Un événement au cœur de différentes stratégies de mises en récit
La particularité de l’événement suivi en temps réel et dont le traitement médiatique est imprévu réside dans la gestion de sa rythmique. Parfois confrontée à certains temps morts, la télévision nécessite une alimentation continue et des techniques visant à maintenir l’attention des téléspectateurs tout au long de l’émission. Nous analyserons d’ailleurs dans cette partie, comment la spectacularisation de l’événement participe aux stratégies de captation d’audience.
Plusieurs discussions entre collègues et proches au sujet des différents attentats français ont inspiré cette partie du mémoire, tous faisant le même constat : certains attentats restent en mémoire quand d’autres ne paraissent pas avoir eu le même impact. Sans même mentionner le 11 septembre, qui reste gravé comme l’un des attentats les plus médiatisés, la comparaison des différents attentats français nous a interrogé. Si les attentats parisiens et leur médiatisation paraissent avoir marqué les esprits, les attentats de Toulouse ou encore ceux de Nice sont évoqués pour démontrer que tout attentat ne provoque pas le même impact médiatique. Ainsi, nous analyserons les procédés de mises en récit des rédactions, et la façon dont ils tendent à spectaculariser l’événement. Nous prendrons également du recul sur ces méthodes régulièrement utilisées dans les traitements médiatiques liés au terrorisme, afin de comprendre comment les attentats du 13 novembre 2015 s’inscrivent dans une logique de maîtrise du spectaculaire.
La spectacularisation de l’événement
Une technique de mise en récit simplifiée
Le direct, un tuyau informationnel à alimenter
Toute émission, qu’elle soit en direct ou non nécessite une certaine alimentation. Généralement prévu, le fil conducteur est construit de manière à capter le téléspectateur en début d’émission et à maintenir son attention jusqu’à la fin. En fiction par exemple, l’utilisation du cliffhanger, découvert dans la série Dallas, servait à fidéliser le public d’une saison à une autre. Désormais, c’est un outil nécessaire pour capter l’audience d’un épisode à un autre, voire d’une partie à une autre (afin d’éviter la perte d’audience liée aux coupures publicitaires) (Gantz-Blaetller). Ce recours démontre l’importance de la logique de captation d’audience en télévision. Il ouvre une certaine réflexion quant aux possibilités restreintes d’un traitement informationnel en direct, et surtout imprévu. Ce caractère d’imprévisibilité nous permet de distinguer les attentats, par exemple d’une cérémonie telle qu’un mariage royal, une élection présidentielle etc. Ces cérémonies dont le traitement télévisuel est certes, en direct, bénéficient toutefois d’une organisation et d’un fil conducteur de l’émission, peuvent être anticipés. Ainsi, le passage en direct et l’instantanéité du suivi d’un attentat à la télévision doit composer avec l’ennui d’un temps purement linéaire (Jost). En effet, lors de l’analyse des éditions spéciales du 13 novembre 2015, qui sont à distinguer de celles du 14 novembre 2015 dans lesquelles, le direct repose sur une narration ultérieure (Jost), les informations communiquées s’appuient sur la narration simultanée (Jost). Ce type de narration ne peut reposer sur les différents outils de création (le montage, la voix off, etc.) car leur utilisation nécessite un temps de traitement contraire à l’urgence de la situation. Pour cela, les interlocuteurs occupent un rôle important et deviennent les maîtres de l’énonciation. Durant la nuit du 13 novembre, les rédactions doivent faire face à certains « temps morts » qui interviennent une fois que les attaques perpétrées sont terminées et que l’heure est à l’enquête. C’est d’ailleurs pour cette raison que France 2 adopte un ton analytique bien avant TF1 et BFM TV, car elle prend l’antenne à la fin des attaques et doit alors se positionner sur un créneau (elle ne peut pas rester uniquement sur le descriptif car elle n’a pas introduit les événements).
L’une des caractéristiques du direct, c’est qu’il est alimenté par les reporters sur place, et par la présence d’experts en plateau. Le présentateur alterne alors les images et réactions sur le terrain avec les discussions en plateau, qui permettent de commenter et d’analyser les faits et d’ainsi alimenter l’émission sans « nouvelles informations ». Ces temps morts sont aussi propices aux répétitions. Si la situation évolue sur place, le présentateur interrompt les journalistes en plateau et guide l’attention des téléspectateurs vers le duplex, recentrant ainsi le téléspectateur vers l’information primaire. Mais, si aucune nouvelle information n’est communiquée, les invités reviennent sur ce que les téléspectateurs savent déjà, ce qui alimente l’effet de répétition.
Si nous analysons ici les problématiques rencontrées lors des premières éditions spéciales, les journaux télévisés, qui interviennent dans un second temps et reviennent sur des informations déjà communiquées à plusieurs reprises, rencontrent également des problématiques liées à la répétition. Comment peuvent-ils alors proposer un produit informationnel « nouveau » sur un événement déjà ultra médiatisé ? Même si les journaux télévisés du 14 novembre 2015 se présentent comme des éditions spéciales du JT, les procédés de création utilisés dans la production des reportages diffusés ne diffèrent pas des reportages habituels. Néanmoins, ils s’inscrivent dans une logique de complémentarité informationnelle. Le JT, tout comme les éditions spéciales, participe à la mise en récit de faits institués par les rédactions. Cette mise en récit est le résultat d’une construction signifiante, dont l’objet est de rendre visible certains faits dont les téléspectateurs n’ont pas connaissance (Charaudeau). L’image devient alors nécessaire pour placer le téléspectateur au cœur de l’événement.
Le journal télévisé comme élément de mémorisation
Si le traitement des attentats doit jongler entre l’inédit et l’imprévisibilité, nous avons vu qu’il opère dans une logique de captation d’audience, nécessitant une certaine réflexion quant à la manière d’introduire et de mettre en forme les informations.
Lorsque l’information arrive rétrospectivement, le recul permet alors un traitement matériel de l’information plus poussé, permettant de faire vivre l’événement (Dayan, Katz) et de l’y inscrire dans une mise en récit contextualisée.
Les études menées par Katharina Niemeyer démontrent que l’événement est construit pour le journal télévisé et de manière à le mettre en scène quelques années plus tard par la création du souvenir (Niemeyer). Introduisant-là, la notion de co construction établie par les éditions spéciales et le journal télévisé, elle précise leur objectif : la création de mémoire. Si la mémoire est subjective, le 11 septembre est l’exemple même de ce qu’est l’événement monstre, un événement doté d’une forte mémorisation. De nombreux chercheurs ayant étudié le traitement médiatique de cet attentat établissent une corrélation entre la mémorisation et la spectacularisation de l’événement. Considéré comme l’un des événements les plus photographiés et médiagéniques (Lits), les images ont joué un rôle essentiel dans sa mise en récit médiatique. La forte répétition des images des deux Twin Towers enfumées ou encore l’irréalisme des images de l’avion s’écrasant dans l’une des tours, participent à la construction de cette mémoire. Dépassés par les événements, les téléspectateurs ont été confrontés à de nombreuses confusions sur le contenu des images et leur authenticité (Dayan). Le registre fictionnel fut alors rapidement associé à cet attentat (d’ailleurs très souvent comparé à plusieurs scènes de films), les téléspectateurs ne sachant plus s’il fallait y croire, ou non.
Cette surexposition médiatique et la puissance des images non maîtrisées par les médias (Dayan), sont à l’origine même de ces confusions.
La principale différence avec les attentats du 13 novembre 2015, réside dans la gestion et la maîtrise de l’événement. Nous analyserons ainsi, par quels moyens les rédactions se sont emparées du registre du spectaculaire pour faire vivre l’événement et l’y inscrire dans l’Histoire, tout en démontrant que la spectacularisation de l’événement résulte d’une mise en récit médiatique maîtrisée et volontaire.
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Un événement au cœur de différentes stratégies de mises en récit
A. La spectacularisation de l’événement
1. Une technique de mise en récit simplifiée
a) Le direct, un tuyau informationnel à alimenter
b) Le journal télévisé comme élément de mémorisation
2. Le 13 novembre un attentat spectaculaire
a) Vers une construction de l’événement monstre
1.1 Une mutation du généraliste au tout info
1.2 Un événement individualisé
b) Une mise en récit spectacularisée
1.1 Une stratégie discursive qui repose sur l’exagération et l’imagination
1.2 Une mise en récit influencée par les codes du fictionnel
B. Le mélange des mondes : entre spectacularisation et authenticité, une construction transgenre
1. Une stratégie narrative en quête d’authenticité
a) L’authenticité en réponse à un nouveau besoin
b) Une redistribution des rôles au profit de la monstration du citoyen lambda
2. Des acteurs de l’information concernés
a) La légitimité un combat au cœur de la quête d’authenticité
b) Redistribution des missions journalistiques et journaliste-témoin
Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et problématiques
A. Une mise en scène de l’émotion comme objet de persuasion
1. Une mise en condition de l’esprit
a) L’édition spéciale comme format structurant
b) Le direct un chemin d’accès vers l’émotion
2. Une dramatisation orientée autour de topiques scolaires
a) Le bien comme moyen de pathémisation
b) Une stratégie de dramatisation par omission
c) Des phénomènes de dramatisation en faveur du discours politique
3. Du personnel au public, sollicitation de la mémoire comme paramètre pathétique
a) Le souvenir de la guerre pour attiser la haine
b) Le deuil, quand l’événement personnel devient public
B. Une mise en scène de l’émotion au cœur d’enjeux éthiques, reflet d’une évolution des mœurs
1. Une mutation du journalisme
a) Un contexte particulier
b) Entre crash de l’attention et baisse de confiance, la télévision, un média au cœur d’enjeux sociétaux
2. Une prise en compte d’enjeux nationaux
a) Le téléspectateur, un acteur doté d’une certaine sensibilité
b) La victime, arme de destruction du jeu médiatico-terroriste
c) Informer sans porter atteinte aux institutions
Partie 3 : La mise en discours médiatique, positionnement et parti pris
A. L’affranchissement de la responsabilité informationnelle
1. La dimension de la preuve informationnelle
a) Le discours médiatique, un discours spécifique
b) Le témoin, objet de preuve et de confiance
2. La place de la source dans le processus d’énonciation
a) La monstration de la source, un moyen de déresponsabiliser la chaîne
b) L’évocation de la source et journaliste-témoin, vers un discours descriptif
B. La mise en scène de la prudence
1. Des médias prudents et à l’écart des événements
a) Le conditionnel : un combo entre prudence et suspense
b) Un discours distancié et construit sous l’œil des téléspectateurs
2. Les médias face au terrorisme
a) Le terrorisme : un tabou médiatique
a) Une distanciation du discours qui laisse toutefois suggérer un parti pris anticipé
3. Vers une humanisation de l’éthos journalistique
Conclusion
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