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La deuxième maison d’instituteur, à Saint-Nazaire
En 1927, la famille Cadou doit quitter Sainte-Reine-de-Bretagne parce que Georges et Anna sont affectés à Saint-Nazaire. L’annonce de cette mutation est pénible et déchirante pour René Guy qui est alors âgé de sept ans. Dans le dernier chapitre de la première partie de Mon enfance est à tout le monde, le narrateur s’exclame ainsi : « dirai-je quel déchirement fut pour moi l’annonce de la nomination de mes parents à Saint-Nazaire ! »41. Il affirme ici non seulement sa colère et son refus de déménager mais encore son attachement à Sainte-Reine et à la maison natale. Dans la phrase « Je n’ai jamais rien désiré d’autre que la solitude de mon village ; je suis un sédentaire », la négation – renforcée par la tournure restrictive – et l’attribut du sujet insistent sur le refus du jeune narrateur et l’affirmation d’un goût prononcé pour la campagne qu’il a toujours connue. Il présente d’ores et déjà sa prochaine demeure en évoquant tout ce qu’il n’y retrouvera plus :
Je ne passerai plus sous le figuier de la cure pour puiser l’eau à la fontaine ; le curé ne s’arrêtera plus sur le seuil les jours de baptême pour m’offrir des dragées. Plus de « garennes » de Victor, plus de sieste sous le poirier, plus de Bernadette, plus de Marie. Sans crainte, les lézards pourront paresser sur le vieux banc du calvaire. Nous ne ferons plus les foins.42
René Guy Cadou sait ce qu’il perd en déménageant. Cet extrait constitue une énumération d’anecdotes concernant la vie à Sainte-Reine que le narrateur regrette déjà au moment de l’annonce du déménagement. Tous les verbes sont exprimés au futur simple de l’indicatif et sous forme négative, de façon à montrer que l’avenir n’aura rien du passé, que tout sera différent et manquant à Saint-Nazaire. Ce récit marqué d’un point de vue interne passe d’une phrase verbale à des phrases nominales courtes et successives, suggérant ainsi l’évidement. D’ailleurs, cette idée est justifiée par la première phrase de la seconde partie de Mon enfance est à tout le monde, débutant ainsi : « On tend l’oreille à la sonnerie du clairon, mais il n’y a pas de clairon ». Au moment même où l’épisode nazairien commence, l’attente du narrateur est déçue. Ce sentiment explique donc le basculement qui s’opère dans l’esprit du narrateur : alors que la maison natale tenait à distance le jeune René Guy Cadou sous certains aspects, celui-ci s’approprie la demeure au point d’en devenir le maître des lieux.
Chambre noire, je ne craignais plus tes ombres maléfiques et, dans les plis de tes rideaux tirés, tu gardais de bien rassurants visages. Tu m’emportais sur un océan d’odeurs, tu ouvrais des armoires profondes comme des lacs où mon amour souvent s’était déshabillé.43
Le narrateur apostrophe la pièce de la maison de Sainte-Reine, celle où le père développait des photographies, dont l’accès lui était limité, et qui était porteuse de mystères dans l’esprit de l’enfant. Le verbe craindre est conjugué à l’imparfait, temps verbal à valeur durative, ce qui suggère un changement de posture du personnage. Celui-ci domine désormais les lieux, il a gagné de l’assurance depuis l’annonce du déménagement. La maison natale apparaît comme un lieu personnel, totalement approprié par le narrateur, et sécurisant. Elle prend un caractère vivant grâce à la personnification perceptible par le recours au terme « visages » et par la pronominalisation de l’objet (« tu »), ce qui instaure une relation de complicité entre la maison et le personnage. Enfin, la comparaison « des armoires profondes comme des lacs » fait de la maison une sorte de microcosme. C’est comme si la demeure englobait le monde, affirmant ainsi l’unicité et la préciosité du lieu. Cette image de microcosme sera d’ailleurs reprise pour parler de la maison de Louisfert notamment, lieu souvent rapproché de la maison natale comme nous le verrons plus tard. Toutefois, la deuxième maison d’instituteur n’est pas un lieu déprécié. Très vite René Guy Cadou s’est adapté à sa nouvelle vie. Le premier chapitre de la deuxième partie du roman est celui de l’installation de la famille à Saint-Nazaire et le narrateur affirme aussitôt : « Je fonctionne dans ce quadrilatère de murs, je suis déjà chez moi »44. Cette adaptation est facilitée par la rencontre de copains d’enfance et par le rapprochement familial puisque la grand-mère Benoiston vit à Saint-Nazaire. Le quatrième chapitre s’ouvre sur une description spatiale de la chambre de René Guy Cadou « située entre celle de [ses] parents et le bureau de [son] père ; elle donnait sur la rue et plus sûrement sur la maison d’en face »45 . Ainsi, la chambre est cloisonnée, non seulement entourée par d’autres pièces à l’intérieur mais aussi par d’autres maisons à l’extérieur. Dans toute l’œuvre de René Guy Cadou, la chambre est une des pièces de la maison les plus importantes. Ici, elle est le lieu d’une fantasmagorie. En effet, ce chapitre raconte un moment nocturne où le jeune narrateur s’est retrouvé seul, ses parents étant sortis. La comparaison « Ma chambre est comme un bar où il y a des hommes qui se tuent. Appelez-moi le shériff ! »46 rapproche la pièce comme lieu intime et privé d’un espace public et bondé, donnant ainsi l’impression que la chambre est le lieu de rencontres, notamment entre le narrateur et sa propre imagination. En effet, les circonstances de l’anecdote favorisent les jeux imaginaires.
Un quart, une demie, une heure ! Vingt fois je me lève vérifier les serrures, ausculte la descente de lit, feuillette sans le voir mon livre. […] je n’entends plus que le murmure du vent dans les persiennes – mais ne serait-ce pas plutôt une main qui s’attaque à l’espagnolette.47
L’extrait s’ouvre sur une phrase exclamative et nominale traduisant l’attente incessante du retour des parents pour le narrateur. La phrase suivante constitue une énumération d’actions juxtaposées rendant compte des faits et gestes du narrateur qui persiste à rester éveillé et à attendre. La tournure restrictive qui s’en suit témoigne de l’assourdissement de tous les sons, à mesure que la nuit s’installe, excepté celui du vent. Les sens du narrateur sont mis en éveil cette nuit-là, au point de stimuler de nouveau son imagination comme en témoigne la phrase interrogative indirecte introduite par la conjonction de coordination « mais ». Le narrateur rapproche en effet un bruit concret d’une image figurée, celle d’une main qui pourrait ouvrir la fenêtre, image cauchemardesque et enfantine que l’auteur s’amuse à retranscrire. L’intérêt de cet épisode anecdotique est qu’il suggère l’évolution des rêves enfantins. Le cadre urbain invite le jeune homme à pénétrer dans un imaginaire nouveau où les contes sont dépassés et où naissent les rêves d’aventures et les images de western ; d’où la référence au « shériff » dans la citation qui précède. L’émancipation est en marche, le goût pour la solitude apparaît. Le séjour à Saint-Nazaire est dans la continuité d’un apprentissage de la vie et dans la construction de la personnalité de René Guy Cadou.
En outre, la maison d’instituteur de Saint-Nazaire n’est pas dépréciée en ce qu’elle est, comme à Sainte-Reine, un lieu populaire et social. C’est notamment là qu’ont lieu les réunions de « La République du Cardurand » (association de citoyens avoisinants) ou encore les kermesses. Mais malgré ces intrusions dans l’espace de vie de la famille Cadou, le narrateur est toujours celui qui reste dans la maison, celui qui occupe les lieux indéfiniment.
Je préfère me réfugier dans les coulisses encore désertes de la classe paternelle qui tout à l’heure se repeupleront pour moi de leurs vivants fantômes. […] je retrouverai ma chère solitude inviolable, tout hérissée de chaises de fer, d’ampoules brisées, de gaillardets déchus.48
Ainsi, René Guy Cadou semble attaché pour toujours à ce type de lieu, comme en témoignent le recours au futur simple de l’indicatif, le déterminant possessif et les adjectifs « chère » et « inviolable », à la fois subjectifs et hyperboliques. Si le narrateur admet, dans un passage, être nostalgique des charmes de Sainte-Reine, il n’en est pas moins fasciné par le nouvel univers, plus urbain, qu’il découvre et s’approprie : « Mais Saint-Nazaire, ses boulevards de nuit, son port, son Athénée étaient passés par là ; une nouvelle Légende allait naître […] »49. D’ailleurs, la classe de la mère est toujours un des principaux lieux occupés par le narrateur, tout comme cela l’était à Sainte-Reine. La fin du neuvième chapitre évoque les pièces de théâtre qui s’y jouaient par le narrateur-enfant et ses amis ; anecdote heureuse dont le narrateur-adulte semble nostalgique. Et les rêveries d’autrefois qui concernaient Sainte-Reine « s’effrite[nt] un peu plus »50.
L’école du quai Hoche ou le lieu de la maturation
En 1931, la famille Cadou déménage à nouveau en raison d’une mutation professionnelle et s’installe au 5 quai Hoche à Nantes où Georges Cadou devient directeur de l’école. Mais la nouvelle n’est pas sans bouleverser René Guy. Dans le poème « Déménager »51, nous lisons : Triste vie / Auras-tu fermé la porte / A temps ? / Souvent quand les déménageurs passaient / Dans leur voiture empanachée / S’arrêtant au 18 ou au 5 de la rue / Tu te taisais / Tu prenais l’art à la fenêtre
Le déménagement à Nantes est explicite dans cet extrait, grâce à la numérotation des maisons. Nous remarquons que le thème est ici traité mélancoliquement, comme suggéré par l’adjectif « triste » placé en tête de vers et par l’évocation de la fenêtre. L’aspect mélodramatique du déménagement est aussi perceptible dans la troisième partie de Mon enfance est à tout le monde, intitulée « 5 quai Hoche ». En effet, le narrateur écrit : « je me souviens m’être enfermé de longs instants dans la cave. […] Adossé au mur, je m’écoutais doucement pleurer comme une femme »52. Pourtant, l’installation à Nantes fait très vite oublier l’épisode nazairien et la tristesse du narrateur.
Je n’ai rien habité de semblable si ce n’est une échoppe de rêve, balcon tranquille au bord du fleuve, quelque part dans la nuit des temps. Des géraniums, des lierres, dans d’énormes pots, ruissellent tout le long du premier étage, de ce côté qui baigne dans la Loire, qui est comme l’avant-scène de l’arche. […] Nous sommes les seuls conquérants de cette demeure que rien ne signale aux yeux des hommes, qui se situe dans le hasard, mais que personne d’autre ne saura plus jamais conquérir. […] Et c’était comme si les quatre années de Cardurand n’avaient point existé, comme si, après une longue nuit, je venais seulement de m’éveiller dans la petite chambre de Sainte-Reine, là-haut, près du poirier.53
Ce passage, qui rend compte de l’effet produit par la demeure sur le narrateur, est significatif de l’intérêt de René Guy Cadou à l’égard de la maison du quai Hoche. La tournure négative de la première phrase suggère l’unicité de la nouvelle demeure, comme si elle n’avait rien à voir avec les autres demeures connues, comme s’il n’y avait pas de comparaison possible avec elles. C’est notamment ce qu’indique, du moins pour la demeure de la rue de Cardurand, la dernière phrase alors introduite par deux propositions subordonnées circonstancielles hypothétiques juxtaposées qui banalisent l’épisode nazairien. Ce caractère unique attribué à la demeure du quai Hoche vient de ce que celle-ci s’apparente à celle rêvée par le jeune narrateur, soit associée au monde végétal. Le pluriel des noms de végétaux et la métaphore autour du verbe « ruissellent » justifie cette fascination pour la nature. La comparaison « comme l’avant-scène de l’arche » rappelle, par l’intermédiaire de l’image biblique, l’idée d’un microcosme. Cette image est récurrente dans l’œuvre de Cadou, elle est notamment suggérée dans le poème « 5 quai Hoche », construit sur l’isotopie de la maison (« clé, porte, malles, mur, plafond, vitre, toits ») : « Les malles closes / Derrière ce mur tant de choses »54. Le pluriel et l’adverbe d’intensité insistent sur la multiplicité et la diversité qui caractérisent l’intérieur de la demeure. Celle-ci est personnifiée dans la dernière strophe et prend une posture maternelle vis-à-vis du poète puisqu’elle semble le prendre dans ses bras au moment où il allait fléchir. Notons la structure de ce poème dont le rythme va crescendo : en effet, les vers sont globalement de plus en plus long, comme si l’effet produit par la maison sur le poète amplifiait son intérêt pour elle. Concernant le passage de Mon enfance est à tout le monde cité précédemment, il convient d’ajouter que le narrateur s’affirme plus que jamais maître des lieux par la métaphore hyperbolique « nous sommes les seuls conquérants » et par l’emploi du futur simple accompagné de la négation dans la proposition infinitive « que personne d’autre ne saura plus jamais conquérir ». Si la nouvelle demeure est adorée par René Guy Cadou c’est bien parce qu’elle rappelle celle de Sainte-Reine-de-Bretagne, explicitement évoquée dans la citation ci-dessus, mais aussi parce que, comme elle, elle renferme des odeurs particulières et chéries par l’écrivain et parce que la vie scolaire s’y déroule de la même façon : « J’entendais au-dessous de moi les enfants de la petite classe épeler péniblement l’alphabet. C’était tout à fait comme dans les temps de Sainte-Reine »55.
En outre, la demeure du quai Hoche est aussi importante parce qu’elle est le lieu de la naissance du poète au sens où commence la vie d’écrivain pour René Guy Cadou. Après la mort de sa mère, il passe des moments intimes avec son père. L’épilogue de Mon enfance est à tout le monde raconte justement le moment où René Guy Cadou découvre la poésie et naît à l’écriture.
Le soir, de retour quai Hoche, dans la cuisine rouge et blanche, après dîner, [mon père] me lut les poèmes qu’il écrivait à vingt ans. Il en avait trois gros cahiers serrés dans un tiroir de son secrétaire, trois registres de gros carton entourés de ficelle. Je crois bien que c’est ce soir-là que tout a commencé. Le lendemain je me trouvais assis devant la fenêtre de ma chambre avec une feuille blanche sur mes genoux. Dans les tilleuls, les moineaux pépiaient, des rats se promenaient dans la cour. L’air sentait la bougie et les fonds de jardin. Qu’est-ce que j’écris ? Que signifient ces mots maladroits que je dresse comme un rempart contre la nuit ? Les soirs suivants me retrouvèrent à la même place, et je pris ainsi l’habitude de traduire, au lieu de versions latines, cette indicible tristesse qui était en moi.56
L’extrait s’ouvre sur plusieurs compléments circonstanciels, à la fois temporels et spatiaux, qui ancrent ainsi l’anecdote dans un cadre spatio-temporel précis et justement situé dans la demeure du quai Hoche, avec une évocation de ce qu’elle renferme, à savoir de la poésie. Georges Cadou, en montrant ses textes, non seulement partage son goût de la poésie mais encore le fait naître et le révèle dans la conscience même de son fils. Le narrateur se découvre en effet une vocation et devient écrivain. Il en adopte la posture, « une feuille blanche sur [les] genoux », et la maison d’instituteur est profondément le lieu de l’inspiration poétique et littéraire. Le lecteur voit dans cet extrait l’origine du souffle poétique de René Guy Cadou qui fait d’ores et déjà de la fenêtre le médium entre le monde et le poète, entre la terre et la spiritualité, et du monde extérieur dans son rapport à la nature et à la vie quotidienne le cadre propice à l’expérience poétique. Les deux questions rhétoriques témoignent du surgissement de l’écriture, de ce flot intérieur qui se pose par des mots sur la page blanche. D’ailleurs, le narrateur rapproche lui-même l’écriture de la demeure à travers la comparaison métaphorique « comme un rempart contre la nuit », il fait de l’écriture poétique une fortification, une édification murale, à la fois solide et protectrice, telle que semble l’être la maison d’instituteur dans laquelle il vit. L’entrée de René Guy Cadou en littérature passe par une transmission du père au fils, par l’imitation d’un modèle familial, non canonique, dans un milieu plus domestique qu’artistique. Le poème « Nouveau départ » 57 confirme cette idée puisque le poète parle de la « Table où sont nées [ses] mains ». Là encore, le mobilier incarne métonymiquement la maison qui se présente comme le lieu de la construction de l’individu, de la naissance de l’écrivain. Le « départ » dont il est question dans le titre peut être celui de la carrière littéraire de René Guy Cadou, il peut être synonyme de l’avènement de la poésie. Le poème est composé de deux strophes dont la première constitue une apostrophe adressée au mobilier que le poète associe au cosmos, d’où le groupe nominal métaphorique « Falaises de la lampe » et la coordination des « Fleuves » avec « la rampe ». Nous pouvons y lire une invitation pour la maison à prendre en considération la présence du poète, dont le « pas tremblant » prend le chemin d’une expression poétique. D’ailleurs, c’est parce que la maison est associée au cosmos que le poète semble pouvoir entrer en communion avec le monde et trouver son inspiration. Grâce à son environnement personnel, intime et familial, René Guy Cadou se prête au jeu de l’expérience poétique. La maison se fait témoin de la naissance de l’écrivain comme autodidacte ; « regardez » demande-t-il.
C’est depuis cet avènement de la poésie que René Guy Cadou s’assimile à la figure mythologique d’Orphée, héros capable de maîtriser la nature par ses talents, symbole de la poésie et de l’inspiration. Cela est particulièrement remarquable dans le poème « La Cité d’Orphée »58 qui est une métaphore de la ville de Nantes. Cadou devient cet Orphée et Nantes lieu magnifié et poétique. Le poème se fait l’écho de cette descente aux Enfers effectuée dans l’espoir de retrouver l’être aimé disparu ; ainsi en est-il du poète dont la promenade dans la ville de Nantes est motivée par le souvenir de la ville détruite suite aux bombardements qu’elle a subis durant la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, le verbe « descendre » paraît à la fin du poème. La ville de Nantes est explicitement évoquée, d’une part par le champ lexical de l’urbanisme « quais, gare, rue, avenue, collège, quartiers, maisons, pierres, mur, pigeons, marché aux puces, autobus », d’autre part par des éléments référentiels tels que « Quai Hoche », « rue du Boccage », « place Graslin », « Pont-Rousseau » et « place Bretagne ». Le poète est ému, comme en témoigne le vers interrogatif « Comment calmeras-tu ce sanglot dans ta gorge », devant la vacuité du lieu ayant perdu ses charmes. En effet, les négations « Rien ne répond » et « Ce n’est plus comme nous l’espérions / Place Bretagne dans un décor d’illusions » montre la disparition de ce qui faisait les atouts de la ville. Le poème donne en effet une image funèbre et chaotique de l’espace urbain, comme l’indiquent les termes « flamme », « cortège », « mort » et « fantôme ». La déambulation du poète est l’occasion de chanter la ville disparue sous les décombres et son passé littéraire, d’où l’évocation d’André Breton, de Benjamin Péret et de Michel Manoll. Ces références sont également la preuve que Cadou connaît de grandes figures littéraires malgré sa posture d’écrivain autodidacte. Par leurs effets provoqués sur le jeune René Guy Cadou, la maison du quai Hoche et la ville de Nantes sont devenus les lieux de la maturation, ceux de la naissance de l’écrivain.
Louisfert dans l’œuvre
Il convient à présent d’évoquer la demeure de Louisfert dans laquelle René Guy Cadou a été affecté et titularisé en tant qu’instituteur et où il vit jusqu’à sa mort, en mars 1951. Il sera intéressant d’étudier la place et l’influence de ce lieu dans l’œuvre du poète, après celle des autres maisons d’instituteur.
L’installation et la vie à Louisfert
René Guy Cadou décide d’abandonner ses études de droit pour devenir instituteur comme ses parents, ce n’est pas tant pour sa passion pour la pédagogie que pour accorder du temps à la poésie. Comme il n’a pas suivi la formation professionnelle de l’École Normale, Cadou enchaîne les suppléances. En novembre 1940, il est affecté à l’école du Boulevard des Poilus, à Nantes. Quelques jours plus tard, il part à Mauves-sur-Loire pour une vingtaine de jours. Puis il est à nouveau affecté : environ quatre mois à Bourgneuf-en-Retz, trois mois à Pompas, puis à Saint-Herblon, six mois à Clisson, puis à Basse-Goulaine. Il reste un peu plus d’un an à Saint-Aubin-des-Châteaux, de même qu’au Cellier. Ces nombreux déplacements sont à l’origine de l’écriture de plusieurs poèmes sur le thème du déménagement. Deux poèmes ont pour titre explicite ce thème, d’autres sont dédiés aux communes qu’a connues Cadou comme « Bourgneuf-en-Retz » 59 et « Saint-Herblon »60. Jean-Marc Talonneau, dans ses travaux universitaires61, fait un relevé des toponymes dans l’œuvre du poète, évoquant ainsi des lieux qui sont l’écho d’événements contemporains comme la guerre d’Espagne ou la Seconde Guerre mondiale, des lieux de souvenirs d’enfance, des lieux de rencontres amicales, des lieux qu’il a habités. Ainsi, il a réalisé deux cartes pertinentes, retraçant les lieux de l’enfance et les lieux de la vie itinérante de René Guy Cadou.
En 1942, René Guy Cadou passe l’examen d’aptitude pédagogique mais n’obtient le diplôme que l’année suivante. Malgré cela, il continue les déplacements jusqu’en 1945. C’est à cette date qu’il est titularisé à Louisfert.
Dès son installation, Cadou eut le sentiment d’une ère nouvelle, toute de plénitude. Hélène lui avait offert la sécurité du cœur, il ne manquait à René que d’ancrer son corps dans un paysage ou mieux de le planter dans un terreau à la fois nourrissant et austère, […]. De 1945 à 1951, sauf pendant de rares séjours à l’extérieur du village, Cadou s’est enraciné fièrement ; […]62
René Guy Cadou vient de se marier avec Hélène Laurent et il ne reste plus au couple qu’à s’installer dans le village dans lequel il enseignera. Louisfert est présentée, dans l’ouvrage biographique de Christian Moncelet, comme un village « sans grand caractère »63 traversé par un carrefour de routes et dont les seuls endroits remarquables sont l’église et le calvaire. Le village est dominé par la couleur grise, en raison des maisons au toit d’ardoises et au ciel généralement pluvieux. Mais il n’est pas sans contenir quelques commerces : épicerie, café, boucherie, bureau de tabac. Ce « désert meublé par cinq cents âmes » – tel que Cadou l’a présenté à ses amis – est pourtant celui qui « est pour le poète une occasion de ne jamais perdre de vue et d’ouïe l’humanité vivante »64. Comme pour tout directeur d’école, tout le monde connaissait René Guy Cadou et l’appréciait. Christian Moncelet explique que l’instituteur « nourrissait des sentiments de cordialité quotidienne »65 mais que personne n’avait véritablement conscience de son statut de poète. René Guy Cadou loge tout d’abord dans un appartement de deux pièces, au-dessus de la mairie. Il est rejoint par Hélène le 25 avril 1946. Ce n’est qu’en septembre 1947 qu’il prend possession de la maison d’école, à l’entrée du village. Christian Moncelet la décrit ainsi :
Cette maison d’école n’a pas de cachet particulier. Comme celle de Sainte-Reine-de-Bretagne, elle est flanquée d’une maigre cour de récréation et d’un jardin dont la petite taille est, à l’époque, voilée par l’abondance végétale. Au fond du jardin, un puits, comme il y en a beaucoup dans ce pays fort irrigué. […] Bien réels les « volubilis » du jardin, le long du mur qui bordait la route, bien en ailes et en chair les hirondelles qui avaient fait leur nid juste sous la pointe du toit !66
Il s’agit a priori d’une maison simple mais atypique, entourée par la nature, que ce soit par la végétation environnante ou par la présence d’animaux nichés en ces lieux qui ont inspiré l’œuvre du poète. Au rez-de-chaussée se trouvent la salle de classe et la cuisine de laquelle on entendait les cours du maître et le salon. Mais la pièce la plus importante pour le poète se situe au premier étage : il s’agit de la chambre-bureau.
Deux chaises, un divan recouvert de jute rouge, des rayonnages de bois blanc et une table sommaire composaient un ameublement que tout étranger entrant « par hasard dans la demeure du poète » aurait jugé hâtivement sans âme. La bibliothèque était l’un des points vitaux et sacrés de cet endroit. Les livres, très proprement disposés en rangs serrés, n’étaient pas à la portée de n’importe quelle main. N’enlevait pas qui voulait un élément de ce que Max Jacob appelait dans le Cornet à dés « le mur de briques ». Enfin, toutes les forces convergeaient sur l’humble bureau, assemblage étroit de quelques planches de pitchpin. […] Sur ce radeau, indispensable pour les appareillages nocturnes, étaient disposés une tabatière, deux encriers, deux cendriers, un porte-plume, le grand buvard sous-main et des photos, deux généralement, dont celle des parents et l’une de Max, dédicacée.67
Christian Moncelet décrit dans le détail l’intérieur de cette pièce emblématique. Il adopte un regard critique en prenant en compte plusieurs points de vue : celui d’un visiteur qui s’arrêterait sur la simplicité et la pauvreté de la pièce, celui d’un proche connaissant les habitudes du poète, celui du poète pour qui la pièce était d’une importance capitale, celui d’un historien prenant en compte la matière, la nature, la disposition et la quantité des objets. A travers ce jeu sur les focalisations, Christian Moncelet donne une image particulière de la chambre, il en fait un lieu simple mais essentiellement tourné vers la littérature. Il s’arrête en effet sur le meuble qu’est la bibliothèque et sur la disposition des livres qu’il se plaît à rendre inaccessibles grâce aux négations et surtout à la référence à Max Jacob qui, dans Le Cornet à dés (1916), se prête à un jeu visuel, associant les livres à des briques pour définir, de façon imagée, ce qu’est une bibliothèque. Max Jacob détourne ainsi le sens au profit du signe ; c’est pourquoi la bibliothèque telle qu’elle est ainsi présentée devient le signe de la littérature en ce lieu. Mais le fait de citer Max Jacob subjectivise le discours du biographe. Alors qu’un simple visiteur pourrait juger cette pièce « sans âme », le biographe rétablit une aura poétique par l’évocation de la figure de Max Jacob, comme si l’âme de ce dernier s’y perpétuait. Christian Moncelet présente presque la chambre comme une illustration de l’œuvre de Max Jacob. Associer la chambre de René Guy Cadou au discours figuré de ce poète inscrit l’univers cadoucéen dans la continuité de sa poésie.
Dans cette demeure à Louisfert, René Guy Cadou assurait son métier d’enseignant et se vouait à sa passion de l’écriture. Rien ne l’occupait davantage : il n’entreprenait pas d’activités extra-scolaires, sortait peu avec sa femme, excepté quelques sorties à bicyclette jusqu’à Châteaubriant où il retrouvait des amis. Si Hélène Cadou écrit dans Une Vie entière que « la vie de Cadou, de même que sa poésie, est rythmée par celle de l’école. Il a besoin de ce lieu en porte-à-faux pour écrire »68, rappelant ainsi les deux missions essentielles dans la vie de René Guy que sont l’enseignement et la poésie, le poète ne mélange pas les deux univers. D’ailleurs, sa leçon sur les points et les virgules ne s’applique pas dans l’œuvre du poète qui les supprime comme Apollinaire. Excepté la mention d’objets tels que le tableau noir, la craie ou l’encre, la vie d’instituteur de Cadou n’est pas mentionnée dans l’œuvre. Celle-ci se concentre sur des thématiques plus fascinantes pour le poète, telles que la nature, l’amour, la mort. En tant qu’enseignant, la vie de René Guy Cadou était aussi rythmée par les vacances scolaires. Celles-ci étaient l’occasion de voyages divers en France et de réunions de famille. Par exemple, en 1950, le couple Cadou se rend souvent à La Bernerie, chez les parents d’Hélène, car il était plus facile de se rendre de La Bernerie à Nantes où le poète subissait une série de radiothérapies. Mais ces voyages éloignent le poète de sa terre, de Louisfert. Le poète regrette sa demeure, son décor familier, rassurant, stimulant, son atmosphère calme, tranquille, apaisante, qu’il peine à retrouver ailleurs.
Louisfert était aussi dans la vie de René Guy Cadou un lieu de rencontre, le lieu de l’amitié. Dans sa correspondance, l’instituteur se plaint régulièrement de l’absence de ses amis qui tardent à lui rendre visite. Pour autant, les rencontres qui y ont été effectives les week-ends ou pendant les vacances sont à chaque fois bienheureuses. Sylvain Chiffoleau surnomme Louisfert « la Mecque de l’amitié »69. Christian Moncelet écrit : Que l’on arrive de Paris ou de Nantes, d’Orléans ou d’ailleurs, c’était toujours le même rituel, la même atmosphère de fête : « Femme prépare les vins fins / Les liqueurs des chaussons de feutre ! »70
Des « chaussons de feutre » étaient réellement chauffés pour le confort des hôtes. A Louisfert se retrouvaient ainsi des amis géographiquement éloignés. Les rencontres s’y caractérisaient par des promenades dans la Forêt Pavée dont les cueillettes faisaient office de dîner, par l’écriture collective de textes envoyés aux autres amis n’ayant pu se déplacer, par des discussions tournant autour de l’art et de la poésie. Il était a priori peu question de politique afin de ne pas compromettre l’ambiance amicale et chaleureuse qui régnait. La cuisine, le salon et même la chambre-bureau servaient à recevoir les amis du couple Cadou et le poète saisissait l’occasion pour proposer une lecture de ses poèmes et ainsi témoigner de son talent.
Louisfert propice à l’écriture
Yves Cosson confie que René Guy Cadou « s’établit […] au bout du monde : Louisfert. Là, il pourra retrouver la parole essentielle, la parole première et l’écrire sur le roc »71. Ce lieu, éloigné de tout, est propice à l’écriture et à son cérémonial. Mais plus que la commune, c’est la nature qui la caractérise ainsi que la vie de village qui sont sources d’inspiration poétique. Michel Manoll pense que Louisfert recèle des « biens élémentaires et indispensables à l’homme méditant »72 . Ainsi, les années passées à Louisfert sont décisives dans la vie de René Guy Cadou car c’est là qu’a été écrite la majeure partie de son œuvre. Lieu d’écriture par excellence, la maison d’école où vit le couple Cadou offre un cadre stimulant pour le poète. Christian Moncelet écrit :
Sitôt finie l’école, la peau de l’instituteur était accrochée au porte-manteau et René prenait son envol, débarrassé de sa chrysalide, de son uniforme. Il montait à sa chambre et ouvrait la fenêtre dès que la saison le permettait, sinon il la laissait fermée et la désirait sans rideaux […]. Les carreaux écartés, ouverts comme une vanne, permettaient donc au ciel et au paysage de se déverser dans la chambre : Cadou était prêt pour un bain de foule cosmique.73
Par le biais d’une métaphore, le biographe rapproche la figure du poète de l’image d’un papillon naissant au monde. Il semble que le temps de l’écriture, après la classe, constitue pour René Guy Cadou un instant privilégié de son quotidien, et que le lieu favorise une ouverture sur le monde. La chambre est effectivement située en hauteur, au premier étage, et la fenêtre donne sur une abondante végétation qui inspire au poète de nombreux textes. Elle est « à l’avant du navire ». Par cette fameuse métaphore tirée du poème « La nuit protège les enfants »74, la chambre du poète devient une sorte de proue à partir de laquelle René Guy Cadou arpente les flots, ce « vaisseau sacralisé »75 conduisant le couple ; l’océan étant par déduction ce panorama offert à la fenêtre et le poète ce matelot ou ce capitaine partant à la découverte du monde. Christian Moncelet explique que la mer est « le lieu mythique où Cadou situe les grandes aventures humaines »76 ; d’ailleurs, le biographe développe la thématique de la mer au regard de sa lecture de l’œuvre cadoucéenne. Dans Usage interne, la même métaphore est perceptible :
Ma chambre est comme l’avant d’un navire qui fend les hautes vagues de la campagne et je ne vois rien à l’horizon qu’une ligne d’arbres immobile. Elle est ouverte sur la solitude et respire le silence. Rien ne vient troubler mon regard habitué au balancement des herbes. Rien ne frappe mon oreille qui ne me soit familier : hennissement d’un cheval, pas ferré sur la route, chant d’un coq. Je puis donc tout entier me donner à cette marée montante qui frappe mon poignet.
Cette citation explicite la métaphore maritime faisant du monde cet océan sur lequel vogue poétiquement René Guy Cadou. Dans ce réseau d’images, la marée symbolise le monde comme source d’inspiration. C’est pourquoi la métaphore de « cette marée montante qui frappe [le] poignet » représente l’écriture, le flot des mots sur le papier. En outre, Jean-Claude Valin fait de la chambre un « symbole » révélateur dans l’univers cadoucéen :
Chambre de terre, où le poète revient le soir pour rêver, chambre de la douleur, où il est dur parfois de se souvenir, chambre rude des grands règlements de comptes, chambres grises et froides des hôtels de passage, où descendent des hommes étrangers, des hommes de nulle part, chambre de la mort, inconnue encore, mais où Cadou sait bien qu’il y aura comme un arrêt brutal du train, et qu’il faudra y écrire le dernier poème : ainsi se compose peu à peu l’un des visages les plus désespérés de cette solitude à deux tours, dans laquelle le poète se sera toujours trouvé plus ou moins enfermé.77
L’importance de la chambre est capitale tant dans la vie réelle du poète qui s’y enferme des heures pour se vouer à l’écriture, tant dans l’œuvre où elle est représentée. « Tout sera consumé dans cette chambre de veille / La table où le poète allume ses clés d’or / La page inachevée libère ses abeilles / Et la main oubliée macule le décor »78 écrit René Guy Cadou. Dans ces vers se trouve une métonymie de l’écriture, représentée par les objets emblématiques que sont la table, la page et la main. S’ensuit une double métaphore végétale de la pensée dans les expressions « ses clés d’or » et « libère ses abeilles ». Ainsi, la chambre – lieu de l’intime par excellence – renferme sentiments, souvenirs et muses. La maison d’école de Louisfert se fait le lieu de l’écriture cadoucéenne, mais aussi lieu de communion avec soi-même et avec la nature.
Dans cette chambre ainsi parée, Cadou vient travailler régulièrement. Quand la saison le permet, il ouvre la fenêtre qu’éclabousse la houle des blés ou que lèche « l’océan des campagnes » avec, au loin, des vagues de haies. En hiver, il ne supporte pas de rideaux et laisse seulement la vitre opposer au froid son veto transparent. Au moment d’écrire, il se place en face de la fenêtre, assume, comme Apollinaire, sa fonction de « guetteur mélancolique », et baigne dans le silence bourdonnant d’une joie tristement grave. […] Dans ce temple où régnait seule la poésie, Cadou se mettait à l’écoute du monde.79
Le plus souvent, le monde apparait en perpétuel état de légende, au sens premier de ce mot : le monde est un livre à déchiffrer. […] une réalité supérieure et mystérieuse s’offre à la lecture du poète qui coiffe par vocation la « casquette d’interprète » […]. Cadou, de sa chambre de veille, a tenu ce rôle de traducteur.80
Ces deux citations confirment l’idée d’un rapport étroit entre le poète et le monde, s’établissant grâce à la localisation de la maison d’école à Louisfert et surtout à la force poétique puisée dans la chambre du premier étage, de laquelle le poète observe, analyse et écrit. Il « traduit » le monde au sens où il formule, met en mots, au sein d’un poème, les signes que confère le cosmos. Il sera plus tard question de ces signes que le poète peut lire et reproduire pour communier lui. Une relation harmonieuse s’établit entre le poète et la nature, notamment grâce à la fenêtre qui apparaît tel un médium. Georges Jean, dans un colloque à Nantes en 1998, présente la demeure de Louisfert comme le centre du monde, le « centre d’un théâtre dans lequel les humains, les ombres et les choses, deviendraient autant de personnages d’une saga aux incessantes variations »81. Cela suppose que René Guy Cadou, dans son œuvre poétique, met en jeu des personnages de dimension cosmique ayant tous un rôle à jouer. De plus, Christian Moncelet présente la posture de l’écrivain. Celle-ci semble unique – caractérisée par l’attention, l’écoute, l’observation d’un paysage comme allégorie du monde – mais ritualisée. En effet, nous savons par Hélène Cadou que le poète montait chaque jour dans sa chambre après la classe pour écrire. Le lieu d’écriture ne varie donc pas et les conditions d’écriture, si elles changent selon la saison, se renouvellent continuellement. Ainsi, le poète s’éveille paradoxalement à « cinq heures du soir ». Christian Moncelet décrit le processus d’écriture aboutissant à la réalisation de l’œuvre et qui s’effectuait à Louisfert.
Le signal de l’écriture était souvent un titre, placé en réserve parmi d’autres depuis plus ou moins longtemps. C’est pourquoi, l’on trouve sur son buvard, précieusement conservé, plusieurs expressions fragmentaires destinées à intituler. Avec l’amorce du titre, les premiers mots coulaient aisément, […]. Le moment était venu des premières ratures et de l’assemblage plus ou moins laborieux des mots. La première page remplie et raturée était jetée au panier et le poète recopiait le nouvel état sur une page blanche. […] Quand la deuxième feuille était à son tour encombrée de déchets, le poète la froissait irrémédiablement et la jetait dans la gueule de l’oubli. Et ainsi de suite jusqu’à l’état final du poème. On comprend mieux pourquoi la plupart des manuscrits de Cadou ne sont que très peu raturés. Les corrections visibles trahissent les ultimes hésitations d’un poète qui ne voulait pas livrer aux autres les phases titubantes de sa démarche.82
L’écriture de René Guy Cadou est ritualisée, soumise au fil des saisons et à la beauté de la nature s’offrant sous les yeux du poète assis à son bureau, ordonnée, peu brouillonne, et relativement rapide. En effet, les poèmes sont généralement d’une longueur similaire et sont écrits en une seule soirée. Hélène confie que le poète ne descendait pas de sa chambre avant d’avoir terminé son texte. Seuls quelques poèmes ont été écrits sur plusieurs jours, souvent en raison de leur plus long format. Selon Gaston Bachelard, la maison ou des pièces comme la chambre sont « un prolongement du corps vers l’univers », lieux d’une rêverie que la poésie accomplit. Autrement dit, la maison se fait lieu de méditation et d’inspiration pour l’écrivain dont les pensées d’alors s’expriment sur la page blanche, ce qui expliquerait la forte présence du motif de la maison dans l’œuvre cadoucéenne. Le bien mobilier se fait onirique. A nouveau, Gaston Bachelard explique, dans La Poétique de l’espace, que le motif de la maison convoque dans notre subconscience l’image du nid d’oiseau, sollicitant alors en nous une sorte de primitivité. Il expose que le nid est pour l’oiseau un espace vital, chaleureux, simple, propice au repos et à la tranquillité. Et nous pouvons dire que René Guy Cadou ne manque pas de faire référence aux nids d’oiseaux dans son œuvre poétique. Nous pourrions y voir une réification de la maison ou encore une métaphore de l’idéal de vie du poète qu’il espère tout aussi chaleureuse, simple, tranquille, sécurisante et source d’émotion.
Le rapport sensible du poète avec Louisfert
Dans l’œuvre poétique de René Guy Cadou, des textes évoquent la commune de Louisfert. Trois poèmes font figurer son nom dans un titre : « Louisfert », « Entre Louisfert et Saint-Aubin… » et « La route de Lorient passe par Louisfert », sans compter tous ceux qui l’évoquent implicitement. Au regard de ces textes, il convient de constater à quel point René Guy Cadou se complaît à Louisfert, à quel point ses paysages révèlent des charmes au poète. Michel Manoll parle de cette commune comme un « haut lieu où souffle l’esprit »83. Déjà, il faut noter la position géographique du lieu : à proximité de Louisfert se trouve la Forêt Pavée, monde végétal par excellence et symbole de plénitude, emmurée de fleurs sauvages telles que des lys, des volubilis, des ficaires, des perce-neiges, des violettes. Lorsque René Guy Cadou déclare, dans Signes du temps, qu’« [il] s’est retiré à jamais au fond d’une campagne soumise aux seules lois des saisons […] [et] tente d’appréhender ce que peut être le ciel bleu », nous percevons la revendication d’un isolement, d’une prise de distance, au profit d’une expérience personnelle sensible. Le poème « Louisfert »84 constitue un véritable éloge de la campagne locale. Il est constitué de neuf distiques dont les rimes sont pauvres et suivies. Dans ce schéma, le poète avance (il répète les verbes « Je vais » et « Je marche ») et affiche une démarche déterminée, revendiquant ainsi son choix de vivre ici. Les champs lexicaux de la flore (« campagne, orchidées, forêts, volubilis ») et de la faune (« mule, chevaux, nids ») permettent une description du lieu. Ils font état d’éléments caractéristiques de cette campagne explicitement localisée par le titre. Le poète décrit ainsi un lieu authentique et la comparaison des « vieilles gens comme des pots de grès » est censée présenter la population locale. Celle-ci est assimilée à ces pierres anciennes ancrées dans le village, montrant ainsi l’enracinement des habitants de Louisfert. Un trait de caractère subordonnée relative « Qui tendent leur oreille aux carrefours des routes / Avec des mouvements qui font croire qu’ils doutent » : Cadou, témoin du monde rural, évoque ainsi le goût des rumeurs circulant. Mais dans cet emprisonnement – suggéré par l’adjectif « cadenassées » –, le poète avance librement et arpente les lieux pour leur dimension sensorielle ; d’où le complément circonstanciel de manière placé en tête de phrase « Pieds nus dans la campagne bleue » renforcé par l’adjectif de couleur et le complément circonstanciel de cause « Pour ses nids sous le toit et ses volubilis ». Ces groupes nominaux étendus soulignent effectivement les sens du poète : son toucher, sa vue, son ouïe, son odorat.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : RENE GUY CADOU ET SA DEMEURE
1.1 LE MOTIF DE LA MAISON D’INSTITUTEUR DANS L’ŒUVRE
1.1.1 La maison d’instituteur de Sainte-Reine-de-Bretagne : la maison originelle
1.1.2 La deuxième maison d’instituteur, à Saint-Nazaire
1.1.3 L’école du quai Hoche ou le lieu de la maturation
1.2 LOUISFERT DANS L’ŒUVRE
1.2.1 L’installation et la vie à Louisfert
1.2.2 Louisfert propice à l’écriture
1.2.3 Le rapport sensible du poète avec Louisfert
1.3 LE CULTE DE LA CAMPAGNE
1.3.1 L’opposition entre le monde urbain et le monde rural
1.3.2 René Guy Cadou, témoin minutieux du monde rural
1.3.3 La communion du poète avec le monde rural
DEUXIEME PARTIE : UN ENRACINEMENT GEOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE
2.1 CADOU, POETE DES PAYS DE LA LOIRE
2.1.1 Un auteur dit enraciné
2.1.2 Un poète de Rochefort
L’implication littéraire de Cadou dans l’Ecole de Rochefort
La réception de Cadou grâce à l’Ecole de Rochefort après 1951
2.2 UN ESPACE POETIQUE REAPPROPRIE
2.2.1 La reprise des images poétiques cadoucéennes
2.2.2 Le dépassement des images poétiques cadoucéennes
2.2.3 Deux espaces définitivement poétiques : Louisfert et la maison d’instituteur 65
2.3 LA PRESENCE DE RENE GUY CADOU DANS L’ESPACE PUBLIC
2.3.1 Les rues René Guy Cadou
2.3.2 Les monuments dédiés à René Guy Cadou
TROISIEME PARTIE : DE LA MAISON D’INSTITUTEUR A LA MAISON D’ECRIVAIN
3.1 LE PROJET DE LA DEMEURE CADOU
3.1.1 Les démarches
3.1.2 Les acteurs patrimoniaux
3.2 LA MISE EN SCENE DE LA DEMEURE
3.2.1 Une disposition théâtrale
3.2.2 Vers une mise en abyme de la création artistique
3.3 LA DIMENSION SYMBOLIQUE DE LA DEMEURE CADOU
3.3.1 La fonction représentative des archives
3.3.2 La force évocatrice du domicile
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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