouach quarante ans plus tard. La Kevrenn de Rennes est alors un tout jeune bagad fondรฉ en 1953, annรฉe de crรฉation du Festival des Cornemuses de Brest. Il suffit de lire les compte-rendus des concours de sonneurs dans la presse locale des annรฉes 1950 pour se rendre compte que la Kevrenn est alors considรฉrรฉe comme lโun des meilleurs bagadoรน. Championne de Bretagne en 1955 et 1956, la Kevrenn rivalisait alors pour la premiรจre place dans les concours avec les deux ensembles brestois, Brest Saint-Marc et Brest Ar Flamm.
Cโest donc dans cette atmosphรจre mรชlant exigence musicale et sens de la fรชte que va naรฎtre lโensemble Evit Koroll, crรฉe par Jean avec des amis de la toute jeune Kevrenn de Rennes et du Conservatoire. ยซ Bref, nous avons rรฉuni quelques amis, et lโenregistrement a รฉtรฉ rรฉalisรฉ dans la foulรฉe. Et ce fut tout ! Une belle initiative, qui a plu parce quโelle รฉtait vivante, spontanรฉeโฆ et inรฉdite en Bretagne ยป.LโHelgouach laisse ici ร penser que tout se serait fait trรจs vite et presque sans rรฉpรฉtitions mais, aux dires de Jean- Jacques le Bourhis, il semble quโune partie du groupe ait tout de mรชme rรฉguliรจrement travaillรฉ pour prรฉparer lโenregistrement.
Ainsi, le groupe se forme dans les locaux du Conservatoire de Rennes oรน il arrivait ร la Kevrenn de rรฉpรฉter : les jeunes musiciens dรฉsireux de se reposer les oreilles des trรจs sonores binious et bombardes changent dโinstruments pour la contrebasse, lโalto et le piano. Les noms des musiciens nโรฉtant pas prรฉcisรฉs sur la pochette, il nous a fallu mener lโenquรชte pour les retrouver. Jean LโHelgouach tenait le pupitre dโalto et assurait la direction de lโensemble ainsi que lโรฉcriture des partitions pour les musiciens classiques. Il recruta des jeunes amis du Conservatoire, dont Georges Chesnay ร la flรปte traversiรจre, qui jouait depuis quelques annรฉes dans lโensemble musical de la musicienne et collectrice Simone Morand. Jean-Yves Brand, que le groupe surnommait ยซ pโtit Brand ยป et qui deviendra le professeur de basson du Conservatoire de Rennes, y tenait la partie de basson.
Le rรฉpertoire รฉcossais et irlandais
Le modรจle principal รฉtant le groupe de Jimmy Shand, le premier rรฉpertoire choisi pour forger lโidentitรฉ musicale de Son ha Koroll fut composรฉ dโairs รฉcossais glanรฉs dans les disques du grand accordรฉoniste, et dโairs irlandais. Afin de se rendre compte de la part de crรฉation dans les airs รฉcossais, nous avons procรฉdรฉ ร lโรฉcoute comparรฉe des enregistrements de lโorchestre et de ceux de Jimmy Shand. La premiรจre chose qui frappe lโauditeur est lโรฉvident plagiat de plusieurs titres. Cโest la suite dโairs intitulรฉe Machine Without Horses prรฉsente sur le 45 tours qui nous a mis sur la piste : cette suite de jigs est la stricte copie de lโenregistrement rรฉalisรฉ par Jimmy Shand & His Band pour Parlophone en 1951198. Sur cet enregistrement, les morceaux qui suivent le titre รฉponyme sont intitulรฉs My Wife’s a Wanton Wee Thing et Glendaruel Highlanders.
Les Reels Ecossaises prรฉsents sur le mรชme 45 tours sont eux aussi constituรฉs dโune suite dโairs tous tirรฉs du rรฉpertoire de Shand, mais ici Son ha Koroll a fait preuve dโun peu plus dโindรฉpendance : les airs The Deโil Among the Tailors, Staten Island et Fairy Dance sont issus dโune suite de Jimmy Shand appelรฉe Eightsome Reel199, tandis que The Duke of Perth, air originellement en sol majeur et transposรฉ ici en la vient de la suite รฉponyme de lโaccordรฉoniste. De mรชme, la suite Soldierโs Joy prรฉsent sur la face B du deuxiรจme 33 tours (86031) est un assemblage de plusieurs reels, tous tirรฉs du rรฉpertoire de Shand. Tandis que les airs Soldierโs Joy et The Breakdown sont extraits de la mรชme suite Eightsome Reels que dans le titre prรฉcรฉdent, The Drummer et Lucky Scap proviennent dโautres suites de Jimmy Shand. Lโorchestre prend ici la libertรฉ de nโexposer certains airs quโune seule fois alors que la tradition est de les exposer au moins deux ou trois fois. Certaines phrases sont parfois aussi รฉcourtรฉes, comme les deux derniรจres phrases de The Breakdown. La suite Strathpey sur cette mรชme face B est un autre emprunt ร Jimmy Shand. Elle est presque semblable ร sa suite Glasgow Highlanders Medley hormis le troisiรจme air qui en a รฉtรฉ รดtรฉ, de sorte que la suite ne comporte plus que Glasgow Highlanders et Mrs Jimmy Shandโs Strathpey. Tout le reste est identique, y compris les deux accords introductifs et la grille harmonique descendante du piano sur la phrase B du premier air. Son ha Koroll termine cette suite avec un accord final en rรฉ comme Jimmy Shand le fait habituellement. Enfin, Cock of the North est lui aussi une reprise presque parfaite de la suite The Gay Gordons que Jimmy Shand enregistra chez Parlophone en 1951200, mais ร un tempo plus enlevรฉ et avec un tour de thรจme ajoutรฉ ร la fin.
En revanche, nous nโavons pas retrouvรฉ les sources dโinspiration prรฉcises de Pierre-Yves Moign pour le rรฉpertoire irlandais prรฉsent sur les deux 33 tours. Il sโagit de thรจmes aujourdโhui trรจs souvent jouรฉs et prรฉsents dans les recueils de partitions de musique irlandaise. La suite de Gigues irlandaises dรฉbutant la face B du premier 33 tours (86030) est composรฉe des thรจmes The Cobbler et The Roverโs Return. Les noms des Horn Pipes [sic] qui suivent ne sont pas prรฉcisรฉs mais il sโagit de trois hornpipes classiques et dโun hornpipe moins connu : The Boys of Bluehill, Off to California, The Galway Hornpipe et Kellyโs Hornpipe. Enfin, la Set Dance qui clรดt la face B du deuxiรจme 33 tours est une suite de polkas รฉgalement non dรฉtaillรฉes mais dont nous avons pu retrouver les noms. Toutes sont des airs familiers : The Rattling Bog, The White Cockade et Spanish Lady sont des chansons trรจs populaires tandis que Farewell to Whiskey, Babes in the Wood et The Rakes of Mallow sont des polkas instrumentales.
Danses de Basse-Bretagne
Si le rรฉpertoire รฉcossais et irlandais choisi provient essentiellement de disques et de partitions, il nโen est pas de mรชme en ce qui concerne le rรฉpertoire breton. Nous lโavons vu plus haut, Pierre-Yves Moign et Jean Fajolles sont partis collecter de nombreux airs dans la campagne bretonne, leur permettant de construire des suites plus personnelles. Nโayant pas pu avoir accรจs aux archives personnelles de Moign, nous ne savons pas quelles ont รฉtรฉ ses sources, nรฉanmoins une partie de ses collectages de 1954 et de 1957 sont disponibles ร Dastum et permettent de prendre conscience de sa rรฉelle dรฉmarche de collectage.
Le premier 33 tours sโouvre sur une suite de Gavottes des Montagnes, sous-titrรฉe Danse de haute-Cornouaille. Il sโagit de six airs diffรฉrents dont le premier comporte quatre phrases. Les quatre premiers airs sont des ton doubl* et les deux derniers des ton simpl*. Si les quatre premiers airs sont communรฉment jouรฉs dans le rรฉpertoire instrumental notamment par les accordรฉonistes, les trois derniers sont plutรดt des airs du rรฉpertoire chantรฉ. On peut remarquer que le quatriรจme air sera chantรฉ quelques annรฉes plus tard sur le premier disque dโAn Tri Bintig. Les An dro qui suivent sont une suite de trois airs, jouรฉs de faรงon quelque peu scolaire et linรฉaire et venant probablement du rรฉpertoire de bagad. La suite de Piler Lann* semble provenir du rรฉpertoire jouรฉ dans les Monts dโArrรฉe, vers Commana et Sizun oรน Polig Monjarret a collectรฉ des variantes de ces airs. La Dรฉrobรฉe jouรฉe ร la fin de cette face est une version raccourcie de la dรฉrobรฉe de la Saint-Loup enregistrรฉe par Evit Koroll lโannรฉe prรฉcรฉdente. Seules neuf phrases en sont jouรฉes dans un ordre et une tonalitรฉ diffรฉrente, et on retrouve le mรชme passage valsรฉ au milieu de la suite. Sur le deuxiรจme 33 tours figure une peu commune Dans-Tro, sous-titrรฉe Pays des Montagnes. Si aujourdโhui lโappellation daรฑs-tro fait le plus souvent rรฉfรฉrence ร la gavotte des montagnes, le terme est รฉgalement utilisรฉ en breton pour les danses appelรฉes plinn et fisel. Grรขce au professeur de danse Daniel Debos, nous avons rรฉussi ร retrouver lโorigine de cette danse : il sโagit en rรฉalitรฉ dโune danse nouvelle crรฉรฉe dans les annรฉes 1950 par le Cercle Celtique de Rennes sur le modรจle dโune danse plinn au tempo plus lent pour permettre un pas croisรฉ comme dans la danse kost er hoet puis un pas dรฉdoublรฉ comme on peut le trouver dans certaines variantes de gavottes. Cette danse de crรฉation rรฉcente a aujourdโhui complรจtement disparu, et seules les formations de Pierre-Yves Moign et le bagad Yaouankiz Breiz de Rennes lโont enregistrรฉe. Sโen suivent trois titres formant une suite de danses de lโAven (rรฉgion de Pont-Aven) qui commence par une Gavotte de lโAven dont quatre phrases sont communes ร la version dโEvit Koroll de cette danse. Suivent Les bals, et un Jabadao dont quatre des phrases sont communes ร la version que jouait Evit Koroll.
Tous ces thรจmes font partie du rรฉpertoire instrumental traditionnellement jouรฉ par les sonneurs de couple biniou-bombarde du Pays de lโAven.
Structures et arrangements
Le modรจle Jimmy Shand
En abordant le choix du rรฉpertoire de Son ha Koroll, nous avons pu nous rendre compte de lโรฉtendue de la copie โ voire du plagiat โ opรฉrรฉe par Pierre-Yves Moign en ce qui concerne la musique รฉcossaise. Nous nโavons pu vรฉrifier si des droits ont รฉtรฉ versรฉs par Barclay ร la maison Parlophone qui a produit les disques de Jimmy Shand. Ce serait une erreur dโy voir une simple facilitรฉ de la part dโun jeune homme en manque dโinspiration : le plagiat bien avรฉrรฉ semble ici parfaitement assumรฉ, lโemprunt stylistique au monde anglo-saxon participant ร un processus dโimprรฉgnation, de sorte que ces jeunes musiciens tout juste sortis du conservatoire et qui nโavaient pas cette culture musicale se forgent un modรจle pour construire un rรฉpertoire ยซ celtique ยป.
Pourtant, ce qui frappe dans ces enregistrements, cโest la diffรฉrence de traitement des airs provenant dโoutre-Manche et des airs bretons. Si les premiers sont toujours jouรฉs par la violoniste, doublรฉe ร lโaccordรฉon, et sur les Gigues Irlandaises ร la flรปte, les airs bretons sont en revanche uniquement jouรฉs ร deux accordรฉons, ร la maniรจre des sonneurs de tradition. Cโest probablement le signe que Moign a prรฉfรฉrรฉ privilรฉgier les canons stylistiques des deux traditions pour les dรฉmarquer ร lโintรฉrieur dโun mรชme orchestre, cette tentative de fusion nโayant pas รฉtรฉ menรฉe jusquโร son terme. Comme nous lโavons dit, aucune source ne nous permet de savoir qui tient le rรดle de la flรปte piccolo ni le deuxiรจme accordรฉon, nous ne savons donc pas si cโest Paul Boucher โ qui รฉtait multi-instrumentiste โ qui jouait la flรปte, si la violoniste pouvait jouer le deuxiรจme accordรฉon pour les airs bretons, ou bien si des musiciens supplรฉmentaires avaient รฉtรฉ invitรฉs lors les sรฉances de studio.
Un excellent exemple du travail de Son ha Koroll quant au relevรฉ quasi-parfait des morceaux de Jimmy Shand peut รชtre pris dans le titre Machine Without Horses qui dรฉbute la face B du 45 tours. La structure du morceau en est un exact relevรฉ: une introduction par un accord de sol majeur sur deux temps, un temps de silence, puis lโanacrouse du premier thรจme. Le nombre dโexpositions des thรจmes est รฉgalement le mรชme, le premier thรจme est jouรฉ une fois, le deuxiรจme deux fois ainsi que le troisiรจme, enfin le morceau se conclut sur le retour au premier, jouรฉ deux fois. Tous sont jouรฉs ร lโunisson accordรฉon-violon. Lโaccompagnement conserve lui aussi parfaitement la forme du modรจle รฉcossais, avec piano, contrebasse et caisse claire. Le plus frappant est ici lโexactitude du relevรฉ de la grille dโaccords pour chaque thรจme. On pourra se rรฉfรฉrer au relevรฉ de structure prรฉsentรฉ en annexe pour sโen convaincre, lโorchestre ne sโest pas laissรฉ la moindre libertรฉ par rapport ร lโoriginal, hormis Pierre-Yves Moign qui se laisse aller ร un jeu de piano un peu plus sautillant sur le deuxiรจme thรจme.