Transport des fluides en béton sain et fissuré. Positionnement du problème
La transmissivité hydrique d’une fissure d’ouverture connue a-priori, sous des hypothèses cinématiques adéquates concernant l’écoulement, peut être caractérisée de façon univoque par son coefficient de perméabilité kF . Le modèle le plus couramment utilisé pour sa caractérisation, le modèle dit des plaques parallèles (PPM en anglais), prévoit de schématiser la fissure comme l’espace compris entre deux parois parallèles et lisses et suppose l’écoulement du fluide parfaitement laminaire. Bien qu’une telle simplicité rende ce modèle extrêmement attractif, en particulier dans le cadre des approches de modélisation conduisant à une description discrète de la fissuration, il n’est pas directement applicable à la prédiction de la perméabilité des fissures réelles. La complexité morphologique de la fissure et/ou des conditions de chargement hydrique sévères peuvent induire des processus d’écoulement très compliqués et écartés des conditions idéales du modèle théorique. Une adaptation de la solution théorique est nécessaire, mais elle ne peut s’appuyer que sur des études expérimentales permettant de caractériser et quantifier cet écart, en fournissant des informations précises sur l’écoulement et sur la géométrie de la fissure. Dans le domaine de la mécanique des roches et de l’hydrogéologie un grand nombre de travaux effectués à compter des années 50 ont permis de parvenir à une caractérisation pertinente de l’écoulement dans des fissures pour plusieurs matériaux. Dans le domaine de la mécanique des bétons de nombreuses questions restent ouvertes aujourd’hui encore. En faible nombre, les recherches disponibles à ce sujet peuvent fournir des informations qualitatives. Mais leur interprétation pour une adaptation quantitative du modèle théorique, dans l’optique de son utilisation dans le contexte de la modélisation numérique du transfert de fluides en milieu fissuré, est toujours très discutable et, à ce jour, pas encore satisfaisante.
Le béton et sa structure poreuse
Microstructure Le béton durci est un matériau poreux hétérogène composé de pâte de ciment (ciment additionné d’eau), de granulats et éventuellement d’ajouts ou des adjuvants selon différentes formulations. La pâte de ciment est formée de grains de ciments hydratés à différents degrés. Par le terme “hydratation” on désigne l’ensemble des réactions chimiques permettant le passage de l’état liquide à l’état solide de la pâte de ciment. Il s’agit de réactions complexes dans lesquelles les principales composantes du ciment réagissent avec l’eau pour former de nouveaux composés insolubles et déterminent la prise progressive du matériau. Les composants principaux des produits hydratés poreux et solides sont les silicates de calcium hydratés C-S-H, la portlandite Ca(OH)2, les aluminates de calcium et les sulfo-aluminates de calcium hydratés. Dans l’état durci, par conséquent, du point de vue morphologique/microstructural le béton peut être vu comme le résultat d’une juxtaposition, selon un schéma spatial complexe, de plusieurs hydrates de formes et de dimensions différentes, situés entre les grains anhydres initiaux. Ce mode de remplissage crée alors un réseau poreux très complexe. La diversité de formes des différent hydrates donne, de plus, des pores de dimensions très diverses . A ces pores s’ajoutent des microfissures (ordre de grandeur du µm) dues principalement au retrait endogène de la pâte, bloqué par le squelette granulaire. Autour des granulats, en outre, une zone de pâte de ciment hydratée (auréole de transition) ayant une porosité différente est généralement présente.
Porosité Dans l’ensemble des pores on peut distinguer deux familles, en fonction de leur niveaux de connectivité
• les pores connectés, ou pores capillaires (diamètre entre 10 nm et 1 µm), qui forment l’espace continu dans le milieu poreux et sont principalement responsables des propriétés de transport du matériau. On considère comme appartenant également à cette famille, les pores aveugles (ou bras morts) qui sont connecté uniquement par une voie ;
• les pores isolés/occlus (diamètre de l’ordre du µm) qui ne communiquent pas avec le milieu extérieur. Leur présence résulte principalement du processus de malaxage du béton frais ou est intentionnellement recherchée au travers de l’ajout d’entraîneur d’air.
L’eau dans le béton L’eau est présente dans le béton sous différentes formes. Elle influence sensiblement ses propriétés mécaniques [Bažant et Raftshol 1982, Rossi et Boulay 1990, Rossi et al. 1992a] et hydriques [Dal Pont et al. 2005] du béton tout au long de son cycle de vie. En général, on distingue :
• l’eau chimiquement liée : l’eau qui s’est combinée pendant le processus d’hydratation avec d’autres espèces pour former les hydrates ;
• l’eau adsorbée : l’eau liée à la surface des pores solides sous l’action de forces intermoléculaires de type Van Der Waals et des forces électrostatiques ;
• l’eau libre : l’eau condensée qui remplit le volume poreux dans les zones non intéressées par les actions d’adsorptions et qui peut être en équilibre avec la phase non liquide par l’intermédiaire de ménisques.
Schématisation du milieu poreux et échelles de modélisation
Dans ce travail, on se réfère à une échelle de modélisation macroscopique. Le milieu poreux poly-phasique est schématisé comme un milieu continu équivalent obtenu par superposition de n continua (thermodynamiquement ouverts) occupant, avec des densités réduites, l’ensemble de l’espace couvert par le milieu poreux [Coussy 1995, Lewis et Schrefler 1987]. Comparé aux approches microscopiques ou mesoscopiques, cette approche continue offre l’avantage d’éviter d’avoir à considérer explicitement l’hétérogénéité du matériau et/ou la constitution interne de la matière elle même. Les approches de représentation du milieu hétérogène à des échelles micro/meso (i.e. dimension caractéristique du même ordre de grandeur que celle des pores/des grains) nécessitent en fait la description de la cinématique de chaque phase en relation avec la structure hétérogène du matériau. Á de telles échelles d’observation/modélisation, une description pertinente de la morphologie interne du milieu poreux, des surfaces internes qui confinent l’écoulement des fluides, ainsi que des propriétés micro/mesoscopiques des phases fluides et solides sont nécessaires.
La définition de toutes les grandeurs qui interviennent à l’échelle macroscopique (densités, porosités, pressions, perméabilités . . .) sous-tendent l’existence d’un Volume Élémentaire Représentatif (VER). Ces grandeurs peuvent alors être obtenues par moyennage sur le VER des mêmes quantités à l’échelle inférieure [Bear 1972, Lewis et Schrefler 1987, Coussy 1995]. Plusieurs définitions de VER ont étés proposées dans la littérature [Freudenthal 1950, Hashin 1983, Drugan et Willis 1996, Ostoja-Starzewski 2002, Stroeven et al. 2004]. Dans tous les cas, cependant, le choix de sa dimension joue un rôle primordial dans la caractérisation macroscopique du milieu hétérogène. Le VER doit être suffisamment grand pour que les hétérogénéités microscopiques ou mesoscopiques ne soient plus présentes à l’échelle macroscopique (milieu statistiquement homogène), et en même temps plus petit par rapport à la dimension du milieu étudié ou à la dimension au-delà de laquelle la distribution spatiale de la quantité microscopique qu’on considère dévie d’un comportement linéaire [Bear 1972]. Le respect d’une telle condition assure que l’opération de calcul de moyenne (voir par exemple les travaux de Hassanizadeh et Gray [1979a] et de Auriault [2002]) permet de parvenir à des grandeurs macroscopiques, représentatives de la distribution des grandeurs micro/meso scopiques au sein du VER [Bear 1972, Lewis et Schrefler 1987]. Il est évident que la notion de VER pour un matériau hétérogène comme le béton va être différente selon les caractéristiques intrinsèques étudiées [Stroeven et al. 2004], car les volumes pour lesquels les caractéristiques macroscopiques auxquelles on s’intéresse (module de Young, paramètres de résistance mécanique, perméabilité, conductivité électrique, . . .) ont un sens pour des volumes qui ne sont pas les mêmes. En outre, si nous nous intéressons au problème de la fissuration, les défauts initiaux du matériau (micro-fissures) et les zones de faible résistance (interfaces pâte-granulats) jouent un rôle primordial et de plus en plus important lorsque le volume du matériau sollicité augmente (effets d’échelle). Ces effets d’échelles [Carpinteri 1994, Rossi et al. 1994, Bažant et Planas 1998] sont typiquement expliqués comme conséquence de l’augmentation de la probabilité de rencontrer des défauts lorsque le volume sollicité augmente [Weibull 1939]. Des motivations similaires ont été proposées par Alarcon-Ruiz et al. [2010] pour expliquer les possibles effets d’échelle dans les mesures de perméabilité.
Écoulement des fluides dans les milieux poreux – béton sain
On s’intéresse principalement aux processus d’écoulement de l’eau liquide, dans la porosité et dans les fissures du béton. Pour ce fluide un comportement newtonien peut être retenu et l’hypothèse d’incompressibilité peut être considérée valable. Dans la formulation rappelée ici le composant générique α (solide ou liquide) du milieu poreux indéformable de porosité φ occupant Ω ∈ IRndim est caractérisé en terme de sa masse apparente mα = mα(x, t). Cette dernière mesure la masse de la phase α par unité de volume dv du milieu poreux, au travers des fractions volumiques θα :
mα = θαρα
La loi de Darcy : écoulement incompressible en régime laminaire
La vitesse d’écoulement d’un fluide incompressible β au travers d’un milieux poreux indéformable est couramment représentée en se référant à la loi de Darcy [1856]. Cette loi, développée expérimentalement par Darcy pour décrire l’écoulement (unidirectionnel) de l’eau dans les filtres en sable des fontaines la ville de Dijon (France), a été ensuite étendue théoriquement aux écoulements multiphasiques [Muskat et Meres 1936], au milieux anisotropes [Biot 1955], au cas tridimensionnel, au cas des milieux poreux déformables [Biot 1962], à l’écoulement non linéaire de fluides visco-élastiques [Slattery 1967], . . .. Elle a été, en outre, obtenue en tant que solution des équations de Navier-Stokes, par exemple par Whitaker [1986a;b] au moyen de procédures d’homogénéisations proposées par Hassanizadeh et Gray [1979a].
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Table des matières
1 Introduction
2 Transport des fluides en béton sain et fissuré
2.1 Le béton et sa structure poreuse
2.2 Schématisation du milieu poreux et échelles de modélisation
2.3 Écoulement des fluides dans les milieux poreux – béton sain
2.4 Écoulement en milieu fissuré
2.4.1 Équations du problème
2.5 Perméabilité “intrinsèque” de la fissure : aspects théoriques
2.5.1 Le modèle des plaques parallèles – la loi de Poiseuille
2.5.2 Régimes d’écoulement
2.5.3 Adaptations du PPM
2.6 Études expérimentales sur l’évolution des propriétés de transferts du béton
2.6.1 Les protocoles classiques basés sur l’essai brésilien
3 Étude expérimentale du transfert d’eau dans une fissure localisée
3.1 Introduction
3.2 Protocole expérimental hydromécanique
3.2.1 Dispositif expérimental
3.2.2 Préparation et pré-conditionnement des échantillons
3.2.3 L’hétérogénéité du béton et les propriétés de transport
3.2.4 Protocole pour la mesure du débit
3.2.5 Calcul de l’ouverture de fissure
3.3 Caractérisation statistique de la géométrie de la fissure
3.3.1 Préparation des échantillons
3.3.2 Éléments sur la corrélation d’image numérique CIN
3.3.3 LVDT – CIN
3.3.4 Relation statistique entre ouverture et surface de fissure
3.4 Perméabilité d’une fissure unique : résultats et discussion
3.4.1 Cadre théorique
3.4.2 Influence de l’ouverture de fissure
3.4.3 Discussion sur la relation entre la géométrie de l’échantillon et les mesures de perméabilité
3.4.4 Discussion sur un éventuel effet de seuil sur la perméabilité d’échantillon
3.4.5 Interprétation macroscopique : une loi de Poiseuille modifiée
3.5 Conclusions
4 Un modèle macroscopique probabiliste de fissuration des bétons
4.1 Introduction
4.2 Un modèle de fissuration probabiliste
4.2.1 Équations de bilan du problème purement mécanique
4.2.2 Le modèle de fissuration
4.3 Calibration des paramètres du modèle – analyse inverse
4.3.1 Positionnement du problème
4.3.2 Exécution de l’analyse inverse
4.4 Résultats de l’analyse inverse
4.4.1 Influence du nombre de tirages aléatoires sur la réponse globale simulée
4.4.2 Analyse de l’influence des paramètres des lois de distribution
4.4.3 Analyse de la réponse locale : processus de fissuration et ouvertures de fissure
4.5 Prévision des effets d’échelle
4.5.1 Effets d’échelle dans l’essai de fendage
4.5.2 Validation du modèle proposée dans la modélisation des effets d’échelle
4.6 Conclusions
5 Conclusion