Transmettre ses propres archives
Un impératif de la judéité
L’importance du « devoir de mémoire » a d’abord une origine religieuse. En effet, le peuple juif est considéré comme le peuple témoin. Il témoigne de Dieu et de son existence, ainsi que de l’alliance conclue entre lui et les hommes10. Dans la Torah, on peut effectivement mettre en parallèle les mots Eda, signifiant « peuple », et Edut, qui désigne la Torah, et signifie témoignage et preuve. Le peuple Juif est bien, par essence, le peuple témoin de la présence de Dieu. Témoigner de l’histoire du peuple Juif serait, en quelque sorte, montrer les preuves de l’action de Dieu et de sa miséricorde. Cette injonction au témoignage est accompagnée de l’injonction au souvenir : « n’oublie pas les événements dont tes yeux furent témoins […] fais les connaître à tes enfants et aux enfants de tes enfants. »11 En effet, la première étape de la transmission du témoignage est de se souvenir des événements à relater. L’importance du souvenir est bien mise en exergue dans la Bible, où le verbe « Zakhar » – « se souvenir » – est répété 169 fois12. Le peuple juif doit se souvenir des interventions de Dieu, et des réactions qu’elles ont suscitées chez les hommes13.
La mémoire des malheurs des Juifs sert, ainsi, à se rappeler la puissance de Dieu, et l’amour protecteur et paternel qu’il porte aux peuples qui le suivent : « Souviens-toi du Seigneur ton Dieu : car c’est lui qui t’a donné la force d’acquérir cette richesse, en confirmant ainsi l’Alliance qu’il avait jurée à tes pères. » 14 La mémoire est, d’ailleurs, un attribut divin, elle est inhérente aux qualités rédemptrices et créatrices de Dieu, comme le montrent ces passages de l’Ancien Testament : « Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob ; Dieu vit les fils d’Israël »15, « Dieu se souvint de Rachel, l’exauça et la rendit féconde. »16 Ainsi, le souvenir devient une obligation religieuse, une mitsva, dont l’irrespect serait un péché : « Garde-toi d’oublier le Seigneur ton Dieu, de négliger ses commandements, ses ordonnances et ses décrets, que je te donne aujourd’hui »17.
Se souvenir de l’histoire du peuple juif permet de relier le passé et le présent par une transmission « midor lador » – de génération en génération. Les jeunes générations tirent leurs enseignements des leçons reçues par leurs pères. La mémoire juive est donc transmise de deux manières différentes : par les rites et par les récits18. C’est dans la Bible que, pour la première fois, un peuple voit son histoire inscrite dans l’écriture sainte, plus précisément dans le Pentateuque, qui relate les événements historiques, jusqu’à la conquête de Canaan. Cette histoire doit continuer à être transmise, enrichie de celle des contemporains. Quant aux rites, la mémoire est transmise par les fêtes religieuses qui scandent l’année, surtout les grandes fêtes de pèlerinage comme Pâques, la fête de la moisson, ou la fête des Tentes.
Il existe aussi, dans la communauté juive, une littérature de la « chaîne de la tradition » – Shalshelet ha-qabbalah – qui établit la chronologie de la transmission de la loi et de la doctrine rabbinique19. Peu à peu, la liturgie et le rituel prennent le pas sur le récit historique : le rituel permet de se souvenir de l’essentiel de l’événement, de sa morale, ou simplement de son lieu. C’est ce qui est le plus important. Ainsi, le jeûne du 20 de Siva, commémorant les martyrs de Blois, est suivi par beaucoup jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais peu connaissent l’histoire des martyrs. Le rite religieux où l’injonction à la mémoire est la plus présente est celui qui entoure le deuil20. En effet, à la mort d’un proche, un Juif porte le deuil pendant un an au cours duquel la mémoire du défunt est sans cesse rappelée ou symbolisée. Par exemple, une bougie, dont la flamme représente l’âme du défunt, reste allumée durant les sept jours suivant l’inhumation. Quatre fois par an a lieu l’office d’Yzkhor – « qu’ils se souviennent » – où la collectivité demande à Dieu d’élever les âmes des défunts de manière générale, puis celles des membres de la communauté. Tous les ans, à la date anniversaire du décès, est célébrée la Azkara : la première fois est le moment où l’on dépose la pierre tombale, puis il est de coutume de poser chaque année une pierre sur la tombe après la lecture de textes sacrés.
Le devoir du survivant
Les rescapés de la déportation ressentent, ou ont ressenti, un besoin impérieux de raconter ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu. C’est le moyen pour eux de respecter la promesse faite à leurs proches disparus. En effet, cette promesse de raconter aux autres, de ne pas oublier, apparaît comme un leitmotiv dans les récits de rescapés. C’est elle, qui leur a permis de survivre au camp, et c’est elle qui, au sortir de la guerre, leur donne une raison de vivre. Primo Levi explique que, pour lui, raconter son histoire est une « obligation morale envers ceux qui se sont tus. »26 Transmettre l’histoire des proches disparus permet de ramener à la vie, le temps du caractère indigeste des premiers témoignages d’après-guerre, car les rescapés veulent rendre compte de tout, sans oublier personne28. Sans cette transmission de la mémoire des disparus, leur mort serait passée inaperçue, et aurait été irrévocable. Effectivement, selon les propres mots de Steven Rose, « what failed to survive in an individual’s memory or in the spoken transmitted culture, died forever. » L’acte de témoigner, au contraire, permet d’inscrire ses proches disparus dans l’histoire, et donc de leur faire accéder à l’immortalité.
Le projet nazi étant d’exterminer jusqu’au souvenir même de l’existence des Juifs, immortaliser les victimes de leur barbarie apparaît comme une revanche contre eux. Pouvoir témoigner, c’est prouver et alimenter l’échec du nazisme29. On voit ainsi émerger, à la suite de la seconde guerre mondiale, une nouvelle forme de témoignage : les victimes éprouvent le besoin de témoigner non seulement pour la justice, mais aussi pour la mémoire30. Pour les déportés il faut « survivre pour témoigner, vivre ensuite, pour ne pas oublier la Shoah »31.
Mais être le messager du souvenir des victimes n’est pas suffisant pour les rescapés. Pour raconter une telle horreur, il faut y trouver une signification positive32. Il n’est pas tolérable qu’une si grande douleur soit causée sans qu’une leçon n’y soit attachée. S’ils ont survécu à une telle épreuve c’est, selon Jean-Marie Lustiger, qu’ils ont vocation à un idéal plus haut, qu’il leur faut à présent transmettre. Ainsi, voyons les propos de Renée Van Hasselt, qui expliquent ses motivations à témoigner : « Quand vous parliez, on avait pitié de vous, ou bien, on vous admirait. Je ne voulais pas de la pitié, et j’estimais que je ne méritais pas d’admiration […] ce que je veux susciter, c’est l’indignation, c’est la révolte, contre tout cela. »33 Lorsqu’elle témoigne, elle attend une réaction précise, qui, seule, prouve la réussite et l’utilité de son témoignage : elle veut faire réagir les gens et les pousser à agir contre toute action qui se rapprocherait de ce qui s’est passé pendant la Shoah. C’est là une motivation qui revient souvent dans les témoignages : raconter pour prévenir, pour que l’on sache comment l’empêcher, et pour que plus jamais l’on n’ait à vivre une chose pareille.
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Table des matières
SOMMAIRE
INTRODUCTION
LA TRANSMISSION DE LA MÉMOIRE DE LA SHOAH AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE
1 Le « Devoir de Mémoire
1.1. Un impératif de la judéité
1.2. Le devoir du survivant
1.3. Un devoir pourtant contesté
2 Une affaire de générations
2.1. « La trouée transmissionnelle
2.2. Le « processus de réinscription
2.3. Le renouveau militant des 3e et 4e générations
3 Le rôle des archives
3.1. Preuves matérielles du désastre
3.2. Enjeux mémoriels et identitaires
3.3. Intérêt spécifique des archives de particuliers
BIBLIOGRAPHIE
ÉTAT DES SOURCES LES TRANSFERTS D’ARCHIVES DE PARTICULIERS AU MÉMORIAL DE LA SHOAH À PARIS
1 Le Mémorial de la Shoah : une institution unique
1.1. La création du Centre de Documentation Juive Contemporaine et la fusion avec le Tombeau du martyr juif inconnu
1.2. L’inscription dans l’impératif de transmission
1.3. Le Mémorial aujourd’hui : un centre communautaire
2 Donner ou prêter au Mémorial : un acte réfléchi
2.1. Une politique de communication attractive
2.2. Lien de confiance avec les collecteurs
2.3. L’Alternative de la numérisation
3 Transmettre ses propres archives : pour quoi faire
3.1. Le devoir de l’historien
3.2. Un acte militant
3.3. Un acte libérateur
CONCLUSION
ANNEXES
TABLE DES ANNEXES
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