Un décideur collectif : activité quasi-législative et processus d’économisation

En juillet 2005, la délégation de la Papouasie Nouvelle Guinée exprime le souhait de mettre à l’agenda des négociations internationales sur le changement climatique un nouveau sujet : « Réduire les émissions liées à la déforestation dans les pays en développement : approches pour stimuler l’action ». Elle indique ne pas être seule à formuler la requête et énumère quelques pays dits en développement qui la soutiennent, comme la République Démocratique du Congo, la Bolivie ou encore le Costa Rica. Ensemble, ils demandent à faire de la déforestation tropicale un problème concernant les négociations sur le climat. Ils proposent même une solution: permettre aux pays ayant diminué leur taux de déforestation par rapport à un niveau historique de générer des réductions d’émissions qu’ils pourraient ensuite vendre à des entités contraintes ou désireuses de compenser leurs émissions. Quelques mois plus tard, au cours de leur session annuelle, les négociateurs confirment l’intérêt porté à la question sans pour autant valider la solution avancée. Depuis, ils débattent des formes de coordination qui permettraient selon leurs termes de diminuer la contribution de la déforestation tropicale au changement climatique.

LE RESPECT DES PROCEDURES POUR UNE DECISION COLLECTIVE 

Ce chapitre aborde les négociations internationales sur le changement climatique en cherchant à en saisir le style décisionnel. La notion de « forum hybride » a pu être employée pour désigner ces rencontres annuelles auxquelles assistent des négociateurs venus du monde entier . Il est vrai que le terme « forum » traduit la dimension relativement publique de ces rencontres où tous les gouvernements sont représentés et auxquelles prennent part nombre d’organisations non gouvernementales. De la même manière, l’adjectif « hybride » rend compte de la diversité des participants et des sujets débattus. Toutefois, s’arrêter à la qualification des négociations de « forum hybride » ne dit rien des règles qui y régissent la décision, ni des contenus sur lesquels elle porte. Or pour ses auteurs, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, la notion est intéressante car elle invite à examiner et contraster les procédures déployées pour organiser ces lieux de débats afin d’évaluer leur qualité dialogique et leur aptitude à décider en situation d’incertitudes . Sans faire de la négociation sur le changement climatique une situation exemplaire en termes de représentativité des porte-paroles ou de précocité de leur engagement, nous verrons que l’organisation de la décision dans ce forum garantit une forte continuité des prises de parole et peut être décrite comme un «enchaînement de rendez-vous ».

Comme dans d’autres sites internationaux la prise de décision en matière d’action pour le climat « s’entend comme un processus et non un événement isolé », pour reprendre les propos de Guillaume Devin et Marie-Claude Smouts. Les auteurs mentionnent par exemple que dans ces arènes « choisir de ne pas choisir est une aussi une décision » et, en nous référant aux travaux de Yannick Barthe sur la gestion des déchets nucléaires français, nous pourrions étendre l’affirmation en considérant que décider de ne pas décider est aussi une décision . L’enquête de Barthe à laquelle nous faisons référence montre le passage d’une configuration, où la seule solution pour gérer les déchets est leur enfouissement profond et irréversible selon une décision prise par une poignée d’experts, à une autre, où l’option de stockage est réversible et la décision, qui incombe dorénavant à un ensemble d’acteurs plus large, est itérative. La prise de décision à propos du climat ressemble à ce style décisionnel où l’itération maintient les options ouvertes et favorise le surgissement de nouveaux acteurs. D’ailleurs, en décrivant son modèle de composition progressive du monde commun, qui fait écho aux travaux cités précédemment, Bruno Latour cite à plusieurs reprises les négociations internationales ayant abouti au Protocole de Kyoto en 1997 . Des hiérarchies sont élaborées, des entités sont extériorisées, mais la clôture n’est pas définitive, les exclus peuvent faire appel et sont à nouveau écoutés, telle est la dynamique que nous mettrons en évidence en examinant la manière dont les forêts tropicales ont été traitées par le processus décisionnel.

Le chapitre rendra saillant l’importance dans la décision internationale de ce que Bruno Latour appelle le « respect des procédures » . Ces procédures sont la recherche d’un consensus entre tous les gouvernements à chaque session de négociation, une différenciation des responsabilités, le séquençage de l’action ou encore le maintien de l’indécision par des expérimentations. Le processus décisionnel est expérimental au sens où il examine régulièrement ce – les problèmes et les acteurs – qui peut être pris en compte dans la conception de l’action collective et, pour décider de cela, encourage des formes de test in situ visant à alimenter sa réflexion. En tant qu’intermédiaire entre « le modèle réduit » et « l’échelle un », ces expérimentations permettent d’agir sans trop attendre, malgré les incertitudes et sans maîtrise . Leurs effets sont enregistrés et archivés par le décideur collectif qui est ainsi engagé dans une démarche d’apprentissage.

DES INSTRUMENTS JURIDIQUES ET ECONOMIQUES POUR FAIRE AGIR DES ETATS SOUVERAINS

Nous verrons que parmi les procédures qui organisent la prise de décision figurent, en première ligne, celles du droit international. Le processus décisionnel crée et repose sur des traités et l’on trouve parmi les négociateurs des juristes qui produisent de nombreux comptes-rendus réflexifs de leur activité. Ces analyses nous permettront d’aborder les formes du droit international et les pratiques moins formalisées qui y sont associées comme des instruments d’action publique au sens où l’entendent Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, autrement dit comme « une certaine théorisation (plus ou moins explicite) du rapport gouvernant/gouverné » . A l’instar des organes pléniers d’autres arrangement institutionnels appartenant à « la famille des Nations Unies », au sein des négociations sur le climat, la décision est prise selon ce que Devin et Smouts appellent « le principe ‘un Etat-une voix’ », ou plutôt un Etat-une parole car le consensus est préféré au vote . Les instruments juridiques décrits ici incorporent et produisent une vision du monde fragmentée en Etats souverains où les gouvernants et les gouvernés sont les mêmes entités. Mais, si tous les pays sont censés participer équitablement, nous verrons que la contribution active à la négociation est très inégale et que les traités négociés s’adressent aux gouvernés selon un principe, récurrent en droit international de l’environnement, de responsabilité commune mais différencié. Dans le cas du climat, il fait des pays industrialisés ceux qui doivent prendre en charge le problème.

En étant attentifs au style décisionnel des négociations et à ce qui y est débattu, nous verrons qu’aux côtés des traités une autre catégorie d’instruments est mobilisée. Il s’agit de ce que les économistes de l’environnement et de la régulation appellent les instruments basés sur le marché . Le système de quotas de pollution échangeables est certainement l’exemple le plus connu. Quand des publications académiques les présentent, leur théorisation est explicite. Pour ce qui est des quotas, nous verrons que leur visée est d’atteindre de manière optimale, au sens de la théorie économique, un objectif de limitations d’émissions de CO2, que les économistes considèrent exogène car fixé politiquement. Afin de s’autogouverner, les Etats s’en remettraient au principe de justice qui égalise le coût représenté par la réduction d’une unité de pollution supplémentaire. Cependant, si le chapitre évoquera brièvement la présence des théories économiques dans la négociation des modes d’action internationale, il ne sera pas le récit d’une performation par l’économie discipline . Décrire ce processus en examinant toutes ses médiations nécessiterait une enquête consacrée à la façon dont, par exemple, l’administration américaine a interagi avec des économistes et a testé le système de quotas au niveau domestique. Or, une telle investigation n’est pas l’objet de ce chapitre.

Mais, si nous parlerons très peu des économistes, c’est aussi parce que le processus décisionnel tend à amoindrir leur rôle dans la détermination de ce qui est optimal. Nous verrons, en effet, que passer par la décision internationale place au second plan les formalismes au profit de la négociation politique et du raisonnement juridique. Les négociations sont jalonnées de micro-décisions qui redéfinissent l’action collective telle qu’elle est esquissée dans les traités et que certains juristes apparentent à de la soft law . Olivier Godard évoque ce « passage par le processus politique » comme une « déformation qui peu[t] aller jusqu’à remettre en cause les propriétés justifiant leur mise en avant par les économistes » . La connotation négative du terme « déformation » indique que leurs qualités économiques seraient amoindries par la manière dont le principe d’allocation sera progressivement traduit en transactions effectives. On peut néanmoins voir dans ce « passage par le processus politique », ici la négociation internationale, une manière plus publique et souple de recourir à l’économie discipline qui n’est alors qu’un savoir-faire parmi d’autres et non un principe d’organisation indiscutable . Nous verrons que ce travail quasi-législatif tend à faire exister une sorte de décideur collectif, faiblement institutionnalisé sans être pour autant réductible aux Parties représentées, qui élabore des règles allant de l’obligation juridique à des directives et bonnes pratiques.

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Table des matières

Introduction générale
Une triple filiation
La problématisation globalisante des sciences du climat
Le nouvel esprit du développement
Procédures décisionnelles et dispositifs incitatifs pour cadrer l’action collective
L’enquête
Une ingénierie politique de l’action internationale
Six facettes de l’action internationale pour le climat
Chapitre 1. Un décideur collectif : activité quasi-législative et processus d’économisation
Introduction
Le respect des procédures pour une décision collective
Des instruments juridiques et économiques pour faire agir des Etats souverains
Les forêts tropicales comme entrée empirique
1. Les forêts tropicales au service de la compensation des émissions industrielles ?
1.1 La création d’un processus décisionnel
1.1.1 La première mise en forme d’une action internationale
1.1.2 Un décideur collectif qui maintient sa propre contingence
1.2 Séquencer la décision et l’action
1.2.1 « Agir-apprendre-agir »
2.1.2 L’efficacité économique comme objectif contesté
1.3 Tester les forêts tropicales comme technologie de stockage
1.4 L’institutionnalisation de la compensation carbone
1.4.1 La surprise qui court-circuite l’expérimentation
1.4.2 La résistance des forêts tropicales face au cadrage projet
2. A la recherche d’un mode de coordination internationale approprié au déboisement tropical
2.1 Suspendre la décision et manifester de l’autorité
2.1.1 Le rappel du lent respect des procédures
2.1.2 Invalider les projets de conservation forestière
2.2 La redistribution des fins et des moyens
2.2.1 Une nouvelle forme d’économisation
2.2.2 Ne pas décider
2.3 Une investigation in situ, moins guidée et plus distribuée
2.4 Un monde différent
2.5 Une première ébauche des règles en matière de REDD+
Conclusion
Chapitre 2. La forme projet : comment des entrepreneurs et une commodité servent l’action internationale
Introduction
Un simple problème de commensurabilité des émissions ?
La constitution d’un centre de pouvoir et d’une forme projet
Le marché du carbone comme collection de projets
1. La création d’un contexte national
1.1 L’enregistrement, un long processus
1.1.2 Le régulateur, le porteur de projet et ses acheteurs
1.1.2 Clarifier les droits pour pouvoir vendre un bien
1.2 Sécuriser l’action internationale déléguée au porteur de projet
1.2.1 S’abstraire de la RDC, marginaliser les riverains et l’administration
1.2.2 Une surveillance régulière
2. Un projet climatiquement désirable
2.1 S’accorder sur un scénario précis où le porteur maîtrise une activité et un espace
2.1.1 Cadrage spatio-temporel et respect des définitions
2.1.2 L’acacia, un bon investissement
2.2 Comparer le projet au seul monde alternatif possible mais indésirable
2.2.1 Le « scénario de référence »
2.2.2 Réalisme d’un conditionnel contrefactuel vs. réalisme d’une prévision
2.3 La foresterie d’anticipation
2.3.1 Un raisonnement jurisprudentiel
2.3.2 Des valeurs par défaut
3. Des success stories pour irréversibiliser le marché du carbone
3.1 Le retour du refoulé
3.1.1 Le difficile détachement des réductions d’émissions réversibles
2.1.3 La difficile domestication des acacias
3.2 (Se) faire valoir (dans) le marché carbone
3.2.1 L’activisme démonstratif du porteur de projet
3.3.2 La Carbon Expo comme démonstration de force de la forme projet
Conclusion
Chapitre 3. Des agents préparateurs : mobiliser autour des forêts de pays dits en développement
Introduction
Préparer un Etat ?
Des professionnels de la spéculation
Faire parler de la RDC
1. La question de l’ « appropriation nationale »
1.1 Une institution nationale faite d’expatriés
1.1.1 Un instrument d’action publique internationale
1.1.2 Deux consultants internationaux et un ancien fonctionnaire
1.2 Improvisation et relations interpersonnelles
1.2.1 Une « proposition de préparation » et non un « plan »
1.2.2 De la difficulté à enquêter sur la préparation
1.3 L’identité de l’équipe en débat
2. Une extension limitée
2.1 Trois épreuves de réalité
2.1.1 Des investissements métrologiques minimaux
2.2.1 Une stratégie de décentralisation contestée
2.1.3 Une population fantôme
2.2 Sortir la préparation de Kinshasa
3. La technique de la greffe
3.1 Responsabiliser l’aide internationale
3.1.1 Revisiter le développement
3.1.2 Le ministère de l’Environnement au service de REDD+
3.2 De la difficulté à trouver de bons porte-greffes 218
3.2.1 Un projet trop controversé
3.2.2 Les gardes forestiers et leur idéal étatique
3.3 Des enclaves plus ou moins difficiles à aligner
3.3.1 Greffer REDD+ sur les tentatives de reconstruction du pays
3.3.2 Les limites de l’action de la préparation
4. Un pays mobilisé
4.1 Une évacuation du futur proche au profit d’un avenir radieux
4.1.1 Les voyageurs, représentants et placiers (VRP) de la RDC
4.1.2 Spéculer sur une nouvelle ressource nationale
4.1.3 Des attentes presque déjà déçues
4.2 Cachez ces agents préparateurs que je ne saurais voir
Conclusion générale

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