Des outils graphiques pour construire, études de cas liés à l’architecture navale
L’historien, être naturellement curieux, éprouve parfois le besoin de s’informer de faits antérieurs à la période d’étude qu’il s’est initialement fixée. Cette volonté de savoir « l’histoire d’avant » nous semble devoir être admise dès l’instant où elle entre dans le travail projeté, constituant une aide à la compréhension d’évènements dans le contexte que l’on s’est proposé de cibler. C’est dans cet esprit que notre étude, qui se situe entre les années 1750 et 1850, prendra parfois appui sur des observations et sur des analyses de situations repérées en amont. Ainsi, retiendrons nous les réflexions et les travaux de François Dassié, relatifs à la construction navale et rapportés dans son livre, L’architecture navale.
François Dassié, un marin-constructeur et maître de dessin
L’architecture navale, ouvrage édité en 1677 par Dassié, fait une place à la communication par le graphisme , et l’auteur dit que son œuvre est enrichie de figures. Les dessins utiles pour la construction des vaisseaux composent les six planches de ce livre. Dassié retient deux techniques de représentation: celle des projections orthogonales et celle des coupes transversales. Nous verrons que les concepteurs et les constructeurs de vaisseaux feront des choix de vues identiques pour définir leurs projets et transmettre les techniques de construction tout au long du 18ème siècle.
Le vaisseau est dessiné par Dassié selon deux vues : une vue de face traduisant l’aspect général et une vue de dessus projetée dans son intégralité ou selon une demi vue. La galère rapportée dans notre préambule , est projetée en vue de face avec son gréement et en vue de dessus. La position des couples est repérée par des points portés par des droites parallèles tracées entre les deux projections de la galère. La correspondance des vues est respectée, des lettres et des chiffres portés sur le dessin guident le lecteur afin qu’il distingue mieux qu’au travers d’un simple écrit, les éléments constitutifs du vaisseau. Cette lecture des formes est nécessaire, comme le sont les indications dimensionnelles qui permettent au constructeur de procéder aux tracés des couples. Ces couples, obtenus par les coupes ou sections transversales du navire, déterminent le profil des membrures. Dassié réalise quatorze coupes transversales pour permettre au constructeur de tracer puis de réaliser, sur plan et en vraie grandeur, les gabarits nécessaires à la réalisation des membrures . La représentation des couples, effectuée sur une seule planche, est particulièrement soignée, mais Dassié les dessine séparément en les nommant et ne les rapporte pas sur une seule et même vue. Une note jointe au graphisme vient expliciter les tracés à effectuer à l’aide de la règle et du compas. Ces membrures, ou encore membres, sont liées à la quille selon les espacements fixés par le plan certes, mais aussi et surtout par des tableaux portant les différentes dimensions à respecter. Ces membrures ainsi assemblées donnent une première idée de la forme de la carène du vaisseau et surtout une appréciation du respect des proportions. Soucieux de réaliser un navire performant aux formes harmonieuses, Dassié élabore une table pour trouver les proportions que l’on observe en la construction des navires . Nous ferons remarquer que les planches proposées par Dassié sont distinctes et livrées à titre d’exemples de représentations graphiques, les profils de membrures ne correspondent pas à l’un quelconque des vaisseaux dessinés sur d’autres planches du livre.
L’ouvrage de Dassié comporte les planches strictement nécessaires à la compréhension de l’organisation d’un vaisseau et à la préparation de sa réalisation. Les dessins portent les informations relatives aux formes et à certaines dimensions du vaisseau, informations indispensables pour jeter les bases de l’élaboration d’un projet de construction. La finesse et la précision des tracés sont à souligner. Par contre l’unique planche , traitant des renforts de membrures, des éléments de liaison des ponts et des cabestans est moins précise et prend la forme de schémas non dimensionnés associant des vues en projection et des perspectives. Comme il est question de la précision et du sens du trait, nous rapprochons la représentation d’un cabestan faite par Dassié en 1677 de celle du cabestan à écrevisses réalisée en 1741 par un certain Delorme, membre de l’académie de Lyon.qui obtint le prix de l’académie royale des sciences pour son invention. Ce dispositif de transmission d’actions mécaniques, composant de l’équipement d’un vaisseau, va bénéficier d’innovations technologiques successives. Sa représentation ne pourra plus se limiter à une silhouette générale et approximative, sans échelle, comme celle exécutée par Dassié, elle devra traduire les détails liés à l’agencement des éléments constitutifs. Nous ferons observer que le cabestan inventé par Delorme et retenu par Gallon, comporte une échelle . Cette contrainte va faire naître de nouvelles exigences dans la définition des objets techniques. Le dessinateur sera conduit à imaginer, inventer et appliquer de nouvelles règles. Avant de développer ce point lié à l’évolution des outils graphiques, nous nous satisferons ici d’une simple observation des dessins retenus par Dassié, Borgnis, Christian, et Gallon, et concernant un objet technique conçu pour répondre à cette même fonction globale, à savoir, déplacer une charge.
Le dessin du cabestan, par Dassié, participe à la composition d’une planche sur laquelle figurent d’autres équipements et accastillages. L’unique vue extérieure donne seulement sa silhouette, et Dassié n’avait sans doute pas l’intention de détailler son fonctionnement par des tracés complémentaires. Cette unique vue du cabestan constitue peut-être une aide à l’établissement d’un inventaire de l’accastillage principal d’un navire?
Par contre le cabestan, inventé par un lyonnais, un certain Delorme, et rapporté par Gallon dans son recueil des prix de l’académie royale des sciences, est autrement représenté et défini. Cette planche nous donne une idée des évolutions des outils graphiques. Le dessinateur a recherché les vues les plus représentatives des pinces afin que le lecteur en saisisse le principe mécanique. Les projections du cabestan, non équipé de ses pinces, aident à comprendre les formes de leur logement. Les coupes et les projections en traits interrompus courts complètent l’explicitation du fonctionnement d’un ensemble complexe. Christian fait usage des outils graphiques , pour associer à une représentation générale, selon une vue extérieure de l’objet, le principe de mécanique appliquée mis en œuvre Le choix du type de trait est chaque fois lié aux intentions de son auteur. Borgnis représente son cabestan selon deux vues, dont une coupe, certes incomplète, mais suffisante pour souligner la réalisation en deux pièces du fût de cabestan et leur liaison rigide démontable par cerclage. Par ce bref parcours, nous souhaitions souligner les exigences différentes des auteurs, dans le temps certes, mais aussi en fonction du sens qu’ils assignent au tracé, au graphisme.
Pierre Bouguer, (1696-1758), hydrographe-constructeur en charge au Croisic
La pratique du dessin, exceptionnelle en construction navale au 17ème siècle, va se développer tout au long du 18ème siècle. Les recherches puis la publication des travaux de Pierre Bouguer, hydrographe du Roi au Croisic et au Havre de Grâce et plus jeune professeur à l’école d’hydrographie du Croisic, joueront un rôle déterminant en matière de conception de vaisseaux.
Dès l’âge de vingt neuf ans Pierre Bouguer fait paraître son Traité de la mâture des vaisseaux écrit à partir du prix reçu de l’Académie des sciences, le 26 septembre 1727. Il s’agit d’une étude relative aux effets du vent sur les voiles et à ceux de l’eau sur la carène du navire. Il est question dans la première section du traité :
Des mâts considérés comme leviers, et des points qui leur servent d’hypomoclions.
( Titre du chapitre premier du traité).
De la manière dont les chocs du vent sur les voiles, et de l’eau sur la proüe se réduisent à un seul effort.
( Titre du chapitre II du traité).
….
Le point de vue est largement mathématique, selon une théorie déjà enseignée par Jean Bernoulli , mais les développements de Pierre Bouguer prennent appui sur de nombreux schémas annotés qui aident à la compréhension de ses calculs et de son analyse. Ce graphisme scientifique est fin et précis. Les représentations graphiques ne sont certes pas liées à la construction des vaisseaux, mais leur qualité , est telle que nous n’hésitons pas à les signaler ici. Il est vrai qu’au Croisic, Pierre Bouguer a été tout jeune confronté à l’enseignement par l’intermédiaire de son père Jean Bouguer. Associé géomètre de l’académie des sciences en 1731 puis pensionnaire de la dite académie en 1735, Pierre Bouguer ne peut faire publier son Traité du navire, de sa construction, et de ses mouvements qu’en 1746, à son retour du Pérou, où il a participé à l’expédition relative à la mesure du méridien terrestre. L’ambition du traité est soulignée par l’auteur dès les premières lignes d’un ouvrage composé de trois livres:
Nous nous proposons en traitant de la construction des vaisseaux, et de la mécanique de leurs mouvements, de substituer, s’il se peut, des règles exactes et précises, aux pratiques obscures et tatonneuses qui sont en usage dans la marine. L’architecture navale, à parler dans la rigueur, n’a point été un art jusques à présent; nous voulons faire en sorte qu’elle en devienne un, et qu’on n’agisse désormais dans toute cette matière qu’avec lumière et pleine connaissance de cause. (Extrait, page 1, livre premier, Traité du navire, de sa construction et de ses mouvements).
Le premier livre donne une Idée générale sur la construction, avec diverses remarques sur les règles ordinaires; le second examine la pesanteur du vaisseau et l’espace qu’il occupe dans la mer et enfin le troisième considère le navire en mouvement .
Pierre Bouguer admet que l’on retienne les éléments positifs appartenant aux méthodes anciennes de conception et de réalisation de navires, mais il est fortement animé de cette volonté d’introduire chez les constructeurs plus de rigueur, plus de théorie afin que soient établis des lois, des règles et de principes scientifiques pertinents. Il milite pour une diffusion du savoir et supporte mal les actions des constructeurs dès l’instant où elles s’engagent dans des contextes fortement marqués de confidentialité. Après avoir établi un état des travaux de plusieurs constructeurs habiles et officiers fameux il insiste quant à cette nécessité d’introduire plus durablement la mécanique et la géométrie…et les plus simples opérations d’arithmétique au cœur même de l’architecture navale, il en va des progrès de cet art qu’est la construction des navires:
La construction restant de cette sorte dans le même état, se trouva renfermée dans ses pratiques grossières, et a outre cela été traitée d’une manière extrêmement imparfaite dans quelques écrits que nous avons. Soit défiance de la part des constructeurs, ou dessein formé de tenir leurs maximes secrètes pour s’en prévaloir contre leurs concurrents, ils déclarent bien les principales dimensions qu’ils donnent à leurs vaisseaux; mais nous n’avons aucun livre qui entre dans le détail de la figure qu’on leur donne actuellement….
On sent combien ce silence des gens de métier est nuisible: on voit assez qu’il empêche de profiter des connaissances de fait qu’ils ont au moins dû acquérir par leur long usage. Ils disputent volontiers et avec chaleur sur des choses de peu de conséquence; pendant que l’essentiel de la construction reste enseveli sous d’épaisses ténèbres; au lieu que si chacun communiquait ce que lui a appris l’expérience; si on se faisait réciproquement part de ses observations, comme on le fait dans toutes les autres matières, où l’on s’enrichit mutuellement des vues les uns des autres, on ne tarderait pas à éprouver le fruit considérable qui naîtrait de cette heureuse communication.
( Pages xv et xvj de la préface du Traité du navire, de sa construction, et de ses mouvements).
|
Table des matières
Introduction
Préambule
Orientation d’une recherche et d’une réflexion relatives au dessin, à partir d’une analyse d’ouvrages édités entre 1750 et 1850
1. Un graphisme pour construire, études de cas liés à la construction navale
1.1: François Dassié (s d), un marin-constructeur, maître de dessin
1.2: Pierre Bouguer (1698-1758), un hydrographe-constructeur en charge au Croisic
1.3: Henri-Louis Duhamel du Monceau (1700-1781), un acteur de la rationalisation et de la promotion de la construction navale
1.4:Honoré-Sébastien Vial du Clairbois (1733-1816), un ingénieur-constructeur, acteur dans le développement de l’arsenal du port de Brest
1.5: Le dessin de définition du vaisseau pour l’étude de son coût
2. Un graphisme pour informer, études de cas liés à la connaissance du fonctionnement des machines
2.1: Jean-Gaffin Gallon (1706-1775), l’ingénieur d’origine bretonne et son inventaire des machines et inventions
2.2: L’intérêt accordé par un groupe de libraires parisiens aux travaux de Gallon, la naissance des recueils des prix de l’Académie
2.3: Giuseppe-Antonio Borgnis, (vers 1780) et ses contributions pour une compréhension du fonctionnement des machines
2.4: Le dessin, pièce du dossier à constituer pour effectuer une demande de brevet d’invention
3. Un graphisme pour construire, études de cas liés à la construction de machines
3.1: Gaspard Monge et ses contributions pour une fabrication organisée
3.2: Christian Gérard et son regard sur la construction de machines
3.3: Charles Dupin (1784-1873) et son cours professé au conservatoire royal des arts et métiers
4. Une orientation vers une terminologie et un langage communs pour une communication scientifique et technique
4.1: François Dassié et son sens du mot juste
4.2: Pierre Bouguer et sa terminologie marine
4.3: Henri-Louis Duhamel du Monceau et son souci de rationalisation essai d’une normalisation
4.4: François-Camille de Duranti de Lironcourt et son dictionnaire.des gens de mer
4.5: Des dictionnaires pour les mécaniciens: le Bélidor, le Lunier, l’Armonville, le Laboulaye
5. Une communication scientifique et technique qui fait usage d’outils graphiques en évolution
5.1: Une sélection composée de quelques représentations graphiques en perspective
5.2: Quelques définitions de la perspective.
5.3: La perspective, un sujet de réflexion et d’étude permanent
5.4: La perspective, observée au travers d’ouvrages parus aux 16ème et 17ème siècles
5.5: La construction des ombres, compréhension des formes ou simple effet esthétique
5.6: Les exigences de qualité et de précision du tracé en construction navale, une référence
5.7: Vers une harmonisation des codes et des signes propres à la représentation et aux études de systèmes techniques industriels
6. Des propositions pour une classification des machines et pour une organisation des recherches relatives aux études de systèmes techniques
6 1: Une théorie des machines simples, par Charles-Auguste Coulomb (1736-1806)
6.2: Une science des machines selon Gaspard Monge (1746- 1818) et Jean-Nicolas-Pierre Hachette (1769-1834)
6.3: Une composition des machines selon José-Maria de Lanz (1764-1839)
6.4: Une classification des machines selon Giuseppe-Antonio Borgnis
6.5: Vues sur le système général des opérations industrielles selon Christian Gérard
7. Une acquisition d’outils graphiques pour une diffusion des savoirs scientifiques et techniques, contenus et organisation de formations
7.1:L’architecture civile et les bases d’une communication des savoirs à l’aide d’outils graphiques, des références pour d’autres domaines d’activité
7.2: L’architecture et les initiatives en matière de formation dans le domaine des arts graphiques
7.3: Une école des ponts et chaussées
7.4: L’enseignement du dessin dans des structures bretonnes de formation
7.4.1: L’instruction à Rennes, au collège des Jésuites puis au collège de la ville; quel enseignement du dessin?
7.4.2: Une école gratuite de dessin à Rennes
7.5: L’avènement d’une formation de constructeurs de vaisseaux
7.6:Des institutions de formations orientées en direction des arts mécaniques
7.6.1: Les écoles des arts et métiers
7.6.2: L’école centrale des arts et manufactures
Conclusion
Bibliographie