Méthodes de calcul du courant tunnel et de ses variations
Transmission de charges et courant dans une jonction tunnel
A l’échelle de la jonction moléculaire, les électrodes sont supposées être représentables par une chaîne à une dimension périodique semi-infinie d’états (électrodes à un canal de conduction). Entre ces électrodes est située une zone « défaut », la molécule, où la périodicité de translation est brisée, et qui est donc susceptible de diffuser les porteurs de charge. Toutes les techniques de calcul développées dans la suite se généralisent à des cas où les électrodes contiennent plusieurs canaux de conduction [6], ainsi qu’aux cas où il y a plus de deux électrodes enserrant la jonction tunnel [7].
Pour qu’un courant s’établisse dans ce système, une différence de potentiel V doit être appliquée entre les deux réservoirs de manière à ce que, pour une même énergie E, il y ait sur une des électrodes un état propre occupé par un électron, et sur l’autre un état propre vide. Dans la suite l’électrode de droite sera systématiquement à la masse tandis que l’électrode de gauche portera un potentiel −V . Cette orientation implique que le réservoir de gauche est considéré comme la source de charges tandis que le réservoir de droite est le drain.
Il existe évidement un grand nombre de mécanismes possibles pour le transfert d’une charge dans une jonction tunnel impliquant différents nombres d’électrons. Ici les 2 types de transfert les plus probables, qui sont également les plus simples, sont décrits : transmission d’un électron ou transmission d’un trou. Bien que la réalité soit plus complexe (voir chapitre suivant), pour donner une compréhension simple de ces mécanismes, la jonction est considérée dans l’approximation de Hartree Fock à température nulle : la molécule est constituée de N orbitales, dont les plus basses en énergies sont occupées par m électrons et les électrodes sont remplies d’électrons jusqu’à leur niveau de Fermi .
Dans les paragraphes qui suivent et tout au long de cette thèse, des mécanismes de transfert de charge sont décrits, et pour cela la notion d’occupation d’une orbitale par une particule est très souvent utilisée. Nous souhaitons dès maintenant avertir le lecteur que ce terme ne doit pas être compris comme une occupation réelle de l’orbitale, mais comme une occupation virtuelle, dans le sens où la particule a la possibilité d’occuper cette orbitale.
Transmission d’un électron : C’est le cas le plus simple de transfert de charge, un électron est transmis d’une électrode à l’autre via la molécule. Si une différence de potentiel V > 0 est appliquée au système figure 1.2, le niveau de Fermi de l’électrode de gauche augmente de |e|V . Si |e|V devient plus grand que l’énergie de la première orbitale vide (LUMO) de la molécule, certains des électrons de l’électrode de gauche auront la même énergie que cette orbitale, et pourront donc être transférés dans un état vide de l’électrode de droite par l’intermédiaire de la molécule (figure 1.3). Cela se traduit par un déplacement d’électrons de la gauche vers la droite et l’apparition d’un courant positif.
Transmission d’un trou : Ce mécanisme consiste quant à lui en un déplacement collectif des électrons. Dans le système figure 1.4 une différence de potentiel négative est appliquée aux bornes de la jonction. Si cette différence de potentiel est suffisamment importante, le niveau de Fermi de l’électrode de gauche sera inférieur à l’énergie de la dernière orbitale occupée (HOMO) et certains des électrons de la molécule auront suffisamment d’énergie pour aller occuper un état vide de l’électrode de gauche (fig 1.4a). Cela va laisser un trou sur la molécule que vont pouvoir remplir les électrons de l’électrode de droite qui ont la bonne énergie (fig 1.4b). Le trou va donc passer dans l’électrode de droite, et la molécule revenir dans son état initial (fig 1.4c). Ce déplacement collectif d’électrons est en fait équivalent au déplacement d’une absence d’électron interprétée comme une particule effective de charge +e : un trou, noté h+. Le courant induit par ce transfert de charge est cette fois négatif.
Il est a noter que la différence de potentiel V appliquée entre les électrodes est généralement très faible sous peine de sortir du régime tunnel, mais induit tout de même la présence d’un champ électrostatique susceptible d’influer sur les propriétés électroniques de la jonction. Cette action sur le système est difficile à modéliser, elle demande la résolution auto-cohérente d’une équation de Poisson [8–11], calcul technique qui n’est pas notre propos dans cette thèse. Dans les méthodes qui suivent le système étudié est donc considéré à l’équilibre, la différence de potentiel appliquée n’apparaissant que dans l’intervalle d’énergie définissant les charges qui sont susceptibles d’être transférées à travers le système. Cependant chacune de ces méthodes peut être corrigée pour prendre en compte l’effet de la différence de potentiel entre les électrodes.
Le courant en partant des taux de transition entre états propres des électrodes
Un autre formalisme a été proposé par John Bardeen en 1960 qui cherchait alors à évaluer la conductance d’une jonction tunnel contenant un isolant, c’est-à-dire deux électrodes séparées par une barrière de potentiel [20] (voir aussi [21]). Pour cela il considère le transfert d’un électron entre l’état initial |ii = |ψni, un état propre de l’électrode de gauche (énergie ǫn) et le continuum formé par les états |fi = |ϕki, états propres de l’électrode de droite. ak(t) = hϕk|e iHt|ψni est le coefficient de la fonction d’onde du système selon l’état ϕk.
Du fait des approximations utilisées ici, il n’y a pas ici de temps moyen des événements de transfert qui apparaît dans l’expression du courant puisqu’il s’exprime uniquement en fonction des paramètres du hamiltonien et de la statistique de remplissage électronique des électrodes. Par ailleurs, puisque les deux méthodes doivent donner un résultat équivalent, il pourrait être intéressant de chercher la valeur du paramètre τ de la partie précédente qui permet d’égaler les deux expressions du courant, de manière à obtenir une expression de ce temps moyen directement en fonction des paramètres du Hamiltonien.
Ce formalisme a été appliqué au cas du STM par J.Tersoff et D.R.Hamann en 1983 [22, 23]. En modélisant la pointe par un potentiel sphérique simple, ils montrent que la conductance du système est proportionnelle à la densité d’états locale de la surface. Une fois de plus grâce à un certain nombre d’approximations, une estimation particulièrement simple de la conductance tunnel est obtenue, qui a par ailleurs été utilisée pendant très longtemps pour interpréter les images STM des surfaces de semi-conducteurs. Cependant il faut être prudent avec ce résultat car les approximations sur lesquelles il repose ne sont pas toujours valables.
Le formalisme initial de J.Bardeen a par la suite été développé pour pouvoir s’appliquer aux jonctions tunnels qui nous intéressent ici, c’est à dire les jonctions contenant une molécule [24]. En effet si celui-ci a initialement été conçu pour s’appliquer à des jonctions vides, il peut s’adapter au cas des jonctions contenant des états électroniques. L’idée consiste à calculer les taux de transition de l’électrode de gauche vers la molécule, et de la molécule vers l’électrode de droite, ainsi que la population de la molécule nm obtenue par résolution de l’équation différentielle qui relie dnm/dt à nm(t) et aux taux de transition.
Cette approche permet donc de prédire le courant tunnel à travers une jonction de manière simple, mais est cependant assez rarement utilisée lorsque une haute précision du calcul est nécessaire. En effet l’approximation au premier ordre dans le calcul des ak(t) est une approximation forte qui induit une erreur substantielle quelle que soit la précision avec laquelle le système est décrit.
Le courant à partir du coefficient de transmission
Dès 1957, Rolf Landauer s’intéresse également à la conductance de systèmes constitués de deux électrodes reliées à une source d’électrons et un drain, avec un « défaut » localisé entre ces électrodes susceptible de diffuser un électron incident [25,26] (voir aussi [3]). Plutôt que de calculer l’évolution temporelle des états de la jonction il part du principe que le courant, bien qu’il soit dû à des phénomènes individuels quantiques, doit en tant que variable macroscopique vérifier la loi classique V = RI. Il considère un système {source, électrode, défaut, électrode, drain} soumis à une petite différence de potentiel V , et qui a atteint un état permanent. Un courant constant s’est donc établi dans ce système, et si par exemple V est positif, ce courant consiste en un flux d’électrons allant de la gauche vers la droite. La conductance est alors évaluée grâce à la transparence de la jonction pour un électron incident. Toute la résistance du système est supposée se trouver aux bornes du défaut, les électrodes étant elles considérées balistiques. Dans son article de 1957, les calculs effectués par Landauer sont en réalité classiques en dehors de l’utilisation des fonctions de Fermi pour décrire l’occupation des électrodes. En effet il s’agit de résoudre l’équation de transport pour des électrons se déplaçant dans le système, soumis à un champ non uniforme car dépendant de la présence du défaut à priori résistant, et au niveau duquel se crée une accumulation de charges.
Cependant, plus que la résolution de cette équation, l’élément important de la théorie de Landauer, qui découle directement de l’idée d’assimiler le courant à la réponse diffusive à un flux incident de charges, est la forme sous laquelle sont écrits le courant et la conductance. Cette forme se comprend sans détailler les aspects quantitatifs des calculs.
Le formalisme NEGF : le courant depuis les fonctions de Green hors équilibre
Le principal défaut qui a pu être reproché au formalisme de Landauer est qu’il ne permet pas de traiter des phénomènes inélastiques. Cette limitation est en réalité moins contraignante qu’il n’y pourrait paraître à première vue, car la notion d’élastique dépend de ce qui est considéré comme appartenant au système et n’interdit donc pas de traiter des échanges d’énergie entre particules si elles font partie de celui-ci. De plus certains Hamiltoniens effectifs permettent de prendre en compte des effets inélastiques extérieurs. Cependant, il peut paraître souhaitable d’avoir une théorie qui prenne en compte directement ces effets inélastiques sans que cela dépende de la qualité du Hamiltonien. Celle qui est actuellement la plus utilisée pour le calcul du courant tunnel est la théorie de Y.Meir et N.S.Wingreen [29]. Historiquement la motivation principale de Y.Meir et N.S.Wingreen était d’inclure les interactions entre électrons dans le calcul, exprimant ainsi une tendance alors nouvelle qui n’a cessé de se développer depuis et qui est également le fil directeur de cette thèse.
Le système considéré est constitué de deux régions asymptotiques sans interaction, et d’une zone intermédiaire avec interactions entre électrons, et éventuellement d’autres phénomènes inélastiques comme les interactions électrons-phonons . L’utilisation de zones sans interactions se justifie par le fait que les électrodes sont généralement métalliques avec des électrons délocalisés, quasi-libres, et dans ces systèmes les interactions d’un électron, ou d’un trou avec les autres électrons se traduisent très bien par un champ moyen [30].
A t = −∞, les trois zones constituant le système sont considérées non couplées entre elles, chacune ayant atteint son propre équilibre. Cet état d’équilibre permet de définir les potentiels chimiques µg et µd. Le couplage est ensuite établi entre les différentes parties, et si µg ≠ µd, un courant s’établit, celui-ci atteignant un état d’équilibre au bout d’un certain temps.
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Table des matières
Introduction
1 Méthodes de calcul du courant tunnel et différentes descriptions d’une jonction moléculaire
1.1 Introduction
1.2 Méthodes de calcul du courant tunnel et de ses variations
1.2.1 Transmission de charges et courant dans une jonction tunnel
1.2.2 Le courant depuis la probabilité moyenne de transfert d’électrons
1.2.3 Le courant en partant des taux de transition entre états propres des électrodes
1.2.4 Le courant à partir du coefficient de transmission
1.2.5 Le formalisme NEGF : le courant depuis les fonctions de Green hors équilibre
1.3 Différents modèles pour décrire la structure électronique du système
1.3.1 Méthode de Combinaison Linéaire d’Orbitales Atomiques
1.3.2 Théorie de la fonctionnelle densité
1.3.3 Méthode de Hartree Fock
1.3.4 Méthode d’interaction de configurations
1.4 Conclusion
2 Matrice de diffusion et coefficient de transmission en base de déterminants
2.1 Introduction
2.2 Modélisation d’un transfert de charge à travers une jonction moléculaire contenant des électrons localisés
2.3 Bases de déterminants de Slater et Hamiltoniens effectifs
2.3.1 Pour la transmission d’électrons
2.3.2 Pour la transmission de trous
2.3.3 Forme générale du Hamiltonien
2.4 Calcul de la matrice de diffusion
2.5 Interprétation des éléments de la matrice s(E)
2.6 Paramètres utilisés dans les applications
2.7 Effets du traitement multi-électronique sur des systèmes simples
2.7.1 Peut on comparer un modèle mono-électronique et un modèle multi-électronique dans un calcul de diffusion ?
2.7.2 Application à un système à 2 OM
2.7.3 Application à un système à 4 OM
2.8 Conclusion
3 Coefficient de transmission total : interférences entre états de diffusion d’électrons et de trous
3.1 Introduction
3.2 Interférence dans des systèmes mono-électroniques simples
3.2.1 Interférence destructive entre deux chemins différents
3.2.2 Interférences constructives entre deux chemins identiques
3.2.3 Interférence dans le gap entre orbitales de type HOMO et orbitales de type LUMO
3.3 Calcul du coefficient de transmission total électron-trou
3.4 Interférences dans un système multi-électronique
3.4.1 Cas simple d’interférences destructives dans le gap entre diffusion d’électrons et diffusion de trous
3.4.2 Deux types différents d’interférences dans un système multiélectronique
3.4.3 Application à un cas étudié expérimentalement
3.5 Conclusion
4 Décroissance exponentielle de la transparence électronique d’un fil moléculaire avec sa longueur
4.1 Introduction
4.2 Étude mono-électronique de la décroissance exponentielle et résultats expérimentaux
4.2.1 Chaîne périodique mono-électronique de longueur Nl
4.2.2 Résultats expérimentaux
4.3 Système modèle utilisé pour les calculs multi-électroniques
4.4 Traitement multi-électronique du système figure 4.9
4.4.1 Effets dans bords dans un système multi-électronique
4.4.2 Coefficients de transmission CI-ESQC pour un fil de longueur 30 contenant 30 électrons localisés
4.5 Conclusion
Conclusion