Helen Coates, ouvrir la voie au jeune pianiste
Une fois son fils sorti de la Garrison Grammar School en 1929, SamuelBernstein prend la décision d’inscrire son fils à une des écoles les plus prestigieuses deBoston. Fondée en 1635, la Boston Latin School est un établissement d’enseignementsecondaire où le programme se veut humaniste par sa polyvalence et son exigence dansles domaines linguistique et scientifique mais aussi par sa volonté de permettre à toutélève, indépendamment de son origine sociale, d’intégrer les plus grandes universitésaméricaines (Harvard, MIT, Yale…). Il s’agit de la plus ancienne institution d’éducationaméricaine – précédant d’un an l’université d’Harvard – et son prestige est dû àl’intensité de l’investissement demandé à l’élève. Celui-ci, s’il possède « l’âme pour ledésirer et le cerveau pour se l’approprier », se voit délivrer un apprentissage completet varié de la culture, l’histoire et la connaissance européennes. À l’époque deBernstein, le taux de réussite de l’école avoisine les 35 %58 au bout des six annéesmenant du seventh grade au twelfth year. Le cursus d’un étudiant à la Boston LatinSchool est ainsi décrit dans le catalogue de l’année 1934.
L’intérêt du jeune Bernstein pour le langage – dont on trouve quelquesmanifestations avant même ses dix ans – et sa soif d’apprendre de nouvelles langues sevoient assouvis à la Boston Latin School et les résultats sont au rendez-vous dès lapremière année. Pour l’année scolaire 1929-1930 en effet, il reçoit le Modern Prize,récompense allouée aux élèves ayant obtenu la meilleure moyenne du seventh grade ettrois ans plus tard, il reçoit l’équivalent pour le tenth grade (Classical Prize en 1932-1933). Pendant ses deux premières années, il faut rappeler que Bernstein suit égalementdes cours du soir en hébreu à la synagogue. Au-delà des découvertes de plusieursnouvelles langues, c’est surtout celles de la littérature et de la poésie qui marquent lesannées Boston Latin ; toute sa vie, Bernstein écrit des poèmes – souvent pour lesanniversaires de ses amis –, en lit, en fait parfois le support de compositions et écrit lui-même souvent ses livrets. L’initiateur de cette nouvelle passion est le professeur PhilipMarson, que Burton décrit comme étant « la première parmi plusieurs figurespaternelles que Bernstein adopta en contrepoids de son influent mais très craint vraipère »60. Sans entrer dans le domaine psychologique dans lequel une incursion seraitrisquée par manque de clés, Burton met ici le doigt sur une question centrale dans la viede Bernstein : son rapport aux figures tutélaires masculines. C’est le va et vient entrecelles-ci qui formera l’interprète Bernstein. Que Marson soit la première ou non –Braslavsky et Rubenovitz tinrent également des rôles similaires – importe finalementassez peu ; son véritable apport étant la manière d’apprendre. Dans une formule aussiefficace qu’intraduisible en français, Bernstein évoque son professeur selon les termessuivants : « he taught me how to learn. »61 On trouve peu d’éléments sur Philip Marson,sinon qu’il était en charge du Register, le magazine littéraire de l’école ; aussi lesbiographes s’appuient-ils en général sur des extraits de correspondance plus tardifs entreBernstein et son ancien professeur. Joan Peyser le cite toutefois, sans sourcer, évoquantles grandes découvertes littéraires de Bernstein dans sa classe : William Shakespeare(Hamlet, Macbeth), John Milton, Robert Browning, Percy Shelley et la compilation depoèmes de langue anglaise allant de la seconde moitié du XIXe au tout début du XXeAnthology of Modern Poetry de Louis Untermeyer62. La Boston Latin School occupeune place de choix dans les souvenirs éducatifs de Bernstein et tant que sa scolarité yprend place, son épanouissement dans l’apprentissage est total. C’est également dans Humphrey ces années que débutent les cours avec Ramin, première manifestation de son goût pourla transmission du savoir.« Lenny » Bernstein, comme il se fait surnommer dans le livre de fin de scolaritéde sa classe63 est un très bon élève, brillant en langue comme en sciences. Une étudeoriginale a été menée sur ses cahiers de cours (du moins ceux disponibles, conservés àla Bibliothèque des Congrès) de Boston Latin et Harvard ; elle s’appuie sur une analysegraphologique des griffonnages et inscriptions marginales qu’on peut y trouver64. Bienqu’une telle analyse ne puisse se passer d’une connaissance précise de la vie deBernstein, elle offre tout de même une approche intéressante de sa personnalité. Ainsi,la graphologue Lena Rivkin déduit des nombreuses figures géométriques, d’un goûtcertain pour la symétrie et du « sérialisme » de ses esquisses (les griffonnages vontsouvent par série de variations ou de développement sur un même thème) une penséeprofondément systématique. Les deux dernières pages d’un carnet de géométrie datantde 1932 ou 1933 sont consacrées à la résolution d’un problème algébrique. Celui-cisemble de la main de Bernstein lui-même et a probablement été écrit pendant les coursde géométrie étant donné le désordre dans lequel elles sont notées65. Ce qui nousintéresse dans ce problème – simple distraction de Bernstein pendant le cours degéométrie – c’est la manière dont il tente de le résoudre. La résolution n’étant pasl’objet du cours, Bernstein doit trouver sa propre méthode ; il opte pour l’application deprocédés successifs, appliqués à des échelles différentes. Cela renforce le point de vuede Lena Rivkin selon lequel Bernstein fonctionnait avec une « pensée par procédé »66,très logique et créant ses propres systèmes. Comme pour adouber cette conclusion,Bernstein avait inscrit, à côté d’une de ses figures géométriques, l’aphorisme suivant :« l’intellect est à toi dans ce monde géométrique. »67 La mention de cette étude pourraitse révéler totalement anecdotique sans une mise en parallèle avec un aspect de ladécouverte de la musique par Bernstein. En effet, cette tendance à construire dessystèmes pour répondre à des problèmes se manifeste également lorsque Bernstein tâchede comprendre la logique interne des pièces musicales qui se présentent à lui. Très tôt –32probablement dès 1929 ou 1930 puisqu’il enseigne ce système à Sid Ramin – il élaboreainsi sa propre théorie musicale avec son propre vocabulaire. Bernstein décrit cesystème : « je découvris qu’il y avait des accords qui existaient dans une relationparticulière avec d’autres – et je leur donnai des noms. »68 L’apprenti théoricien identifieainsi les « sortes d’accords-gouvernants », les « accords-gouvernants » et les « accords-finaux », respectivement sous-dominantes, dominantes et toniques. Le système prendégalement en compte les tonalités ainsi que les modulations et finit par constituer unensemble finalement très proche de la théorie enseignée en Conservatoire avec uneterminologie différente. Bernstein affirme que cette théorie est la seule dont il eûtconnaissance jusqu’à son entrée à Harvard ; Joan Peyser semble toutefois suggérerqu’un aperçu de ces questions lui fut offert par sa professeure de piano Helen Coates69.Dans les années 1930, la Boston Latin School ne propose pas de cours demusique mais deux activités musicales sont tout de même à disposition des élèves etBernstein y est très actif : le Glee Club (chorale étudiante) et l’orchestre symphoniquede l’école. Dans le livre de sa promotion, il est mentionné qu’il a fait partie du GleeClub tout au long de sa scolarité à l’exception de l’année 1932-33 (en raison de sa mueselon Peyser70) et en a même assuré la présidence lors de sa dernière année. Saparticipation à l’orchestre de l’école est signalée de sa troisième à sa dernière année, entant que simple membre puis comme soliste lors des deux dernières années scolaires.Très peu d’informations sur le contenu de ces activités sont données dans les différentessources secondaires auxquelles nous avons eu accès. Un élément cependant, nousamène à penser que la vie musicale de Bernstein à Boston Latin ne se résume pas auxdeux groupes scolaires : à la fin de sa dernière année, Bernstein est co-récipiendaire duMusic Prize (ou Excellence in Music Prize), avec Edward Merrill Goldman, un autreélève pianiste et ce prix est alloué chaque année à un ou plusieurs élèves de dernièreannée « pour des services remarquables [rendus] à l’école en musique ». Le mensuelétudiant nous fournit en effet quelques échos de sa contribution à l’animation musicale,souvent par le biais de courts récitals de piano lors des événements rythmant lequotidien de Boston Latin. La rubrique Ramblings of the Register’s Raving Reporter,dont la mission est de relater avec humour la vie de l’école, nous informe de tellesoccasions pour l’année scolaire 1933-34. Le 8 janvier 1934, lors de la conférence d’un John 33professeur d’histoire de Harvard portant sur ses voyages dans les Balkans, « “Le Grand”Lipson joua un solo de violon, Berstein [sic] l’accompagnant au piano. »73 Le « GrandLipson » est une allusion comique au violoniste Jerome Lipson (qui jouera plus tard auBoston Symphony Orchestra) auquel le nom de Bernstein est associé – même si malorthographié – à plusieurs reprises pour des récitals. Un mois plus tard, le 16 février,lors de la commémoration commune des anniversaires de George Washington etAbraham Lincoln, « l’orchestre fournit la moitié du bruit ; et George Gershwin et“Encore” Berstein [sic] furent responsables du reste. »La formulation de la phrasepeut laisser penser que le jeune pianiste était soliste avec l’orchestre dans une oeuvre deGershwin ; cela semble tout de même peu probable. En effet, bien que Bernstein aitdéjà, à cette époque, la Rhapsody in Blue depuis quelques années dans son répertoire, onne trouve aucune mention d’une telle représentation et il est plus probable qu’aprèsavoir assuré, comme à son habitude, les parties de harpe au sein de l’orchestre, il soitrevenu sur scène pour les rappels interpréter quelques préludes de Gershwin. Outre les précédemment cités Lipson et Goldman, d’autres musiciens sont évoqués dans la« prophétie de classe » de 1935, ce qui nous donne une idée du cercle d’étudiants quiétaient actifs dans la vie musicale de la promotion de Bernstein : Orlov, un trompettiste,Rogosin, chanteur, Bunshaft, violoniste. L’intervention de Bernstein dans l’intrigue dela prophétie est liée à celle de Goldman : « Goldman [et] Bernstein tournaientfrénétiquement en rond dans les environs, à la recherche d’un piano sur lequel plaquerun accord, mais n’en trouvant aucun, [ils] finirent par plaquer Rogosin. »Nousconstatons ainsi que Bernstein était avant tout, aux yeux de ses camarades depromotion, associé à la musique ; cela va dans le sens de Peyser, qui évoque lesrelations sociales de Bernstein pendant les années Boston Latin comme presqueexclusivement dépendantes de son activité musicale. Celle-ci cite plusieurstémoignages d’anciens camarades de Bernstein, parmi lesquels celui du hautboïsteLeonard Burkat, qui évoque le Bernstein musicien comme une figure trèsimpressionnante et très douée, impressionnant par son style jusqu’au chef de l’orchestre 34de Boston Latin, Joseph Wagner. L’anecdote relatée par Burkat identifie chez Bernsteinun sens inné du style : lorsqu’il interprète des valses romantiques, il les joue « à laviennoise », c’est-à dire en retenant le deuxième temps afin d’alléger le temps fort qui,s’il est trop marqué, est d’assez mauvais goût. Il est intéressant de voir que cetexemple est précisément celui repris par Bernstein lui-même dans son mémoired’Harvard lors d’une comparaison assimilant le bon goût dans l’exécution d’une valse àla bonne utilisation du matériau rythmique de la rumba dans la Rhapsody in Blue.L’assurance et l’estime de soi acquises avec la découverte du piano sontfortement développées à travers les cours de déclamation de la Boston Latin, inscritsdirectement dans la tradition de la rhétorique antique. Le style oratoire de Bernstein,véritable marque de fabrique participant grandement au succès de ses émissions dans lesannées 1950 et 1960 puis lors des conférences à Harvard en 1973, tient de la traditionjuive qui a bercé son enfance. Bernstein reconnaît lui-même l’influence des prêches durabbin Rubenovitz lors des quatre-vingts ans de ce dernier : « il [Rubenovitz] me donnames premières notions dans l’art oratoire, dans la passion et le rythme [timing]déclamatoires, [ainsi qu’] un sens de la balance et de la modération dans leraisonnement ». L’enfant timide et maladif a fait du chemin et voit ses progrès attestéset récompensés avec l’obtention, dès sa première année à Boston Latin, du SpecialReading Prize au terme d’une compétition de lecture publique entre les seventh et eightgrades.
Le premier concert public de Bernstein, le 30 mars 1932, marque la fin de sesétudes au Conservatoire de Nouvelle-Angleterre. Lorsqu’il quitte Susan Williams,Leonard rêve à un plus prestigieux professeur : Heinrich Gebhard. Le passé Viennois decelui-ci à la fin du XIXe siècle, sous l’enseignement de Théodore Leschetizky au piano(élève de Carl Czerny) et de Richard Heuberger (compositeur et critique autrichien) encomposition, est connu de tous et fait de lui la plus fine fleur de l’éducation pianistiqueà Boston. En octobre 1932, Bernstein se présente chez lui pour une audition maisGebhard ne le trouve pas prêt – ou pas assez mûr80 – si bien qu’il le redirige vers la Joan 35meilleure parmi ses trois assistants : Helen Coates (1899-1989). Celle-ci, rencontrée le22 octobre 1932 pour leur première leçon, ne quitte plus Bernstein jusqu’à la fin de savie ; après lui avoir enseigné le piano pendant quelques années, elle devient rapidement« une aide, secrétaire, agent, représentante et suprême amie »81. Ses leçons coûtentmoins de la moitié de celles de Gebhard (6 dollars de l’heure contre 15 pour Gebhard) etSamuel accepte de les financer à hauteur d’un cours toutes les deux semaines. Il estégalement prévu que Bernstein reçoive occasionnellement un cours de Gebhard.Mademoiselle Coates perçoit quelque chose chez Bernstein, aussi ne tarde-t-elle pas à leplacer en dernière position de ses cours de la journée, de sorte qu’elle puisse dépasserles horaires et approfondir davantage le travail. La relation qui se noue entre laprofesseure et l’élève est la première de la vie de Bernstein à dépasser le cadre purementéducationnel ; loin de se limiter à son rôle de professeure de piano, Helen Coatesencourage son élève dans tout ce qu’il entreprend d’artistique et Leonard lui montre sespremières productions écrites (poèmes, réflexions…). Suivant une formule queBernstein a souvent répété au long de sa vie lorsqu’il évoquait la constitution d’un stylepropre chez un compositeur, on pourrait dire que l’enseignement de Bernsteinprofesseur constitue « la somme de toutes ses expériences. »Bernstein fait ses débuts– de manière officieuse – dans le métier dès 1931 et les enseignants auprès desquels ilétudie à cette époque sont parmi ceux qui eurent la plus grande influence sur sa proprepratique. Nous avons déjà cité Rubenovitz et Marson mais nous ne saurions ignorerl’influence, au moins équivalente, de Mademoiselle Coates : cette dernière lui faitsurtout comprendre l’importance d’établir une relation de confiance et de sympathieavec ses élèves, ce dont il se souviendra une fois devenu chef. Bernstein y paiel’hommage suivant dans un discours prononcé le 24 mars 1987 lors du Founder’s Dayde Pine Manor College : « La grâce de l’art et la grâce de l’amour sont deux courants qui doivent alimenter… l’art de l’enseignement […] La première fois que j’ai pris conscience [de cette vérité] était dans le domaine de Helen Coates. »Il est évidemment assez périlleux de supposer quel fut l’apport technique précis de Mademoiselle Coatesau jeu pianistique de Bernstein ; on sait toutefois que sa première mission consista à faire oublier la technique inventée par Susan Williams. Lors de l’évocation de ce sujet dans le discours à Pine Manor, Bernstein mentionne surtout l’apprentissage de l’usage des pédales et, soulignant le caractère peu commun de ces cours, les longues discussionsportant toute sorte de sujets, parfois très éloignés de la musique, qui occupaient unebonne partie du temps de cours. La mention du travail sur l’utilisation des pédalesnous permet de supposer qu’il s’agissait d’une préoccupation majeure des classesdirigées par Heinrich Gebhard et ses assistants, car ce dernier a lui-même écrit un livresur le sujet, The Art of Pedaling, dont l’introduction, trente-et-un ans plus tard, est signée Leonard Bernstein.
Après avoir elle-même étudié le piano et la théorie musicale à l’Université de Rockford (alors qu’elle était encore scolarisée en high-school, l’équivalent du lycée),Helen Coates semble être la première personne à enseigner des notions théoriques à Bernstein. Il semble sensé de supposer que Bernstein ne prenait au Conservatoire de Nouvelle-Angleterre que des cours de piano, étant donné que lorsqu’il commence à apprendre la musique à Sid Ramin, en 1931, il utilise son propre système et sa propre terminologie. Le répertoire proposé par Mademoiselle Coates ouvre de nouvellesportes à Bernstein, allant puiser chez des compositeurs du début de siècle. Michael Freedland parle de Prokofiev et Stravinsky ; on lit par ailleurs dans le Dictionnaire biographique des musiciens de Baker que Gebhard était autant spécialiste des classiques que des compositeurs modernes, parmi lesquels sa préférence allait à l’école impressionniste française. Il est intéressant de signaler aussi qu’en tant que pianiste concertiste, on doit à Gebhard plusieurs créations américaines (oeuvres de d’Indy,Strauss) et internationales d’oeuvres de compositeurs américains, dont la plus notable est probablement le Pagan Poem de Charles Lo effler. Avec Mademoiselle Coates,l’enseignement des musiques classique et moderne se mêle avec la lecture de réductions d’opéras, qui donnera, quelques années plus tard, des idées au jeune Bernstein pour ses toutes premières expériences de direction musicale. Soutenu par les encouragements de sa nouvelle professeure et bouleversé par sa récente découverte de l’existence des Pine 911.4. Premières productions à Sharon : un avenir musical possible ?La famille Bernstein, comme de nombreuses familles juives bostoniennes aisées,passe ses étés dans une résidence secondaire autour du lac de Sharon, non loin deBoston. Samuel y fait construire un cottage en 1932 et un piano droit y est amené audébut de l’été 1933, geste supplémentaire d’encouragement du nouveau projet deLeonard. Ainsi, ce dernier éreinte l’instrument de juin à début octobre, préparant leConcerto de Grieg, déchiffrant le Boléro de Ravel et jouant du quatre mains avec sajeune soeur Shirley, alors âgée de dix ans. Rendus très proches par les disputesrécurrentes de leurs parents, les deux premiers enfants du couple Bernstein entretiennentune complicité exceptionnelle se manifestant aussi à travers la musique dans lesspectacles lors des fêtes familiales comme dans l’apprentissage du piano et du chant à90Lettre.
Comprendre sa vocation
Musique ou littérature ? Immixtion dans le milieu universitaire
Lors de sa première rentrée à Harvard en 1935, Bernstein n’a de certain que sa motivation quant à un avenir de pianiste professionnel. Son expérience en tant que soliste se réduit au mouvement du Concerto de Grieg interprété l’année passée et il n’adonné que très peu de récitals ; si il obtient régulièrement de grands succès lors des réceptions ou des croisières auxquelles il participe, il souffre toutefois cruellement de son manque d’apparitions dans les salles de concert. De plus, Harvard est loin d’être un passage obligé pour un étudiant américain aspirant à se faire une place sur la scène musicale sérieuse ; l’habitude est souvent de partir à l’étranger se former dans les institutions européennes dont la réputation est établie depuis quelques décennies – ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les compositeurs de Broadway (Gershwin s’estformé à New York). Ainsi les appartements de Nadia Boulanger (1887-1979) à Fontainebleau accueillent dans les années 1920 plusieurs acteurs majeurs de la vie musicale américaine sérieuse de la première partie du XXe siècle. Parmi les élèves du Conservatoire Américain de Fontainebleau, on trouve les compositeurs de la génération précédente Aaron Copland (1900-1990), Walter Piston (1894-1976), Virgil Thompson(1896-1989) et parmi les contemporains de Bernstein on peut citer David Diamond(1915-2005). Conscient de ce point (bien qu’il soit encore très peu connaisseur de la musique contemporaine américaine), Bernstein différencie ses études universitaires de son cursus musical du point de vue de leur finalité : l’emploi du temps qu’il choisit pour sa première année est orienté vers une formation littéraire avec notamment un cours de littérature anglaise, des cours d’italien et d’allemand, une initiation aux Beaux-Arts et seulement un cours général de musique. Le professeur de cette dernière discipline n’est autre que Arthur Tillman Merritt (1902-1998), lui aussi issu de la « Boulangerie » et ayant étudié avec Paul Dukas. Nadia Boulanger l’avait initié à la musique de la Renaissance, allumant en lui une passion pour ce répertoire qu’il transmet à Bernstein au cours de séances de réductions piano-voix de Monteverdi.
Une fois de plus, la culture musicale de Bernstein se développe en dehors de son cursus scolaire ; bien qu’il participe régulièrement aux réunions du Glee Club de Harvard en tant qu’accompagnateur (dans du Gilbert et Sullivan notamment), il ne trouve aucune association musicale à rejoindre. Avec quelques camarades de promotion,Bernstein répare ce manque en créant un club de musique, sous la tutelle d’un des responsables de la première année, Edward Ballantine. Le club commence alors à se réunir dans les appartements de ce dernier, déchiffrant de nouvelles pièces à quatre mains ou par le biais d’enregistrements. Bernstein évoque ce club au cours d’une interview avec Humphrey Burton et cite comme principales découvertes y ayant pris place, le Sacre du Printemps de Stravin sky et la Suite Lyrique d’Alban Berg. À ces immersions informelles dans le monde de la musique moderne, s’ajoute toujoursl’exploration des répertoires classique européen et impressionniste français dans lestudio de Heinrich Gebhard, qui donne désormais à Bernstein la plupart de ses cours lui-même et non plus par l’intermédiaire de son assistante. On ne connaît pas de concert important pour l’année scolaire 1935-1936, mais une carte postale envoyée en juin 1936par Bernstein à Mademoiselle Coates laisse entendre que le jeune pianiste obtient d’être entendu par le pianiste virtuose espagnol José Iturbi4 (1895-1980). Ce dernier est très célèbre en Amérique depuis sa première tournée outre-Atlantique en 1928 et s’apprête,en 1936, à prendre la direction de l’Orchestre Philharmonique de Rochester.L’encyclopédie de Baker dit à son sujet qu’il avait l’habitude de diriger depuis le piano,mais il est peu probable que Bernstein l’ait ainsi vu à l’oeuvre ; Iturbi n’a été invitéqu’une seule fois par le Boston Symphony Orchestra, en 1929 en qualité de soliste dans le premier Concerto pour piano de Liszt et Bernstein a probablement eu connaissance du pianiste grâce à la radio. Si une telle entrevue a bel et bien eu lieu, nous n’en avons trouvé aucune trace. Bernstein ne précise pas sur la carte d’où celle-ci est envoyée mais le cachet de la poste indique un passage par Philadelphie et, si nous n’avons eu accès qu’au verso (où le texte est écrit), les quelques lignes décrivant le recto mentionnent la Liberty Bell, monument commémoratif de la Déclaration d’Indépendance exposé à Philadelphie. Il n’est nulle part fait référence, dans les biographies, à un voyage de Bernstein à Philadelphie en juin 1936 ; cela fait cependant écho à une information trouvée dans l’ouvrage collectif Leonard Bernstein : The Harvard Years : « après sa première année à Harvard, Bernstein prit des renseignements auprès d’une école pratique [par opposition à théorique] de musique, le Curtis Institute of Music à Philadelphie, mais son père mit un terme à toute idée de transfert entre les deux écoles. »Si Bernstein a véritablement effectué cette démarche, cela pourrait d’une part expliquer le voyage à Philadelphie (la date semble cohérente), mais aussi et surtout, cela témoignerait de sa conscience que, malgré l’importance et le rayonnement de Boston sur la scène musicale américaine, Harvard est loin d’être l’institution la plus opportune à l’éclosion d’une carrière d’interprète. L’université est davantage le lieu de l’approche théorique des arts et le foyer de la musicologie américaine.
Parenthèse occulte : rencontre avec Eros Mavro
À la fin du premier semestre de cette nouvelle année scolaire, Bernstein est enpleine période de révisions quand le Boston Symphony Orchestra invite pour la seconde fois le chef grec Dimitri Mitropoulos. Lors des six concerts qu’il avait été convié à diriger la saison précédente, Mitropoulos avait obtenu un très grand succès à Boston et son retour au pupitre de l’orchestre bostonien est attendu. Au programme, troispremières d’oeuvres de compositeurs italiens : les premières américaines du Preludio Giocoso de Riccardo Castagnone, du Concerto pour piano de Gian FrancescoMalipiero, ainsi que la première bostonienne de la Toccata pour piano et orchestre deOttorino Respighi. Pour deux de ces oeuvres, Mitropoulos dirige, comme à son habitude,depuis le clavier du piano solo, ce qui ajoute de la superbe à la performance. Égalementau programme, trois arrangements réalisés par le chef grec : le prélude et l’air final deDidon et Énée (Purcell, pour orchestre à cordes), le Quatuor en do# mineur opus (Beethoven, pour orchestre à cordes) et le Prélude et fugue en si mineur (Bach, pourorchestre). C’est un programme original dont la plupart des oeuvres est inconnue dans la version présentée et Mitropoulos s’est fait spécialiste de ce genre d’arrangements permettant à des pièces connues de revêtir une couleur nouvelle. Comme une grande partie du public du Symphony Hall de Boston le vendredi 15 janvier 1937, Bernstein est très enthousiasmé par la performance de Mitropoulos, dont le charisme opère chez les musiciens comme sur le public ; la salle est emportée par la « violente et spectaculaire émotion »23 coutumière du chef. Le lendemain du concert, une réception en l’honneur del’invité du Boston Symphony Orchestra est organisée à la Phillips Brooks House de Harvard par la Helicon Society (association des étudiants grecs de l’université). Seuls les membres de l’association sont invités mais Bernstein parvient à s’y frayer unchemin, en tant que pianiste responsable de l’animation musicale de la soirée. Après les présentations, Bernstein s’assied au piano et impressionne assez Mitropoulos pour quecelui-ci invite l’étudiant à sa semaine de répétitions pour les concerts du week-endsuivant. Bien loin de ses résolutions de début d’année – il est alors en pleine périoded’examens –, Bernstein accepte et passe la semaine du 18 au 22 janvier 1937 comm eprotégé du chef. Cette rencontre bouleverse profondément l’aspirant concertiste etlorsqu’un an plus tard, un travail de composition lui est demandé pour la classe delittérature anglaise, il choisit de raconter cet événement, dissimulant les protagonistes sous des alias leur assurant l’anonymat. Bien que la consigne de l’exercice ne nous soit pas parvenue, le travail demandé n’est pas un compte-rendu fidèle et précis d’un événement ; aussi le récit se dote-t-il d’une aura mystérieuse justifiant le titre de la nouvelle, L’Occulte. Malgré la déformation probable due à l’exercice et la distance temporelle entre la rédaction et l’événement, il s’agit du récit le plus conséquent que nous ayons de cette soirée et c’est une considérable mine d’information documentant la manière dont Bernstein a vécu cette rencontre, ainsi que ses répercussions sur la manière dont l’étudiant envisage son avenir. Il semble toutefois important de soulignerque le Bernstein qui rencontre Mitropoulos en janvier 1937 n’est plus le même quand il écrit la nouvelle en février 1938 ; il a entre-temps fait la connaissance, entre autres,d’Aaron Copland, figure de proue de la composition musicale américaine à cette époque et ces nouvelles amitiés lui apportent une confiance en soi et une forme d’auto-satisfaction nécessitant une prise de distances vis-à-vis de son récit.
Par le choix des prénoms et noms des deux personnages, Bernstein ajoute déjàune nouvelle dimension à l’histoire. Dimitri Mitropoulos devient Eros Mavro.Connaissant le goût de Bernstein pour les anagrammes, les jeux multilingues et la poésie, il est probable que la nouvelle identité du chef soit le fruit d’une réflexion sérieuse. Dans divers ouvrages, le nom Eros a fait l’objet d’analyses uniquement du point de vue de l’homosexualité de Bernstein – bien qu’en 1938, il soit encore dans une phase d’expérimentation. Se limiter à une telle analyse revient à omettre l’intérêt nouveau de Bernstein pour la philosophie et sa découverte au cours de l’année scolaire précédente des ouvrages de Platon et Aristote. L’alter ego de Bernstein se rappelle par ailleurs, à trois reprises au cours du récit, de quelques lignes qu’il a lues le matin même : « Platon fait d’Eros le centre de toutes les émotions. »Cette référence au Banquet est également une métaphore de l’action d’un chef (personnifié par ErosMavro) à la manoeuvre de son orchestre : il est le prisme à travers lequel l’émotion de la musique est transmise par l’orchestre. Si l’Eros est bien connu, Mavro (« noir » en grec)ne semble pas renvoyer à un concept philosophique ; peut-être Bernstein faisait-ilréférence au cépage grec ancien portant le même nom. En comparaison avec celui deMitropoulos, dont les interprétations peuvent être multiples, le pseudonyme de Bernstein, Carl Fevrier, semble décevant – du moins opaque – au-delà du fait qu’iltémoigne de son intérêt certain pour le français. Une fois les deux personnages présentés, Eros Mavro demande à l’étudiant de lui jouer du piano. Selon les termes durécit, Carl se lance dans une « interprétation fantastiquement passionnée » d’unNocturne de Chopin, puis à la requête du maestro, il fait entendre quelques-unes de ses compositions. Le chef, sous le charme du jeu de l’étudiant, invite ce dernier à l’accompagner pendant sa semaine de répétitions avec l’orchestre. S’ensuit un paragraphe entier décrivant l’agitation dans laquelle cet échange avec le chef a plongé l’étudiant et c’est ici que l’on trouve les premières immersions de l’auteur dans le champ lexical de l’étrange, du surnaturel : « mais l’affaire toute entière, depuis ses toutes premières minutes, avait une atmosphère anormale. »Lors de la semaine derépétition, Carl dit avoir reçu des mains du chef le conducteur de la pièce répétée –Mitropoulos dirigeait presque exclusivement de mémoire – et décrit deux séquences durant lesquelles le chef, dans son engouement et son enthousiasme, brise sa chaise en Leonard 57se rasseyant pour signifier des changements brusques de nuances. Le lexique employé par Bernstein dans la description de ces scènes leur procure un caractère presque mythologique. Ainsi, lorsque Mavro casse sa chaise pour la seconde fois, « il sere lèv[e], dirigeant toujours, trop plein de musique pour s’arrêter ne serait-ce qu’un instant. » La part de réalité dans ce récit est évidemment difficile à établir et bien que la vigueur physique de Mitropoulos au pupitre soit connue, on ne peut s’empêcher d’apparenter cette anecdote aux autres légendes de l’histoire de la musique. Le mercredi, Carl est invité à déjeuner avec son nouveau mentor, qui lui parle de son« enthousiasme sans borne et de sa dévotion pour son art. »30 Enfin, à la fin du dernier concert (23 janvier 1937), Mavro confie à Carl avoir de grands projets pour lui, si toute fois ce dernier se donne les moyens de les mener à bout ; il voit en lui un compositeur, qui possède « tout pour devenir un grand » et est « sensible de la manière idéale. »31 Après cette prophétie, toile de fond de toutes les entreprises musicales de Carldurant l’année qui suit, plus aucun contact direct entre les deux protagonistes ne seproduit jusqu’à un échange de lettres et une nouvelle invitation à rejoindre le chef lors d’un de ses concerts en Amérique. La conclusion de la nouvelle est confiée aux soins de« sa douce mais indifférente petite mère française »(description fantaisiste mais assez cruelle de Jennie, qui a toujours soutenu les travaux de son fils), qui gratifie le lecteur de l’assertion à l’origine du titre du récit : « il m’a toujours semblé qu’il y avait quelque chose d’occulte dans toute ton affaire avec cet homme. »33 Cette phrase de la mère est très intéressante car c’est la première fois que quelqu’un d’autre que Carl lui-même reconnaît à l’histoire un caractère surnaturel et, par conséquent, la première fois que ce désormais état de fait dépasse le stade de la réflexion intérieure pour être proféré à voix haute.
Quand Dimitri Mitropoulos (1896-1960) se présente pour la première fois au public du Symphony Hall à Boston le 24 janvier 1936, il s’agit en fait de son deuxième concert en Amérique : Koussevitzky l’avait déjà invité à diriger un concert de la tournée est-américaine du Boston Symphony Orchestra quelques jours auparavant à Providence(21 janvier 1936). Certains concerts de la tournée de l’orchestre sont de première importance.
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Table des matières
Avertissement
Introduction
Partie I : Une enfance musicale bostonienne
Chapitre 1 : D’un klezmer redouté à un étudiant harvardien
1.1. Enfance et rapport primitif à la musique
1.2. George Gershwin et la découverte d’un monde musical organisé
1.3. Helen Coates, ouvrir la voie au jeune pianiste
1.4. Premières productions à Sharon : un avenir musical possible
Chapitre 2 : Comprendre sa vocation, quitter l’enfance musicale
2.1. Immixtion dans le milieu universitaire
2.2. Parenthèse occulte : la rencontre avec Eros Mavro
2.3. Le sacerdoce mystique de Dimitri Mitropoulos
2.4. Un premier emploi de direction musicale : l’été 1937 à Campo Onota
Partie II : Trouver sa place dans le paysage musical américain
Chapitre 3 : Quête et appropriation d’une esthétique américaine
3.1. Variations sur une épiphanie esthétique
3.2. Aaron Copland : une vision de la modernité américaine
3.3. Effets secondaires d’un parrainage prestigieux : légitimation d’un critiqueautodidacte
3.4. Profession de foi : la senior year thesis de Bernstein
Chapitre 4 : Un rôle à jouer4.1. En quête d’un après Harvard
4.2. « Les Big Boys d’ici […] ont déjà décidé pour moi que je deviendrai le Grand Chefde l’Amérique »
4.3. Fritz Reiner, la tradition européenne à Philadelphie
4.4. Bernstein à l’Institut Curtis : tirer bénéfice d’un enseignement tyrannique
Chapitre 5 : Koussevitzky, Bernstein et la figure du chef américain
5.1. La direction aux États-Unis au début du XXe : détour historique par le BostonSymphony Orchestra
5.2. Parcours atypique d’un jeune contrebassiste russe
5.3. Un moderne apatride à Boston : Sergeï Koussevitzky au Boston SymphonyOrchestra
5.4. Bernstein et Koussevitzky, le besoin vital comme moyen d’expression
Conclusion
Annexes
Annexe 1 : Citations originales du Chapitre 1
Annexe 2 : Citations originales du Chapitre 2
Annexe 3 : Citations originales du Chapitre 3
Annexe 4 : Citations originales du Chapitre 4
Annexe 5 : Citations originales du Chapitre 5
Bibliographie
Index
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