Transparence par l’audit, transparence de l’audit : une illusion à dissiper
L’audit légal est d’abord une promesse : celle de la transparence. De cette transparence qui conduit ceux dont elle rend les pratiques visibles à bien se comporter, à ne pas tricher, à adopter un comportement éthique et responsable. De cette transparence qui ne permet pas aux incompétents de dissimuler leurs lacunes. De cette transparence, donc, qui constitue l’instrument considéré comme le plus efficace pour prévenir la violence. Ce que l’audit est supposé rendre transparent, c’est l’activité de reddition de comptes des dirigeants d’entreprise, et tout mène à penser que le travail des auditeurs légaux est luimême d’une totale transparence .
La transparence de et par l’audit n’est toutefois selon nous qu’un effet d’optique : une illusion causée par l’adoption d’une certaine perspective théorique. Voir en l’audit une pratique transparente, c’est assimiler la prescription à une description, et adopter en cela une optique qualifiable de taylorienne. L’ergonomie de l’activité – dont nous avons fait notre cadre de référence – soutient cependant que le travail réel (ce qui est fait sur le terrain) diffère systématiquement de la tâche prescrite (le devoir faire officiel); que même très fortement codifiée et contrôlée, une pratique n’en est pas pour autant transparente.
La normalisation comptable et l’audit légal, au service de la transparence
De la méfiance envers les dirigeants à l’exigence de transparence
Dans les relations qu’un dirigeant d’entreprise entretient avec les diverses parties prenantes de son organisation, celui-ci occupe fréquemment la position de l’agent, et travaille, le plus clair de son temps, à l’abri des regards. A son doigt, pourrait-on dire, brille un anneau de Gygès. En conséquence, bien qu’on lui fasse suffisamment confiance pour le charger de diriger une structure, il est impératif, dans la perspective de la théorie de l’agence, de contenir l’opportunisme dont il pourrait éventuellement faire preuve.
Au sein du dispositif de contrôle mis en œuvre pour ce faire, la comptabilité dite générale ou financière occupe un rôle de tout premier plan. Elle permet en effet d’offrir aux partenaires de l’entreprise une représentation chiffrée de cette dernière, ceci par l’intermédiaire de comptes, ou états financiers. Ces comptes comprennent notamment le bilan, le compte de résultat et l’annexe. Le bilan consiste en une description du patrimoine de la firme à un instant donné. Le compte de résultat mesure et analyse la variation de ce patrimoine au cours d’une période de temps définie. L’annexe commente et complète les informations fournies par le bilan et le compte de résultat. Ensemble, ces documents sont supposés donner de la réalité économique des organisations une image fidèle. Ils doivent ainsi permettre à leurs lecteurs-utilisateurs d’évaluer et donc de contrôler le travail accompli par les chefs d’entreprises, et de prendre leurs décisions sans risquer d’être trompé par ces derniers. En bout de course, la comptabilité sert de la sorte une valeur fondamentale : la paix sociale, le vivre ensemble (Colasse, 1997a, 1997b).
Cependant, comment juger de la fiabilité d’un jeu de comptes donné lorsqu’on n’a pas été soi-même témoin des faits que ces comptes sont censés rapportés ? Evaluer la qualité d’une traduction sans disposer du texte original est, bien sûr, chose impossible. Or, les états financiers d’une organisation sont établis sous l’autorité même de celui qu’on cherche à contrôler – à savoir le dirigeant –, et l’on voit mal pourquoi l’éventuel opportunisme que l’on prête à ce dernier se muerait soudainement en une probité sans faille, lorsque vient pour lui le moment de rendre des comptes. Pour que les documents comptables puissent contenir les possibles errements du patron, encore faut-il qu’ils n’en soient pas eux-mêmes la victime. En d’autres termes, si l’on veut réduire le risque que l’activité de reddition de comptes n’éclaire pas correctement les réalisations du chef d’entreprise, cette activité doit, pour commencer, être elle-même rendue tout à fait transparente.
La transparence, par la normalisation comptable et l’audit légal
Comment rendre tout à fait transparente l’activité de reddition de compte des dirigeants d’entreprises ? Une solution a peu à peu été mise en place pour rendre la chose possible : les pratiques productrices de comptes jugés fidèles ont été identifiées, et sont aujourd’hui codifiées sous la forme de principes, de normes, et de procédures à respecter . Le travail de comptabilisation réalisé au sein d’une entité donnée est jugé transparent s’il se conforme aux règles ainsi déterminées. Garantir cette conformité – c’est-à-dire rendre transparente l’activité de reddition de comptes – constitue le cœur-même de la mission des auditeurs légaux .
La normalisation : de la transparence du chemin menant à l’image fidèle
De multiples principes et normes comptables encadrent aujourd’hui la production des états financiers. La normalisation de la comptabilité est le produit de divers dispositifs institutionnels dont les productions s’appuient sur certaines théories scientifiques. Les normes comptables qu’ils élaborent ont vocation à être de plus en plus nombreuses et détaillées . Appliquées de bonne foi, elles sont censées permettre de produire une image fidèle de la réalité économique des entreprises .
Les dispositifs institutionnels de normalisation
Les systèmes de normalisation comptable varient d’un pays à l’autre. En France, comme le souligne Colasse (1997a, p.2719), la codification de l’activité comptable remonte à une ordonnance de Colbert promulguée en 1673, appelée Code Savary. La réglementation et la normalisation de la comptabilité ne prennent cependant toute leur ampleur dans notre pays qu’à partir de 1947, année de publication de la première édition du Plan Comptable Général (PCG). En 1957, 1982 et 1999, ce document – aujourd’hui élaboré par le CNC (Conseil National de la Comptabilité) – est révisé. En 1983, afin de donner suite à une directive européenne sur la structure et le contenu des comptes annuels, le Parlement français vote une loi qualifiée de « loi comptable ». Cette loi est rapidement suivie d’autres textes législatifs, décrets, et arrêtés. Un véritable droit de la comptabilité prend ainsi forme et se développe. Depuis le 1er janvier 2005, suite à un règlement de la Commission européenne, les sociétés françaises faisant appel public à l’épargne doivent présenter leurs comptes consolidés selon les normes IAS/IFRS (International Accounting Standards/International Financial Reporting Standards) produites par l’IASB (International Accounting Standards Board) ; les sociétés non cotées peuvent faire de même si elles le désirent ; les comptes individuels, en revanche, continuent d’être régis par le PCG ; celui-ci ne cesse néanmoins de s’aligner sur les normes internationales.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Chapitre 1 Transparence par l’audit : l’audit tel qu’on le voit
Section 1. La normalisation comptable et l’audit légal, au service de la transparence
1. De la méfiance envers les dirigeants à l’exigence de transparence
2. La transparence, par la normalisation comptable et l’audit légal
2.1. La normalisation : de la transparence du chemin menant à l’image fidèle
2.2. L’audit légal : pour la transparence des pratiques comptables effectives
Section 2. L’audit légal, une pratique voulue transparente
1. Quand les auditeurs légaux en viennent à inspirer la méfiance
2. La codification et le contrôle de l’audit, pour plus de transparence
Section 3. La recherche en audit, principalement centrée sur la codification du métier
1. Les recherches centrées sur la compétence des auditeurs
1.1. Les recherches sur la méthodologie d’audit
1.2. Les recherches sur les comportements de réduction de la qualité de l’audit
1.3. Les recherches sur le jugement des auditeurs
2. Les recherches centrées sur l’indépendance des auditeurs
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 Transparence par l’audit, transparence de l’audit : un effet d’optique
Section 1. L’audit transparent qui rend transparent : une optique taylorienne
1. La codification et le contrôle de la comptabilité et de l’audit légal : de l’obtention de la transparence selon Taylor
1.1. Principe n°1 : codifier
1.2. Principe n°2 : sélectionner et former
1.3. Principe n°3 : effectuer un contrôle de conformité et sanctionner les écarts
2. Les postulats de l’approche taylorienne
2.1. Une certaine vision du monde
2.2. Une certaine conception de l’homme
Section 2. L’ergonomie de l’activité : un point de vue alternatif
1. Le travail comme gestion d’un conflit de logiques
1.1. La logique technico-organisationnelle, ou logique de la prescription
1.2. La logique du vivant, ou logique de l’action humaine
1.3. Logique de la prescription, logique du vivant : deux logiques contradictoires
1.4. Travailler, c’est gérer un conflit de logiques
2. Le travail : de la gestion des conflits internes à chaque logique
2.1. Le travail face à l’incohérence de la tâche
2.2. Le travail face aux tensions internes de l’homme
3. Le travail ou la gestion des conflits internes au collectif
3.1. La coordination autonome : diverses formes possibles
3.2. Auto-coordination, points de vue conflictuels et espace de discussion
3.3. Le désir de coopérer à la coordination de l’action collective
3.4. Les freins à l’intégration des points de vue et leurs conséquences négatives
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 En quoi consiste le travail réel des auditeurs légaux ?
Section 1. Quelques travaux de recherche éclairants
1. Les recherches « alternatives » centrées sur la méthodologie
1.1. Une méthodologie structurée est-elle forcément plus efficace et efficiente ?
1.2. Une méthodologie structurée ne vise-t-elle que l’efficience et l’efficacité ?
1.3. Une méthodologie structurée accroît-elle la compétence des auditeurs ?
2. Les recherches « alternatives » centrées sur le jugement
3. Les recherches « alternatives » centrées sur l’indépendance
Section 2 Du manque d’études de terrain
1. Très peu d’études de terrain
2. La rareté des études de terrain : quelques hypothèses explicatives
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 Une démarche clinique menée sur le terrain
Section 1. La démarche clinique
1. La nature épistémologique de l’activité de travail
1.1. Remarques épistémologiques préliminaires
2. La méthode clinique
2.1. L’analyse de l’activité : une analyse clinique
2.2. Construction de l’analyse
2.3. Analyse des comportements
Section 2. Le terrain de recherche
1. Processus d’accès au terrain
1.1. La proposition de recherche-action
1.2. Les motifs d’acception du DRH
1.3. Le cadrage du projet
2. Les équipes accompagnées et leurs missions respectives
3. Les travaux réalisés
3.1. Le travail d’observation
3.2. Les entretiens menés
3.3. Un travail d’analyse progressif
Conclusion du chapitre 4
Chapitre 5 L’audit légal ou le salaire de la peur
Section 1. La peur des auditeurs : son objet, ses racines
1. La peur de passer à côté
2. La mission d’audit : une mission à la fois impossible et essentielle
2.1. La mission d’audit : une mission impossible
2.2. La mission d’audit : une mission essentielle
3. Le désir de bien faire (deuxième source de peur)
3.1. La volonté de servir
3.2. Le plaisir retiré du travail bien fait
3.3. Le souci du regard de l’autre
Section 2. La peur comme ressource à cultiver
1. La peur, condition du travail bien fait
2. La peur de ne pas avoir suffisamment peur
2.1. La peur de l’habitude
2.2. La peur de l’ennui
3. Le « savoir s’en faire » des auditeurs : quelques exemples
3.1. Le « proverbe menteur »
3.2. « Travail banal, pari de Pascal »
3.3. La mnémotechnie par l’hypermétropie
3.4. La « photo-réveil »
3.5. La tactique du « tic mark » atypique
Section 3. La peur comme émotion à épuiser
1. Le processus d’épuisement de la peur : une vue d’ensemble
1.1. Phase n°1 : La localisation de la peur, et sa « mesure »
1.2. Phase n°2 : L’extinction de la peur localisée et « mesurée »
1.3. Phase n°3 : L’épuisement quasi-complet du reliquat de peur initiale
2. De nombreuses attitudes contradictoires requises
2.1. Se déplacer et se « poser » : le rapport à l’espace
2.2. Se presser et inscrire son action dans la durée : le rapport au temps
2.3. Utiliser les outils prescrits et s’en affranchir : le rapport aux techniques officielles
2.4. Revenir sur le travail réalisé et non réalisé : le rapport au réel de l’activité
2.5. S’épuiser et se reposer : le rapport au corps
3. Le rendez-vous des épuisements
Section 4. De la peur à la souffrance : le spectre des mécanismes de défense
1. De la peur à la souffrance
1.1. La souffrance due au manque de moyens
1.2. La souffrance due au manque de reconnaissance
2. Le spectre des mécanismes de défense
2.1. La stratégie du survol
2.2. Les stratégies de justification
2.3. La stratégie du détachement
Conclusion du chapitre 5
CONCLUSION GÉNÉRALE