Transitions de mouillage des alcanes sur l’eau : rôle des interactions entre interfaces

Dans les sociétés industrielles modernes, le pétrole constitue un enjeu considérable car il est à la fois source d’énergie et de matières premières organiques. Le pétrole est une huile visqueuse, combustible, formée principalement d’hydrocarbures, de couleur généralement foncée, et d’une densité comprise entre 0,8 et 0,95. Il est le résultat de la lente dégradation bactériologique d’organismes aquatiques végétaux et animaux, entamée il y a des centaines de millions d’années. Grâce à son caractère combustible et malgré l’utilisation croissante de l’énergie électrique, notamment d’origine nucléaire, le pétrole demeure la première source mondiale d’énergie [1].

Lors de l’exploitation d’un gisement pétrolier, la récupération du pétrole peut se faire selon principalement deux types de procédés, dénommés primaires et secondaires [2]. Les procédés primaires s’effectuent par déplétion : ils utilisent la différence de pression entre l’intérieur du gisement pétrolier et les installations de pompage (en surface), qui entraîne l’écoulement du pétrole à travers le puits de production. Les procédés secondaires consistent à injecter par un puits d’injection du gaz ou de l’eau afin de « pousser » le pétrole et de récupérer par le puits de production la fraction de pétrole qui n’a pas été produite par les procédés de récupération primaires. Dans de nombreux gisements pétroliers, la roche-réservoir est en contact avec un aquifère (nappe d’eau) situé sous la nappe de pétrole [2]. La roche pétrolifère est souvent hydrophile et est alors mouillée par l’eau, qui remonte de l’aquifère par capillarité. Dans une telle roche, généralement à base de silicates [3], les propriétés de mouillage du pétrole sur l’eau, c’est-à-dire la plus ou moins grande aptitude du pétrole à s’étaler à la surface de l’eau, ont une influence directe sur les propriétés hydrodynamiques des trois fluides en présence : l’eau, le pétrole, et le gaz. Ainsi, les propriétés de mouillage du pétrole sur l’eau influencent directement le taux de récupération du pétrole lors de son extraction. Il est donc important de connaître l’influence des conditions thermodynamiques (température, pression, compositions du pétrole et de la phase aqueuse) du gisement sur les propriétés de mouillage du pétrole sur l’eau.

Le pétrole est en réalité constitué de multiples composés organiques (paraffines, oléfines, aromatiques) et minéraux (soufre, traces d’ions, de métaux) en proportions très variables d’un gisement à un autre. Dans un souci de simplification et de compréhension des phénomènes fondamentaux, nous avons limité notre étude au type d’hydrocarbure saturé le plus simple : l’hydrocarbure saturé acyclique linéaire, encore appelé paraffine ou alcane linéaire. Nous avons donc étudié, au cours de cette thèse, les propriétés de mouillage des alcanes linéaires sur l’eau en fonction de diverses variables thermodynamiques.

Le mouillage

Les états de mouillage

Pour définir un état de mouillage, il faut considérer un système composé de trois phases en équilibre thermodynamique. L’une de ces trois phases, notée S, sera considérée comme le substrat. Les deux autres phases en coexistence peuvent présenter un point critique, c’est-à-dire une température critique TC, au-dessus de laquelle il est impossible de les distinguer. Au-dessus de la température TC, ces deux phases ne forment en fait qu’une seule phase. Pour la clarté de l’exposé, nous noterons ces phases L et V, en référence à un liquide et une vapeur, mais nous verrons par la suite que ce n’est pas nécessairement le cas. Par exemple, il peut s’agir de deux liquides partiellement miscibles [1]. La seule contrainte est que l’une au moins des deux phases L et V soit une phase condensée.

Lorsque l’on dépose une goutte de la phase L (en coexistence avec la phase V) sur le substrat S, deux états de mouillage différents peuvent être rencontrés. Si la goutte ne s’étale pas et demeure sous forme de lentille à la surface du substrat, on parle de mouillage partiel car le substrat n’est que partiellement couvert par la phase L. Si la goutte s’étale pour former un film macroscopique et uniforme, on parle de mouillage complet car le substrat est complètement recouvert par la phase L [2] (cf. figure (I.1)). Notons tout de même que, dans le cas du mouillage partiel, la coexistence d’un film microscopique avec la lentille qui résiste à l’étalement permet au système de minimiser son énergie libre [3].

Le coefficient d’étalement à l’équilibre : un bilan des tensions de surface

La tension de surface, notée σαβ, d’une interface entre une phase α et une phase β représente l’énergie libre nécessaire pour augmenter d’une unité l’aire de cette interface. Généralement, lorsque l’une des deux phases est une vapeur, on parle de tension superficielle alors que le terme de tension interfaciale est utilisé dans les autres cas.

Dans le cas du mouillage, défini précédemment, les trois tensions de surface suivantes sont mises en jeu : la tension superficielle σSV, la tension superficielle σLV et la tension interfaciale σSL. Un simple bilan de ces trois tensions de surface permet de connaître l’état de mouillage d’équilibre du système. On introduit ainsi le coefficient d’étalement à l’équilibre S :

S = σSV − (σSL + σLV) Eq. (I.1)

Ce coefficient est strictement négatif en cas de mouillage partiel et nul en cas de mouillage complet. En effet, une valeur négative de ce coefficient signifie que la présence d’une interface substrat/vapeur est plus favorable énergétiquement que la superposition de deux interfaces substrat/liquide et liquide/vapeur, d’où la présence d’une lentille de liquide qui ne s’étale pas, ce qui correspond à l’état de mouillage partiel (cf. figure (I.1)). Au contraire, l’annulation de ce coefficient signifie que l’interface substrat/vapeur n’existe plus et est remplacée par la superposition de l’interface substrat/liquide et de l’interface liquide/vapeur, ce qui correspond bien à l’existence d’un film de liquide, et donc à l’état de mouillage complet (cf. figure (I.1)). La règle d’Antonow [7], critiquée en détail par Rowlinson et Widom [8], affirme d’ailleurs abusivement que ce coefficient d’étalement à l’équilibre est toujours nul, et donc qu’il y a toujours mouillage complet lorsque trois phases coexistent à l’équilibre.

Notons qu’un coefficient d’étalement à l’équilibre strictement positif serait absurde d’un point de vue thermodynamique : cela correspondrait en effet à l’observation d’une interface substrat/vapeur alors que son remplacement par la superposition des deux autres interfaces serait moins coûteux en énergie. Il convient néanmoins de préciser que certains auteurs utilisent la notion de coefficient d’étalement initial, qui fait intervenir les tensions interfaciales et superficielles des corps purs hors coexistence triphasique. Il s’agit donc d’une grandeur hors d’équilibre, qui est la force motrice de l’étalement, et peut donc être positive [2]. Cette notion peut d’ailleurs s’avérer très utile pour étudier la dynamique de l’étalement [9,10].

On peut finalement résumer ainsi le bilan des tensions de surface :

S < 0 ⇔mouillage partiel
S =0 ⇔ mouillage complet

Les notions de travail de cohésion et de travail d’adhésion

Il est également possible de traduire ce bilan des tensions de surface, de façon équivalente, en termes de travail d’adhésion et de travail de cohésion. Il est alors nécessaire de définir les termes précédents.

Le travail de cohésion WLVL d’un milieu L dans un milieu V est le travail à fournir pour séparer un milieu L en deux morceaux de surfaces d’aire unité et éloignés d’une distance infinie dans le milieu V. Il s’agit donc de l’énergie libre nécessaire pour créer deux unités d’aire d’interface L/V [11] :

WLVL = 2σLV Eq. (I.2)

Le travail d’adhésion WSVL des milieux S et L dans un milieu V est le travail à fournir pour séparer un milieu S et un milieu L de surfaces d’aire unité et les éloigner à l’infini dans le milieu V [11]. Il s’agit donc de la différence entre l’énergie libre nécessaire pour créer une unité d’aire d’interface S/V et d’interface L/V et le gain d’énergie libre consécutif à la disparition d’une unité d’aire d’interface S/L [11] :

WSVL = σSV + σLV − σSL Eq. (I.3)

Le coefficient d’étalement à l’équilibre S, défini par l’équation (I.1), peut alors s’exprimer à l’aide des deux grandeurs précédentes :

S = WSVL − WLVL Eq. (I.4)

L’état de mouillage partiel correspond donc à une situation où le travail d’adhésion du liquide avec le substrat est inférieur au travail de cohésion du liquide. Cela est tout à fait intuitif, dans la mesure où le fait que le liquide reste sous forme de lentille au lieu de s’étaler signifie bien que sa cohésion est plus forte que son adhésion avec le substrat.

Aussi, l’état de mouillage complet correspond à la situation où les travaux de cohésion et d’adhésion se compensent parfaitement, c’est-à-dire où l’égalité WSVL = WLVL est vérifiée.

L’angle de contact

Dans l’état de mouillage partiel, la goutte qui résiste à l’étalement forme un angle de contact θ avec le substrat, comme indiqué sur la figure (I.1). Cet angle de contact est fixé par les trois tensions de surface du système, via la fameuse relation de Young [12] :

σSV = σSL + σLV cosθ Eq. (I.5)

Cette relation traduit tout simplement l’équilibre mécanique des forces exercées par les trois interfaces sur la ligne triple de contact entre les trois phases du système.

Il apparaît clairement sur la figure (I.1) que l’état de mouillage partiel correspond à un angle de contact non nul et que l’état de mouillage complet correspond à un angle de contact θ = 0°, ce qui est cohérent avec la description en termes de coefficient d’étalement à l’équilibre. En effet, le coefficient d’étalement à l’équilibre s’exprime simplement en fonction de l’angle de contact, à l’aide de l’équation (I.5) :

S = σ LV(cosθ −1) Eq. (I.6)

Dans le cas extrême d’un angle de contact de 180°, on parle généralement de séchage complet, ce qui revient à dire que la phase V mouille complètement le substrat. De fait, un grand nombre d’auteurs utilise la terminologie suivante [2,13] :

θ = 0°: mouillage complet
0°<θ ≤90°: mouillage partiel
90°≤ θ <180°:séchage partiel
θ =180°:séchage complet

Le séchage est donc exactement le même phénomène que le mouillage, la distinction entre les deux étant purement terminologique. Nous parlerons ainsi uniquement de mouillage dans la suite de cette thèse.

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Table des matières

INTRODUCTION
I GENERALITES
I.1 Le mouillage
I.1.1 Les états de mouillage
I.1.2 Le coefficient d’étalement à l’équilibre : un bilan des tensions de surface
I.1.3 Les notions de travail de cohésion et de travail d’adhésion
I.1.4 L’angle de contact
I.2 La transition de mouillage
I.2.1 Notions de transition de phase et d’ordre d’une transition de phase
I.2.2 La transition de mouillage : l’argument de Cahn
I.2.3 Les erreurs de l’argument de Cahn
I.2.4 Le diagramme de phases de mouillage et la ligne de prémouillage
I.3 Les interactions entre molécules et entre interfaces
I.3.1 La distinction entre interactions intermoléculaires à courte portée et à longue portée
I.3.2 Les interactions intermoléculaires de van der Waals
a) L’interaction de van der Waals-Keesom
b) L’interaction de van der Waals-Debye
c) L’interaction de van der Waals-London
I.3.3 Interactions entre interfaces
a) Interaction entre interfaces due aux interactions intermoléculaires à longue portée
b) Interaction entre interfaces due aux interactions intermoléculaires à courte portée
c) Répulsion stérique entre interfaces due aux fluctuations thermiques
d) Effet gravitationnel
BIBLIOGRAPHIE
II LES TRANSITIONS DE MOUILLAGE
II.1 Les transitions de mouillage en présence d’interactions à courte portée
II.1.1 Transition de mouillage du premier ordre
a) Considérations thermodynamiques
b) Approche avec potentiel effectif entre interfaces
c) Observations expérimentales des transitions de mouillage et de prémouillage
d) Métastabilité des états de mouillage
II.1.2 Transition de mouillage critique
II.2 Les transitions de mouillage en présence d’interactions à courte et à longue portée
II.2.1 Cas où la constante de Hamaker est négative : situation agoniste
II.2.2 Cas où la constante de Hamaker est positive : situation antagoniste
II.2.3 Cas où la constante de Hamaker change de signe
BIBLIOGRAPHIE
III TECHNIQUES EXPERIMENTALES ET COMPOSES CHIMIQUES UTILISES
III.1 L’ellipsométrie
III.1.1 Principe théorique
III.1.2 Interprétation des mesures ellipsométriques
III.1.3 Ellipsomètre à modulation de phase
III.1.4 Cellules ellipsométriques utilisées
a) Cellules de mesure à température ambiante
b) Cellule thermostatée pour mesures à température variable
c) Cellule thermostatée pour mesures sous pression variable
III.2 La réfractométrie différentielle
III.2.1 Principe général
III.2.2 Dispositif expérimental pour mesures sous pression variable
III.3 Quelques méthodes de mesure de la tension de surface
III.3.1 La méthode du poids de la goutte
III.3.2 La méthode de l’anneau de du Noüy
III.3.3 La méthode de la goutte tournante
III.4 Nature et caractéristiques des composés chimiques utilisés
III.4.1 L’eau et les solutions aqueuses
a) Solutions aqueuses de chlorure de sodium
b) Solutions aqueuses de glucose
c) Un tensioactif soluble dans l’eau : l’AOT
III.4.2 Les alcanes linéaires
a) Nature chimique des alcanes
b) Purification des alcanes
c) Principales caractéristiques physiques des alcanes utilisés
III.4.3 Les différences d’indice de réfraction déterminées expérimentalement
a) Différence d’indice entre les alcanes purs et l’eau pure
b) Différence d’indice entre les alcanes purs et les solutions aqueuses
c) Différence d’indice entre le mélange d’alcanes étudié et l’eau pure
BIBLIOGRAPHIE
IV ETUDE EXPERIMENTALE DU MOUILLAGE DES ALCANES SUR L’EAU
IV.1 Transitions de mouillage des alcanes purs sur l’eau
IV.1.1 Etat de l’art
IV.1.2 Observation expérimentale de la transition de mouillage du premier ordre pour le pentane
IV.1.3 Etude expérimentale des transitions de mouillage de l’heptane sur l’eau salée
IV.1.4 Diagramme de phases expérimental de mouillage des alcanes purs sur l’eau
IV.2 Transitions de mouillage d’un mélange d’alcanes sur l’eau induites par la pression
IV.2.1 Motivations pour l’étude des transitions de mouillage d’un mélange d’alcanes
a) Concept de Nombre de Carbones Equivalent
b) Intérêt de la pression comme paramètre de contrôle
IV.2.2 Etude expérimentale du mouillage d’un mélange de propane et d’hexane sur l’eau
IV.2.3 Extension du diagramme de phases de mouillage des alcanes purs aux mélanges d’alcanes
IV.3 Etude du mouillage de l’octane sur l’eau « sucrée »
IV.3.1 Etude expérimentale du mouillage de l’octane sur une solution aqueuse de glucose
IV.3.2 Interprétation des résultats expérimentaux
IV.4 Conclusion sur l’étude expérimentale du mouillage des alcanes sur l’eau
BIBLIOGRAPHIE
CONCLUSION

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