Un déni de la mort
Un déni de la mort et des morts s’est progressivement installé depuis la révolution des Lumières jusqu’au 21éme siècle. Le premier facteur entrant en compte dans ce déni est l’incertitude générée par le refus de l’idée chrétienne de la vie après la mort, qui garantissaient l’immortalité de l’âme. La pérennité du mort est par conséquent passée du spiritualisme au matérialisme : ce qui perdure est ce que l’on peut voir perdurer. S’ajoute à cela l’individualisation de la personne dans la société industrielle actuelle, qui amplifie cette instabilité psychologique.
En somme si je meurs il n’y a plus de Moi! Un autre facteur est apporté par la constatation de Robert Harrison, professeur de littérature française et italienne à l’Université de Stanford : la société a tenté durant sa modernisation de couper son lien avec l’humus, c’est-à-dire son sol, son contexte. Ainsi dans l’élan hygiéniste qui voit le jour fin du 19ème et début du 20ème siècle avec les grandes opérations d’assainissement, que ce soit en médecine, en architecture, en urbanisme, s’émancipe contre la nature et l’image du sol qui se voit récupérer les corps pour créer cette fondation humique, considéré désormais comme impropre et générateur de problèmes sanitaires. L’auteur constate que ce phénomène de désolidarisation touche non seulement les morts mais également la nourriture, dont nous ne connaissons désormais plus la provenance. Ce cocktail de circonstances a fait de la mort un sujet interdit. Une culture contre la mort se développe. La mort devient interdite, c’est quelque chose qu’il faut éviter. On ressent le côté interdit du mort aussi dans la curiosité qui s’en dégage. En effet cette connotation taboue de la mort fait naître par réaction subversive un engouement secret, inavoué, voire érotique pour cette dernière.
L’angle architectural de la situation des morts
Pour tenter au mieux d’appréhender le lien entre l’architecture et le rapport aux morts dans le cadre de ce travail, nous aborderons la thématique au travers de deux angles.
Le premier angle met en lumière les médiations entre le territoire des morts et celui des vivants. En effet l’architecture des morts témoigne d’une certaine place physique des morts dans le paysage des vivants. Cette dernière change selon les époques, les cultures, pour des raisons autant idéologiques que purement pratiques, comme par exemple des maladies liées aux morts ou des idéologies religieuses. Ainsi cette place est étroitement en lien avec la position que les morts prennent dans une culture. Aujourd’hui le territoire des morts est par exemple souvent étanche au territoire des vivants, quand on prend l’exemple des quatre murs du cimetière contemporain. Néanmoins nous découvrirons qu’il peut devenir perméable, voire se fondre dans le territoire des vivants à certaines occasions, au moyen de dispositifs de différentes formes.
Le deuxième angle aborde la question du rituel de transition du mort. La manière dont s’effectue la transition physique du corps du mort témoigne également d’une certaine position face à la mort, comme nous l’avons vu plus haut ; l’embaumement suspend le temps, l’incinération l’accélère. Les rituels se traduisent dans l’architecture, au travers des outils qui lui sont propres, comme son programme, sa capacité d’exprimer un symbole, sa construction… Une architecture peut donc exprimer une position face à cet état de transition des morts.
Les origines du cimetière contemporain
Il est possible de discerner une certaine redondance sur les typologies des espaces funéraires de nos régions. Le patron du cimetière contemporain classique se retrouve dans chaque ville, village en Belgique. C’est le cimetière que nous connaissons bien. Il est entouré de quatre murs, il donne sur une route. Il contient des pierres tombales, organisées en rangées. Les sentiers de circulation sont en graviers. Il est intéressant d’observer les circonstances qui ont donné lieu à cette typologie.
L’étymologie du mot «cimetière» trouve ses racines dans le grec ancien. Ainsi, κοιμητήριον (koimêtêrion) signifie «dortoir». Cette notion renvoie donc à un espace où les morts dorment ensemble. D’autres origines sont possibles, en faisant le rapprochement dans le latin entre cimiterium (cimetière) et cinis (cendre) ; le cimetière est un espace où les chairs sont réduites en cendres.
Le cimetière s’établit comme principal espace des morts pour le Christianisme en Occident aux alentours du 10eme/11eme siècle. C’est le résultat de la volonté des fidèles d’être inhumé à proximité des reliques des Saints ou dans les espaces consacrés, les citoyens normaux ne pouvant pas reposer à l’intérieur de l’église.
Les premiers cimetières se trouvent donc englobés dans les murs du complexe ecclésiastique, délimitant le circuit des espaces sacrés et signifiant le privilège d’inviolabilité et le droit d’asile. Les morts représentent alors une valeur sacrée de la cité. L’ambiance du lieu se différencie notablement de ce qu’on peut voir aujourd’hui. L’intérieur du cimetière est un sol végétal, et accueille des événements, rencontres sociales tels que les fêtes ou des marchands qui y sont fréquents. Le territoire des morts est alors le théâtre de la vie quotidienne.
Le paradoxe du cimetière contemporain
Michel Foucault, philosophe Français, remarque le caractère hétérotopique du cimetière contemporain. Dans son fameux texte sur les hétérotopies, des espaces autres, il constate : «Je prendrai pour exemple la curieuse hétérotopie du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, c’est un espace qui est pourtant en liaison avec l’ensemble de tous les emplacements de la cité ou de la société ou du village, puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des parents au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cœur même de la cité, à côté de l’église.
Là il existait toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous aviez le charnier dans le lequel les cadavres perdaient jusqu’à la dernière trace d’individualité, il y avait quelques tombes individuelles, et puis il y avait à l’intérieur de l’église des tombes. Ces tombes étaient elles-mêmes de deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque, soit des mausolées avec statues. Ce cimetière, qui se logeait dans l’espace sacré de l’église, a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement, c’est à l’époque où la civilisation est devenue, comme on dit très grossièrement, » athée » que la culture occidentale a inauguré ce qu’on appelle le culte des morts. Au fond, il était bien naturel qu’à l’époque où l’on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on n’ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir du moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, que le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus d’attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c’est à partir du XIXe siècle que chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition personnelle ; mais, d’autre part, c’est à partir du XIXe siècle seulement que l’on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes».
La décomposition, une définition répugnante
Un processus de décomposition classique, c’est-à-dire dans un milieu naturel à l’air libre, d’un corps animal se déroule comme suit. Tout d’abord les organes internes s’auto détruisent par leurs propres enzymes. Ensuite le cadavre se rigidifie. Après deux jours, les bactéries à l’intérieur des organes se développent et gonflent le corps avec le dioxyde de carbone, l’azote et l’ammoniac qu’elles émettent. En parallèle les insectes sont attirés par les composés organiques volatiles. Ils se nourrissent et pondent sur les orifices du corps. Les masses de larves qui émergent peuvent consommer les chairs en un mois, laissant le squelette. Ce dernier prendra deux à trois ans pour se décomposer. Les images associées aux étapes de ce processus, comme les odeurs, les vers, sont de l’ordre du répugnant. Ces images choquent car vu que le corps est la seule représentation matérielle du défunt dans l’idéologie rationnelle on ne peut pas se résoudre à imaginer laisser le corps dans cet état de détérioration, qui serait considéré comme un manque de respect pour le mort et qui serait alors associé à la douleur. Néanmoins des organismes et mouvements revendiquent la volonté d’embrasser la réalité de la décomposition. Ils veulent rétablir le lien humique que la société a perdu au prix de sa modernisation. Ils acceptent que le mort disparaisse progressivement.
La décomposition recomposition, une re sémantisation de la mort
Il vaut la peine de s’arrêter sur la définition même de la décomposition pour mieux comprendre sa signification dans le contexte de la mort. Le terme décomposition vient du mot composition, auquel le préfixe dé, signifiant l’état contraire, est accroché. Ainsi c’est l’action inverse de la composition, moment où tous les éléments s’assemblent d’une certaine manière pour former quelque chose. Au moment de la décomposition chaque élément de cet assemblage se désolidarise, jusqu’à la prochaine recomposition d’un nouveau quelque chose. Nous pouvons définir que la relation entre composition et décomposition est cyclique. Ainsi selon le principe de la conservation de la masse de Lavoisier «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme». On pourrait dire que les morts (et les vivants) s’inscrivent dans un mouvement perpétuel de composition décomposition. Au 21ème siècle cette notion du cycle naturel est génératrice d’une poésie de l’écologie de la mort. L’idéologie gagne en popularité et est l’objet d’une re sémantisation de la mort.
De fait, là où la laïcisation génère une incertitude de l’âme et l’obsession matérielle des morts, l’idée écologie cyclique tente de rétablir l’environnement comme valeur commune. Régis Debray affirmera dans une interview pour les Matins de France culture la sacralisation de l’écologie dans la société contemporaine. Cette confiance dans la nature permet de considérer un détachement matériel des morts.
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Table des matières
Introduction
ETAT DE L’ART
La mort en questions
Le deuil comme unique réponse
Un déni de la mort
Les représentations contemporaines de la mort
Echos de ces représentations : des archétypes archaïques
Le lieu et les morts
La crise contemporaine des morts en Occident
Les origines du cimetière contemporain
Le paradoxe du cimetière contemporain
Répercussions spatiales du paradoxe
La résultante : une crise des morts
Bouleversements rituels du 20ème siècle
La crémation et ses homologues
Le positionnement face à la mort
A l’orée du 21ème siècle
La décomposition recomposition, une re sémantisation de la mort
Des nouveaux rituels
L’interaction des territoires des morts et des vivants
Clôture de l’état de l’art
ETUDES DE CAS
Méthodologie
Critères et contexte de sélection des cas d’étude
Description de l’auteur
Analyse du projet
L’interaction des territoires des morts et des vivants
Transition des corps
Bouleversement du rapport aux morts : mise en perspective
Analyse globale des cas d’étude
Projet 1 : La décomposition urbaine
Description de l’idéologie de l’auteur du projet
Description du projet
L’interaction des territoires des morts et des vivants
Transition des corps
Bouleversement du rapport aux morts : mise en perspective
Projet 2 : La constellation des morts
Description de l’idéologie de l’auteur du projet
Description du projet
L’interaction des territoires des morts et des vivants
Transition des corps
Bouleversement du rapport aux morts : mise en perspective
Projet 3: Une ceinture d’enterrement
Description de l’idéologie de l’auteur du projet
Description du projet
L’interaction des territoires des morts et des vivants
Transition des corps
Bouleversement du rapport aux morts : mise en perspective
Analyse globale des cas d’étude
Conclusion
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