Travaux sur les auteurs de notre corpus
Bernal Díaz del Castillo et Álvar Núñez Cabeza de Vaca ne font pas partie des auteurs les plus connus et étudiés. Le nom de Bernal Díaz del Castillo est toutefois bien plus cité que celui de Cabeza de Vaca dans des ouvrages faisant référence à l’exploration et à la conquête du Nouveau monde. Il faut d’ailleurs attendre la fin du XXe et le début du XXI siècle pour que des études conséquentes portent sur ces conquistadors.
Christian Duverger, Cortés et son double : enquête sur une mystification
Lors de mes lectures, j’ai retenu l’éclairante étude de Christian Duverger qui, en 2013, publie : Cortés et son double, enquête sur une mystification. Il s’agit d’un ouvrage critique sur Bernal Díaz del Castillo et plus particulièrement sur sa chronique : l’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne. Cette critique est divisée en deux parties : la première, de type biographique, s’interroge sur la vie de Bernal Díaz del Castillo et, la seconde, se présente comme une révélation de grande envergure, à savoir : que l’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne aurait été rédigée par Cortés. Ainsi, tout au long de son analyse, Christian Duverger nous expose les éléments qui confirmeraient ses doutes.
Tout d’abord, il indique qu’il y a peu d’informations sur Bernal Díaz del Castillo (un âge approximatif ; une ville (Medina del Campo) ; sa filiation, sa fonction (regidor) et son rôle dans divers expéditions). D’ailleurs, selon Christian Duverger, il serait impossible de prouver son nom. En effet, d’après son enquête, rien ne prouve que son père s’appelle Francisco Díaz del Castillo. Christian Duverger précise :
Jusqu’en 1552, Bernal est tout simplement Diaz, quelque fois Diez, mais jamais « Del Castillo ».16[…]. Or, on cherche en vain Bernal Diaz. En parcourant les signatures, on tombe sur un Juan Diaz, prêtre : c’est l’aumônier de Grijalva qui a été réembauché par Cortés ; un 16 Christian Duverger, Cortés et son double, enquête sur une mystification, Paris, Seuil, 2013.
Juan Diaz, civil et soldat, dont on sait qu’il avait un oeil voilé et qu’il était originaire de Burgos ; un Cristobal Diaz, originaire de Colmenar de Arenas ; un Francisco Bernal, un Francisco Diaz… Mais de Bernal Diaz, point. Quel est donc ce soldat héroïque que personne ne connaît ? Cet homme de confiance, ce confident de Cortés qui n’apparaît dans aucun document, ni ne signe aucun registre ?
Ensuite, Christian Duverger s’attarde sur l’analyse de l’oeuvre elle-même en affirmant qu’il s’agirait d’un plagiat de l’oeuvre de Francisco de Gómara.
Dans sa seconde partie, Christian Duverger nous dévoile que l’auteur véritable de L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne serait Hernán Cortés lui-même : Au terme de ce jeu d’élimination, on pourrait avoir le sentiment que le crible employé a été trop fin, puisqu’il ne laisse place, en fin de course à aucun prétendant. En fait il existe une figure, et une seule, conforme à notre portrait-robot : c’est Cortés lui-même. Cortés en personne. Il est le seul, comme nous allons le voir, à être en situation d’écrire l’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne […].
Christian Duverger s’appuie sur le fait que les biographes ne parlent pas des dernières années de Cortés situées entre 1543 et 1546, soit trois années, qui lui auraient permis de rédiger, en cachette, à son cabinet de Valladolid de rédiger ladite relation. Ce projet de récit de conquête aurait vu le jour à la suite de l’interdiction de ses « Cartas de Relación ». Hernan Cortés aurait utilisé Gómara afin de rédiger une chronique qui remporta peu de succès à côté de la sienne. Ainsi, la différence d’une chronique à l’autre résiderait dans le fait qu’à travers Bernal Díaz del Castillo, Hernán Cortés présente une autre facette de la Conquête avec des détails non parus dans la version de Gómara. On apprend également que la seconde personne qui l’aurait aidé à rédiger cette chronique serait son cousin Diego Altamirano, et ce jusqu’à la fin de ses jours.
Cet ouvrage nous semble intéressant, car il met en exergue les caractéristiques traditionnelles d’un conquistador : inconnu, illettré, ayant voyagé avant d’être soldat en Amérique, tout en montrant combien le Pouvoir, ici Cortés selon Christian Duverger, a cherché dès le départ à instrumentaliser ces récits dans un but eurocentrique et justement de renforcement du Pouvoir. Cet ouvrage privilégie une approche critique sur Bernal Díaz del Castillo, mais ne l’étudie pas comme nous souhaitons le faire sous l’angle de la Conquête du Mexique et du rapport à l’Autre, qu’il soit ethnocentrique ou interculturel. Il n’empêche qu’il nous a permis de bien percevoir que ces récits de conquête (et de voyage) ont une intentionnalité précise, (pré)-orientée.
Jean-Claude Martin, L’Inconquistador ou le poème épique de Cabeza de Vaca
Un autre ouvrage a retenu notre attention. Il nous a paru d’autant plus important qu’il porte sur Cabeza de Vaca, auteur qui n’est que très récemment mis au goût du jour. L’inconquistador ou le poème épique de Cabeza de Vaca est une oeuvre qui fut publiée en 2004 par Jean-Claude Martin. Dans cette oeuvre Jean-Claude Martin chante l’aventure d’un homme Álvar Núñez Cabeza de Vaca par le biais de la poésie et plus précisément d’un poème épique. Il s’agit en somme d’une réécriture de la relation de voyage écrite en 1542. Christian Duverger a choisi comme type de vers l’alexandrin et son souffle épique dans l’objectif d’encenser le long et périlleux chemin de l’aventure d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca. Jean-Claude Martin s’est inspiré pour la rédaction de son poème épique du roman El largo atardecer del caminante d’Abel Fosse, récompensé par la commission hispanique du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique. Abel Fosse est l’un des écrivains qui a choisi d’écrire une dernière version du rapport qu’a pu rédiger Álvar Núñez Cabeza de Vaca à l’empereur Charles Quint. Selon Abel Fosse, Álvar Núñez Cabeza de Vaca aurait volontairement censuré, dans les anciennes versions de ces relations, le lieu de la découverte et de la localisation des Cités d’or. Ces secrets auraient été cachés dans un manuscrit situé dans une bibliothèque sévillane.
Pour certains critiques, le roman d’Abel fosse ne serait que mensonge, mais Jean- Claude Martin y croit et aurait retrouvé ce fameux manuscrit et, de là, lui serait venu l’idée de sa propre réécriture. Son poème épique retrace dans les chapitres 1 et 2 l’expédition de Cabeza de Vaca. Les révélations portent sur les six années mystérieuses qu’Álvar Núñez Cabeza de Vaca dit avoir passées avec les Indiens. Selon Jean-Claude Martin, Álvar Núñez Cabeza de Vaca est un inconquistador dans la mesure où c’est un homme extraordinaire qui a eu un comportement contraire aux conquistadors habituels : il est voyageur de commerce, ethnologue, historien, écrivain et chirurgien et héros, immergé dans la civilisation Amérindienne. Álvar Núñez Cabeza de Vaca mérite le titre d’inconquistador, car il aurait volontairement choisi de cacher l’emplacement des cités d’or pour ne pas permettre aux Espagnols de s’enrichir en portant préjudices aux Autochtones.
En résumé, l’Inconquistador de Jean-Claude Martin est une oeuvre qui traite essentiellement de l’une des oeuvres de notre corpus, à savoir la Relation de voyage 1527- 1537 d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca et qu’il évoque, sous l’angle de la réécriture, dans le champ « littérature de voyage ». Nous avons choisi d’utiliser sa terminologie et sa définition de l’inconquistador dans notre partie sur « interculturalité et nouveau rapport à l’histoire » parce qu’il nous paraît intéressant d’exploiter ce terme qui met en exergue l’originalité de Cabeza de Vaca, bien qu’il n’apparaisse qu’au XXIe siècle.
Travaux sur le genre « récit de voyage »
Réal Ouellet, professeur de littérature française et québécoise à l’université de Laval, a étudié les relations de voyages en Amérique. De ce fait, Réal Ouellet a publié divers articles et ouvrages sur le genre ou sous-genre de la relation de voyage, dont nous en avons recensé certains. En 1989, dans « Le paratexte liminaire de la relation : le voyage en Amérique », Réal Ouellet s’est d’abord intéressé au paratexte liminaire de la relation de voyage qu’il décrit comme un :
Sous-genre complexe au statut incertain, la relation de voyage en Amérique utilise un paratexte liminaire d’autant plus abondant qu’elle cherche à légitimer à la fois une action et une écriture. Aussi se situe-t-elle sur un double registre que je qualifierai d’actanciel et de viatique.
Dans cet article, Réal Ouellet souhaite montrer que le paratexte du récit de voyage est fait de prétéritions et d’une parataxe hyperbolique. Il s’agit dès lors d’un hommage rendu à une autorité suprême. Ainsi, Réal Ouellet analyse les prologues de Hennepin dans Nouveau voyage (1698) ou encore celui de Jean de Léry dans Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1580). Réal Ouellet s’attache à démontrer que le récit de voyage est régi par un pacte liant le voyageur à une autorité supérieure (roi ou Dieu). Bien qu’il ne traite pas d’un corpus hispanique, ces analyses ont enrichi notre approche.
Dans un article intitulé « Qu’est-ce qu’une relation de voyage ? »21, publié en 1998, Réal Ouellet définit la relation de voyage comme un « champ d’investigation » qui mérite d’être étudié en profondeur :
Récit d’une aventure, inventaire d’une richesse exotique et discours fortement dramatisé sur le contact avec un monde nouveau, la relation de voyage constitue, depuis une vingtaine d’années, un champ d’investigation fort riche pour les sciences humaines et la théorie littéraire.
Dans cet article, Réal Ouellet affirme que la relation de voyage a deux objectifs : communiquer un savoir et relater une aventure et mettre en valeurs les procédés mis en place afin de tenir le lecteur en haleine. Ainsi, dans cet article, Réal Ouellet étudie les récits de voyage de nombreux auteurs tels que : Champlain, le jésuite Lejeune, Lahontan ou encore Sagard, entre autres.
Enfin, dans son oeuvre intitulée : La relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), publiée en 2010, Réal Ouellet fait la synthèse des articles précédemment cités en travaillant exclusivement sur des textes viatiques de la période coloniale française en Amérique du nord, en expliquant les particularités du genre « récit de voyage ». Dans cet ouvrage, Réal Ouellet apporte des éléments nouveaux. Le récit de voyage revêtirait plusieurs formes littéraires, lesquelles varieraient selon l’auteur du récit de voyage. De même, Réal Ouellet détecte l’une des spécificités de la narration du voyageur, c’est-à-dire la présence d’une auto-héroïsation du narrateur. Ainsi, les relations de voyage auraient tendance à se « focaliser » plus sur l’aventure individuelle que sur les Autochtones. Réal Ouellet s’attarde à dire qu’il ne convient pas de classer les récits de voyages dans un but « informatif » mais « littéraire ». Il nous semble que les deux oeuvres de notre corpus montrent, chacune à leur manière, cette auto-héroïsation du protagoniste narrateur.
Quoi qu’il en soit, Réal Ouellet n’évoque pas les récits de voyage espagnols ni Bernal Díaz del Castillo ou Álvar Núñez Cabeza de Vaca puisqu’il s’attarde à analyser des récits de voyage d’auteurs francophones. L’analyse de récits de voyage en général et des récits de conquistadors espagnols en particulier est un champ encore à explorer. Les avancées théoriques de Réal Ouellet nous ont été très utiles. Il nous fallait maintenant chercher à montrer s’il y avait ou non une originalité hispanique dans la structure et la forme de ces récits.
Travaux sur l’ethnocentrisme et l’interculturalité
Travaux sur l’ethnocentrisme
L’ethnocentrisme est un concept qui a été introduit par William Graham Summer, dans son livre Folkways, publié en 1906. L’ethnocentrisme cela signifie voir le monde à travers sa propre culture et considérer de surcroît que celle-ci est supérieure aux autres. Ce concept a été beaucoup étudié du point de vue ethnologique et anthropologique. C’est le cas de Claude Lévi-Strauss dans un fameux essai intitulé Race et Histoire, dans lequel il critique la thèse racialiste de Joseph Arthur de Gobineau selon laquelle, dans le monde, il y aurait trois races primitives : la noire, la blanche et la jaune.
Claude Lévi-Strauss réfute cette thèse en soulignant que le métissage ne doit pas être vu comme quelque chose de négatif ni conçu de manière statique. Ce métissage est un mouvement naturel entre les cultures. Ainsi, Claude Lévi-Strauss affirme que le métissage avec les souches raciales différentes que l’on retrouve par exemple sur le contient américain est dû à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques. De même, la présence de la culture européenne a été bénéfique pour la culture amérindienne dans la mesure où il y a eu un apport culturel :
En poursuivant nos lectures, nous avons été amenée à lire un ouvrage capital pour la compréhension de l’impact du regard euro-centré sur l’Amérique, à savoir : La Conquête de l’Amérique : la question de l’Autre, de Tzvetan Todorov. Cet auteur dresse un panorama des problématiques de l’altérité liées à la conquête espagnole. La ligne directrice de son analyse pourrait être synthétisée en une question : Comment se comporter à l’égard d’autrui ? Pour répondre, Todorov étudie le profil des divers conquistadores qui ont touché le sol du continent américain, tels que : Hernán Cortès, Bernal Díaz del Castillo, Pánfilo de Narvaez et bien d’autres. Cette oeuvre se trouve donc en lien direct avec notre mémoire, dans la mesure où T.Todorov s’intéresse aux profils des deux auteurs que nous avons choisis pour illustrer la relation à l’Autre dans la littérature de voyage et de conquête. Hernán Cortés est décrit comme étant figé dans l’idéologie eurocentrique et Cabeza de Vaca comme un homme remarquable de par son empathie avec les Indiens. Todorov émet diverses thèses quant à la capacité de reconnaître l’altérité pour les Espagnols. Connaître l’Autre repose selon lui sur trois axes qu’il expose ainsi :
Travaux sur l’interculturalité
L’interculturalité est une notion récente théorisée depuis les années soixante-dix. Elle est souvent étudiée du point de vue de la médiation sociale ou encore dans le domaine scolaire au niveau de l’apprentissage et de la pédagogie. L’interculturalité est aussi l’une des préoccupations du Conseil de l’Europe qui souhaite favoriser le dialogue interculturel.
Carmel Camilleri, professeur à la Sorbonne et spécialiste en psychologie culturelle, pose les conditions structurelles de l’interculturel dans un article intitulé : « Les conditions structurelles de l’interculturel ». Ainsi, dans cet article, Carmel Camilleri reconnaît que cette notion est vécue comme un phénomène qui reste surprenant aux yeux du monde :
L’interculturel apparaît habituellement comme une entreprise inédite et surprenante. En fait, il s’inscrit dans un mouvement qui dure en Europe depuis deux siècles, mouvement qui parallèlement à une uniformisation sur bien des points, légitime moralement et prend en compte socialement un nombre croissant de différences : depuis les différences idéologiques, religieuses, politiques, de conditions sociale, de sexe, d’âge, jusqu’à, dernièrement, celle entre bien-portants et handicapés. Il importe de voir que ce mouvement de fond a impliqué un contrat social d’un type nouveau. Ce n’est plus l’association « totalisante » c’est-à-dire dans l’uniformisation obligatoire des représentations et des règles à suivre, mais l’association « dialectique », où l’acceptation d’un minimum d’uniformité dans les représentations/ valeurs et de contraintes dans les règles à observer est la condition pour obtenir le contraire […].
Dans l’introduction de cet article, Carmel Camilleri aspire à dégager l’ensemble des conditions nécessaires qui permettraient aux entreprises interculturelles d’établir un dialogue.
Nous retiendrons plus particulièrement :
– La fourniture d’informations anthropologiques sur le culturel et de sciences humaines sur la perception négative d’autrui.
Le Divers
Victor Segalen s’est intéressé à la thématique de l’Ailleurs ou plus précisément de l’Exotisme dans son essai intitulé « Essai sur l’exotisme » . À travers cet essai, Victor Segalen souhaite redéfinir le terme « exotisme » qui jusque là représentait l’Ailleurs en étant associé aux termes : « étrange », « choquant » ou encore « bizarre », entre palmiers et chameaux. Déjà au Moyen-âge, la vision européenne de l’exotisme se résumait à des éléments topographiques,de la flore ou de la faune et faisait ressortir la différence physique des Autochtones, laquelle était source de rejet.
Cette nouvelle redéfinition de l’exotisme se veut ouverte à la différence vue comme enrichissante et non plus négativement, d’un point de vue culturel et personnel. Victor Segalen souhaite aussi éveiller les mentalités des voyageurs en les poussant à reconsidérer de façon positive les autres civilisations, sans les évaluer à partir des seuls critères européens. Selon Victor Segalen, approcher une civilisation différente c’est : apprendre sa langue, étudier son art, son passé et recueillir ses traditions. Ainsi, pour Victor Segalen « l’exotisme ne consiste pas à rejeter ses origines ni à aspirer à un autre univers culturel que l’on idéalise, mais vise à maintenir une sorte de distance absolue entre soi-même et l’autre ». Les récits de voyage antérieurs à sa redéfinition n’ont retranscrit que leurs impressions de l’Ailleurs du point de vue des Européens et non du point de vue de la diversité culturelle qui ressortait de ces voyages. Victor Segalen introduit la notion de Divers qui résulte de la considération pour l’Autre en tant que tel.
Son Essai sur l’exotisme est centré sur la thématique du Divers et met en avant la conduite idéale à adopter vis-à-vis d’un Ailleurs. Cette nouvelle définition de l’exotisme, véritablement pionnère, nous a aidée à étudier le regard de Bernal Díaz del Castillo et d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca sur l’Amérique. Victor Segalen, en mettant en avant la thématique du « rapport à l’Autre », interroge tout ethnocentrisme. Ce texte, bien postérieur à nos auteurs, nous a permis de prendre conscience de la modernité (ou plus exactement postmodernité) de Cabeza de Vaca.
L’histoire officielle
Nombreux sont les auteurs qui ont pris pour objet d’étude la conquête de l’Amérique en relatant l’histoire officielle sans se préoccuper des vaincus. Nathan Wachtel publie en 1971 un essai intitulé La vision des vaincus dans lequel il s’intéresse aux vaincus selon l’objectif suivant:
L’historiographie occidentale a longtemps instauré l’Europe comme le centre de référence par rapport auquel s’ordonnait l’histoire de l’humanité […]. Est-ce un hasard si l’historiographie relative à l’Amérique latine porte sur la colonisation espagnole, alors que l’histoire du monde indigène depuis la Conquête jusqu’à nos jours demeure pour ainsi dire inconnue ? Il faut attendre les temps contemporains, la fin de l’hégémonie européenne et les mouvements de décolonisation, pour que l’Occident prennent conscience que les autres sociétés existent aussi […] .
Dans une première partie de cet ouvrage, Nathan Wachtel traite du traumatisme de la conquête en étudiant les causes de la défaite des Indigènes, puis dans les deuxième et troisième parties, il étudie les changements sociaux, la déstructuration démographique, économique et sociale et enfin les révoltes de la société péruvienne. C’est principalement la première partie qui a retenu notre attention, car elle met en exergue les causes de la défaite indigène durant la conquête du Mexique et nous a permis ainsi de vérifier la véracité des dires des oeuvres de notre corpus.
Selon Nathan Wachtel, la défaite des Amérindiens repose sur trois facteurs :
technique, religieux et politique. Il évoque notamment une cause qui serait justifiée par des présages et l’ « ingénuité » des Autochtones devant les Espagnols leur garantissant être venus pour remettre l’ordre perdu sur Terre. Ce travail de Nathan Wachtel montre combien les Espagnols ont agi selon une idéologie ethnocentrique.
En somme, Nathan Wachtel aborde un aspect essentiel de notre thème d’étude, à savoir : la conquête du Mexique et l’idéologie ethnocentrique européenne. C’est la thématique du rapport à l’Autre qui est traité dans cette première partie sur le Mexique. Wachtel qualifie ces relations Espagnols-Indigènes de violentes et de négatives pour la communauté indigène.
Cependant, Nathan Wachtel se fonde sur le point de vue historique et ethnologique et n’envisage pas l’impact de cette façon d’être et de penser sur la littérature de ces premiers voyages américains. De plus, Nathan Wachtel ne s’intéresse principalement qu’aux vaincus et pas aux vainqueurs comme nous souhaitons le faire dans notre étude où nous traiterons à la fois de l’histoire officielle et de l’histoire non officielle.
Problématique, hypothèses et objectifs
Problématique
La rencontre est un thème-clé des récits de voyage et de conquête. De même, la « découverte » du « Nouveau » Monde a été étudiée de différentes manières et la perduration des termes « découverte » et « nouveau » prouve combien domine encore l’eurocentrisme. Le Journal de bord de Christophe Colomb, premier témoignage de cette rencontre, marqua assurément de son empreinte le regard que l’Europe porte sur l’Amérique. Or, tout y est décrit et nommé « depuis l’Europe » comme le soulignent les nombreuses analogies et comparaisons. Comment des hommes du XVIe et XVIIe siècles, encore nourris souvent de la pensée médiévale, pouvaient-ils percevoir le monde américain sans y adjoindre leurs propres fermetures ?
Ainsi, dans le contexte de la conquête, la posture du narrateur-voyageur reste un aspect essentiel à traiter dans une oeuvre littéraire telle que le récit de voyage. De plus, nous nous demanderons si cette posture du narrateur-voyageur peut inclure acceptation et rejet de l’Autre à divers degrés. À partir de ces nouvelles formes de récits de voyage et de conquête qui instaurent un certains pacte fondé sur la véracité des événements, nous nous interrogerons également sur leur entrée et leur impact dans l’histoire officielle. Nous tenterons donc de répondre aux questions suivantes.
Hypothèses
Afin de répondre à ces questions, nous nous interrogerons sur le type de rapport à l’Autre qui est susceptible de fonder une relation interculturelle ou ethnocentrique.
Dans le contexte de développement de l’Amérique espagnole, nous pouvons assurément parler d’un choc (plus précisément d’un « choc des cultures », dans la mesure où l’Inconnu américain est perçu selon une hiérarchie où dominent l’Europe et ses références.
Il s’ensuivra dès lors divers rejets. La fameuse expression : « découverte du Nouveau Monde » dont les termes mêmes soulignent, on l’a dit, un regard euro-centré, est un exemplephare de ce phénomène d’ethnocentrisme. C’est pourquoi il conviendra de discuter à partir de la lecture des oeuvres de notre corpus, la validité de l’appellation « Nouveau monde », proposée par Christophe Colomb et d’étudier comment les deux conquistadors Bernal Díaz del Castillo et Álvar Núñez Cabeza de Vaca désignent quant à eux le « Nouveau monde » et perçoivent ses habitants et leur culture.
Objectifs
Il s’agira donc pour nous de relire la représentation de l’image traditionnelle de la Conquête, à partir de deux récits « authentiques » dans le sens où ils ont été écrits par des personnes ayant participé directement à cette « rencontre », en montrant d’une part qu’entre ombres et lumières il n’y a pas toujours de franche dichotomie entre ethnocentrisme et interculturalité. Ainsi, nous comparerons les deux oeuvres de notre corpus afin d’évaluer leurs ressemblances et leurs divergences.
D’autre part, nous essayerons de montrer combien le choix politique de l’idéologie du centre européen participa de la construction d’un regard stéréotypé, homogène et réducteur des « marges » américaines et de leurs habitants autochtones.
De ce fait, nous en viendrons à nous interroger sur le statut particulier d’ Álvar Núñez Cabeza de Vaca en observant qu’il a établi une sorte de rupture avec la construction d’une image négative des habitants du « Nouveau » Monde et nous essayerons ainsi de montrer qu’il a peut-être été l’un des précurseurs de l’interculturalité.
Nous tenterons également de montrer que ces récits apportent de nouveaux éléments quant à l’Histoire officielle. Il importera notamment d’analyser le pacte de lecture proposé par ces auteurs. Ainsi, à travers leur pacte de lecture, nous verrons les éléments qui nous permettent de justifier que leur récit se propose ou non, d’emblée, de révéler la vérité et quelle vérité.
De même, nous nous efforcerons de montrer que la littérature de voyage est un genre qui se développe durant la conquête de l’Amérique, comme le souligne Réal Ouellet dans son livre La relation de voyage en Amérique (XVIe- XVIIe siècles).
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Table des matières
Remerciements
1. Rencontre avec le sujet
1.1 Objet de l’étude
1.2. Motivations personnelles
1.3. Intérêt du sujet
1.4. Etat des lieux
1.4.1. Travaux sur le thème de la conquête
1.4.2. Travaux sur les auteurs de notre corpus
1.4.2.1. Christian Duverger , Cortés et son double : enquête sur une mystification
1.4.2.2. Jean-Claude Martin, L’Inconquistador ou le poème épique de Cabeza de Vaca
1.4.2. Travaux sur le genre « récit de voyage ».
1.4.3. Travaux sur l’ethnocentrisme et l’interculturalité
1.4.3.1 .Travaux sur l’ethnocentrisme
1.4.3.2. Travaux sur l’interculturalité
1.4.4. Le Divers
1.4.5. L’histoire officielle
2. Problématique, hypothèses et objectifs
2.1. Problématique
2.2. Hypothèses
2.3. Objectifs
3. Méthodologie et outillage conceptuel
3.1. La littérature de voyage, un genre qui se construit durant la Conquête de l’Amérique
3.1.1. Spécificités de ce genre émergent
3.1.2. Un paratexte qui annonce le projet de Álvar Núñez Cabeza de Vaca et de Bernal Díaz del Castillo
3.1.2.1. Définitions
3.1.2.2. A propos du choix des titres
3.1.2.3. Le pacte de lecture : prologue et incipit
3.1.5. Une auto-héroïsation ?
3.2. La littérature de voyage un genre entre ethnocentrisme et interculturalité
3.2.1. La notion d’ethnocentrisme
3.2.1.1. Définition
3.2.1.2. Autres notions relatives à l’ethnocentrisme
3.2.2. La notion d’interculturalité
3.2.1. Définitions
3.3.2. Autres notions relatives à l’interculturalité
3.2.3. A propos de l’exotisme
3.2.3.1 Exotisme et ethnocentrisme
3.2.3.2. Exotisme et interculturalité
3.3. La littérature de voyage, un genre qui participe à l’écriture de l’Histoire
3.3.1. Ethnocentrisme et Histoire officielle
3.3.1.1. Mythification de l’événement
3.3.2. Portrait des vaincus
3. 3.2. Interculturalité et nouveau rapport à l’Histoire
3.3.2.1. L’Inconquistador
3.3.2.2. Portraits des Autochtones
4. Résultats et perspectives
4.1. Résultats
4.2 Perspectives
5. Bibliographie
Annexes
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