Le discours sur le pays est un enjeu fondamental pour les élites de toutes les nations naissantes. C’est spécialement important pour un pays « créé » comme c’est le cas du Brésil où, dès le lendemain de l’indépendance, les élites locales se préoccupent de cerner cette question. La représentation du Brésil que construisent les étrangers est aussi très importante pour cette élite, notamment l’image que façonne la presse française, tellement lue et appréciée au Brésil . Les récits des étrangers sur le Brésil sont, depuis longtemps, une source privilégiée pour l’historiographie brésilienne. À travers ces récits, on cherche à mieux comprendre l’histoire du pays et à mieux connaître la perception que les étrangers en ont . Néanmoins, ce que beaucoup d’études négligent, c’est le rôle que jouent ces récits dans leur pays d’origine, à savoir celui de parler d’eux-mêmes. Certes, on remarque l’insertion des idéologies de l’époque, comme celles qui soutiennent l’impérialisme européen, dans la construction de ces récits. Mais ces insertions sont plutôt considérées comme des symptômes de ces idéologies et non comme l’origine. Or, parler du Brésil et, comme nous allons le voir, le décrire comme l’opposé de la France ou sa sœur latine cadette, c’est parler de la France. C’est construire une image de la France qui renforce et justifie son rôle de puissance impériale. Étudier ces textes sert à comprendre les enjeux propres au Brésil, les visions de ce pays construites par la France, tout en analysant la façon dont ces images sont utiles à la France elle même.
L’éden infernal des récits exotiques
Águas são muitas ; infindas. E em tal maneira é graciosa que, querendo-a aproveitar, dar-se-á nela tudo, por bem das águas que tem .
Depuis l’arrivée des Portugais, la description du Brésil passe par la richesse de son sol et la beauté de sa végétation. Pero Vaz de Caminha (écrivain et secrétaire de l’escadre de Pedro Álvares Cabral, premier navigateur européen à arriver officiellement au Brésil), dans une lettre au roi du Portugal décrivant la découverte du territoire en Amérique du Sud, parle déjà de l’exubérance des forêts et de la fertilité de la terre. À la fin du XIXe siècle, cette image n’a pas encore disparu. La presse française la reproduit, tout en ajoutant d’autres caractéristiques aux descriptions du pays. Le Brésil y est représenté comme un Éden infernal : un pays très riche en ressources naturelles et doté d’une nature exubérante, mais rempli des dangers inouïs, soumis à un climat pénible et habité par une population à la nature mauvaise ; enfin, c’est un territoire qui est encore dans l’attente des explorateurs. Cette image est récurrente dans toutes les publications et dans presque tous les registres d’écriture analysés pour cette étude, mais elle est surtout présente dans les récits feuilletonesques. C’est-à-dire, les feuilletons de bas de page, des romans d’aventures et des récits de voyages, mais aussi les faits-divers, les filets des rubriques des tribunaux et même les critiques des pièces de théâtre et d’opéra. Le choix d’inclure ces derniers parmi les récits feuilletonesques est dû au processus de fictionnalisation de la presse au XIXe siècle. Ces rubriques, en principe, non romanesques sont ainsi considérées puisque le dialogue entre la littérature et le journalisme crée des représentations romancées du monde. Ces textes d’ordre journalistique font appel au lexique, aux modalités d’écriture et surtout aux clichés de la littérature. Anne-Claude Ambroise-Rendu explique que ce processus est réciproque (la littérature s’inspire, elle aussi, du journalisme) et qu’il a comme objectif et comme résultat ,
de parler à la sensibilité du public et de susciter de l’émotion. En restant fidèles aux codes et aux normes de représentation qui circulent dans la société de leur temps, les textes qui mélangent les genres préparent leur acceptation par le public .
Ces représentations romancées du Brésil partent d’une image de l’Amérique du Sud présentée comme la terre promise. Cette image est présente, de manière très hétérogène, dès les premières visions religieuses du Nouveau Monde. Dans les écrits de Montaigne, l’Indien devient vite topos littéraire, idéalisé et proche de la naïveté originale, enfin le « bon sauvage ». Pour Théodore de Bry, la beauté de la nature américaine et des corps indiens est aussi importante que la sauvagerie et le cannibalisme des Indiens . Les philosophies du progrès considèrent l’Indien américain comme une entité globale ; pour Rousseau il n’y a pas de bon sauvage, mais il parle souvent du bonheur des peuples barbares . L’exotisme de la nature brésilienne résiste, en grande partie, en raison du renfermement du pays imposé par le Portugal. Mais, même après l’indépendance du pays dans le premier quart du XIXe siècle et en dépit d’un intense échange commercial, culturel et politique entre le Brésil et la France, les voyageurs français du XIXe siècle continuent à chercher le merveilleux brésilien : « les sauvages cannibales, les richesses minières et végétales, et les serpents prodigieux en nombre et en variété ».
À côté de ces représentations idéalisées de l’exotisme américain, la nature brésilienne est aussi terriblement hostile, dangereuse et dominatrice. Le pays est dépourvu de culture ou, du moins, d’une culture que l’on admire ; on présuppose « qu’en Amérique, les paysages et les peuples manquent de culture et sont éloignés de l’histoire ». Ces représentations ambiguës, où se mêlent fascination et mépris, existent depuis les premiers récits des Européens sur le Brésil . Les nouveaux continents ont inspiré presque partout une mythologie où les territoires immenses, sauvages et riches croisent la crainte de l’inconnu et des dangers insoupçonnés que recèlent ces territoires . Au XIXe siècle, cette double perception persiste dans les romans d’aventures où les dangers de mort abondent et la population locale est généralement décrite comme paresseuse et laide en même temps que le Brésil est présenté comme rempli de richesses. On la retrouve également dans les récits de voyage qui critiquent la monotonie de la nature, la désorganisation et la laideur des villes, mais s’enchantent de la beauté de la nature, ainsi que dans les récits des explorateurs où les difficultés du climat et des voyages à l’intérieur du pays sont soulignées concomitamment aux louanges concernant la géographie tropicale.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, d’autres représentations du Brésil voient le jour. Les explorateurs de cette période – presque toujours attachés à des sociétés savantes et écrivant des récits destinés à la vulgarisation – essaient de rompre avec le style romantique d’Alexander von Humboldt et des naturalistes de la fin du XVIII e siècle. Ils suivent une démarche scientifique, font des descriptions méticuleuses de la nature et produisent des récits qui reposent sur une certaine rigueur d’observation . Parmi ces explorateurs, Michel Bertrand souligne le travail du Dr Jules Crevaux qui fait quelques voyages en Amazonie entre 1877 et 1882 et qui écrit plusieurs articles sur ces voyages pour la revue Le tour du Monde – publiés aussi par le Journal des Voyages.
Dès le début de la relation de sa première expédition, il introduit une description très rigoureuse et précise de la forêt équatoriale et de sa faune. Son intention est bien de rompre quelques lances avec la représentation romantique de cette forêt qui domine encore à l’époque (…). Par la suite, il s’attache à une observation très rigoureuse (…) et il propose un inventaire exhaustif. (…) Enfin, il réalise des mesures systématiques (…), il dresse un inventaire très précis des richesses agricoles et naturelles des régions traversées (…) et décrit, aussi systématiquement que longuement, la faune, tant terrestre qu’aquatique, observée. En voyageur attentif, il décrit avec rigueur la topographie rencontrée (…). Ce regard scientifique l’amène à démythifier les régions traversées, avec d’autant plus de constance qu’elles avaient été, depuis plusieurs siècles, les refuges de prédilection d’une géographie fantastique dont l’Occident se nourrissait encore en cette fin de siècle.
Il est important de souligner que les récits des explorateurs Français relèvent d’une démarche scientifique européenne différente, celle de la science coloniale. Pour ces voyageurs, le Brésil n’est qu’un terrain d’étude pour faire progresser leurs connaissances, « il s’agit donc pour eux d’aller à la rencontre de l’exotisme, de la différence, de l’altérité ». Ils décrivent les éléments du Brésil qui n’appartiennent pas à la Civilisation et expriment de jugements de valeur qui mettent en avant la nécessité de faire de l’espace brésilien un espace de Civilisation. Dans le cadre de l’utilitarisme, ils mettent en cause la responsabilité du Brésil dans ce qu’ils considèrent comme un retard et dépeignent un pays incapable de progresser seul. L’existence, en Amazonie, d’un territoire dont, à cette époque-là, la France et le Brésil se contestent mutuellement la possession ne peut pas être négligée. Une représentation de l’Amazonie comme un territoire ayant une nature très riche mais difficile renforce l’idée que cette région a besoin d’explorateurs capables de la maîtriser. Or, cette région est déjà habitée et sa population est présente dans les romans d’aventure, les récits de voyage, les faits divers et les romans de bas de page. On y voit des Indiens sauvages, des Indiens semi-civilisés, des noirs libres, des esclaves marrons, des blancs ainsi que des métis. Cependant, ces divers groupes ethniques ne sont guère valorisés ; tout au contraire, ils sont souvent désignés comme inaptes et responsables de la sous-exploitation de la région, tandis que les Français qui y habitent, y travaillent ou la visitent sont toujours présentés comme des figures très positives. La conclusion est évidente : ce territoire serait mieux exploité par un peuple plus civilisé. Une telle position signale la dimension politique – militante même – de ces récits. Mario Carelli corrobore cette idée lorsqu’il affirme que « pour l’Europe, qui se pense comme dépositaire de l’Histoire, le Nouveau Monde apparaît comme un espace en friche, un lieu à peupler et surtout à organiser, d’où la propension à proposer aux élites locales des modèles de civilisation ». Ainsi, même si les circonstances n’ont pas permis à la France de coloniser la région, on ne peut nier le caractère de validation de la colonisation française présent dans ces récits.
Les textes, comme ceux du Dr Crevaux, doivent ainsi être analysés en considérant le fait qu’ils s’insèrent dans une logique didactique et médiatique d’ouverture de la France – rurale et enfermée dans des espaces étroits – sur d’autres mondes. Ils renforcent la croyance de la mission civilisatrice de la France à l’égard des « sauvages ». Il est aussi nécessaire d’étudier ces récits à la lumière d’un contexte plus large : celui du nationalisme européen. Après la défaite de 1870, la France, seule République en Europe, se trouve isolée diplomatiquement. Elle réactive ainsi le concept de latinité. Concept d’extrême plasticité, la latinité est une valeur civilisatrice secondaire qui s’oppose principalement au germanisme et au pan slavisme. Elle est différente de ces deux derniers principalement parce qu’elle n’est pas un concept racial, mais de civilisation. L’idée d’une unité latine permet ainsi à la France de retrouver un rôle géopolitique et une importance culturelle, surtout par rapport à des nations périphériques comme la Roumanie, le Portugal et les pays de l’Amérique latine. Et c’est sur ces derniers que le concept exerce le plus d’influence. Dans cette perspective, le Brésil est vu comme un pays dont la culture, bien que dégradée et inférieure, est héritière de la culture française. Quelques stéréotypes des récits feuilletonesques illustrent bien cette relation de proximité et de hiérarchie culturelle entre les deux pays. On peut citer les riches Brésiliens qui participent à la vie mondaine de l’Europe qui sont souvent décrits dans les faits divers comme des rastaquouères, c’est-à-dire des riches dont l’origine de la richesse est suspecte et qui dépensent ostensiblement leur argent. Cette image est à l’opposé de celle des Français – décrits par les récits des voyages, les romans d’aventures et les faits divers – qui s’embarquent pour le Brésil en quête de richesses et qui y font fortune à travers l’exploitation des ressources du pays. Au contraire des Brésiliens, ils continuent de mettre leur fortune au service de l’exploitation du pays, révélant ainsi avoir une culture plus développée.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Une nature riche et enrichissante
1.1. La richesse exotique et mesurable
a) Les éloges qui caractérisent la nature brésilienne
b) Des éloges en général aux éloges des potentialités économiques
c) Des richesses et potentialités inconnues
1.2. La fortune facile
a) Comment fait-on fortune au Brésil
b) Les stéréotypes littéraires
c) La « vrai vie » et les stéréotypes
1.3 Exotisme iconographique
a) Les idiosyncrasies des images de presse
b) L’accord entre les images et les textes
Chapitre 2. L’insurmontable nature
2.1. Toutes les fautes de la nature tropicale
a) Caractérisation négative de la nature
b) Le climat pénible
c) Les difficultés d’exploiter ce pays
2.2. Les dangers de mort
a) L’insécurité d’une terre sans loi
b) La condamnation naturelle
c) La mort des explorateurs français
Chapitre 3. Brésiliens : les travailleurs paresseux
3.1. Un pays, trois races, plusieurs discours
a) Différentes publications, différents peuples brésiliens
b) Être Noir, être Indien c’est se mettre en relation au Blanc
c) Le blanchissement : détérioration ou amélioration ?
3.2. Procédés manichéistes et la caractérisation des peuples du Brésil
a) La déshumanisation
b) L’irrationalité
c) La rationalité européenne comme clé de lecture
d) De l’innocence à la barbarie indienne
Chapitre 4 – Les différentes facettes d’un Brésil présent en France
4.1 Le Brésil des élites brésiliennes
a) Les élites brésiliennes en Europe et la vie mondaine
b) Les efforts pour faire connaître le « vrai » Brésil en France
c) Dom Pedro II, le premier des savants brésiliens
4. 2 Le Brésil s’intègre en France
a) France modèle de science, Brésil apprenti
b) Les communications franco-brésiliennes
c) L’économie du Brésil en France
Conclusion