Les effets quantiques en présence de désordre ont été étudiés de façon soutenue pendant quelques décennies, à la fois théoriquement et expérimentalement. De fait, ils jouent un rôle particulièrement important en physique de la matière condensée, où, en première approximation, un cristal est modélisé comme des électrons indépendants interagissant avec un réseau parfaitement périodique. Les travaux pionniers de Bloch et Zener [1, 2] ont cependant montré que la plupart des prévisions fondées sur ce modèle ne sont pas vérifiées dans les vrais cristaux. Par exemple, la théorie de Bloch prédit des fonctions d’onde électroniques entièrement délocalisées impliquant un transport balistique des électrons à travers le cristal. En outre, en présence d’un biais de potentiel, Zener prédit un mouvement oscillatoire (les oscillations de Bloch-Zener) due à des effets d’interférence quantique. Cela contredit des faits expérimentaux bien connus, au moins dans les conditions habituelles.
Une possible explication de ces contradictions est le fait que, d’évidence, il n’y a pas de cristaux parfaits : dans un véritable cristal, certains sites peuvent être occupés par des ions d’une nature différente, de manière aléatoire, ceci brisant la périodicité du réseau. En 1958, Anderson a considéré cette approche et postulé que l’effet dominant du désordre est de changer de façon aléatoire les énergies sur site.
Le phénomène de localisation a sa manifestation la plus frappante dans les propriétés de transport des milieux désordonnés. Si les interactions entre particules sont négligeables, les états exponentiellement localisés ne peuvent pas contribuer au transport, à température nulle, puisque le couplage avec les phonons est négligeable. La localisation d’Anderson, en tant que conséquence de la présence de désordre, est l’un des ingrédients fondamentaux pour la compréhension de l’existence d’isolants et de métaux, et, en particulier, la transition entre les états isolant et métallique de la matière. Un isolant est associé à des états localisés du système alors qu’un métal affiche en général un transport diffusif associé à des états délocalisés.
Il a ensuite été montré que le modèle d’Anderson 3D présentait une transition de phase entre un régime localisé et un régime diffusif, bien connue sous le nom de transition métalisolant d’Anderson [4]. Le lien entre la transition de phase métal isolant induite par le désordre et les transitions de phase thermodynamiques du second-ordre a été établi, en reformulant le problème en termes du groupe de renormalisation [5, 6]. Sur la base de travaux de Wegner et d’idées de Thouless et Landauer [5–7], il a été possible de formuler ce que l’on appelle la théorie d’échelle à un paramètre de la localisation [8], l’une des approches les plus fructueuses de la transition d’Anderson. L’hypothèse essentielle de la théorie est que, près de la transition, une seule variable d’échelle suffit pour décrire le comportement critique.
Un résultat essentiel de la théorie d’échelle à un paramètre est que la transition d’Anderson n’existe qu’en dimension plus grande que deux. À une dimension, tous les états électroniques sont localisés, quel que soit le degré de désordre. En dimension deux, ils sont tous localisés, mais de façon marginale, c’est-à-dire avec une longueur de localisation exponentiellement grande (donc pouvant être beaucoup plus grande que la taille de l’échantillon) dans la limite de faible désordre. En dimension trois, si le désordre est en dessous d’un niveau critique, la localisation disparaît et l’on récupère un comportement métallique (conducteur).
Atomes froids soumis à un potentiel lumineux
Depuis une quinzaine d’années, la physique des atomes froids a progressé de façon si brillante, qu’elle est maintenant en mesure de traiter de problèmes fondamentaux de la physique de la matière condensée, permettant un point de vue original sur les phénomènes considérés [25, 26]. De nombreuses avancées d’importance ont permis cela :
– Premièrement, la physique atomique et l’optique quantique ont développé au fil des ans une ingéniérie quantique très utile : préparation, manipulation, contrôle et détection de systèmes quantiques.
– Le refroidissement et le piègeage d’atomes, d’ions et de molécules a atteint des régimes de température très basse (nanoKelvin) et de précision extrême.
– Le refroidissement laser, combiné à la technique de refroidissement évaporatif, a permis l’observation de la condensation de Bose-Einstein en 1995.
– La force des interactions dans les nuages d’atomes froids peut être contrôlée via des résonances de Feshbach.
– Il est possible, avec des potentiels optiques, de changer la dimensionnalité de l’espace dans lequel les atomes froids se meuvent.
Dans la plupart des études récentes de la physique de la matière condensée avec des atomes froids, des potentiels optiques périodiques ont été considérés (voir par exemple [27]). Ceci est, de fait, la démarche la plus naturelle d’un point de vue expérimental, puisque de tels potentiels peuvent être générés de façon simple à l’aide de deux faisceaux lasers contrepropageants, formant une onde stationnaire qui agit comme un potentiel sinusoïdal pour les atomes froids. Ce n’est que très récemment que des potentiels luminueux désordonnés ont pu être mis au point issus de champs de tavelures (speckle). Soumettant des atomes froids (condensat de Bose-Einstein suffisamment dilué de façon à ce que les interactions soient négligeables) à un tel potentiel uni-dimensionnel, la localisation d’Anderson 1D a pu être observée [28]. La difficulté majeure dans cette expérience réside dans le caractère corrélé du potentiel aléatoire généré par le speckle. Ceci pose des contraintes expérimentales sérieuses rendant l’observation de la localisation délicate. À ce jour, il n’a pas été produit de potentiel optique aléatoire 2D ou 3D permettant la caractérisation des propriétés de localisation en dimension supérieure à un (voir [29] pour une étude théorique).
Nous présentons dans cette thèse un autre type de système constitué d’atomes froids soumis à un potentiel lumineux, permettant, entre autres, l’observation de la transition d’Anderson (qui a lieu en dimension trois). Notre système est très intéressant sur le plan expérimental, il permet en effet :
– de se placer dans des conditions où la décohérence et les interactions entre particules sont négligeables ;
– un contrôle fin du degré de désordre ;
– une étude in situ des propriétés de localisation, la localisation exponentielle de la fonction d’onde étant, par exemple, directement observable ;
– une caractérisation complète de la dynamique temporelle de la localisation.
Chaos quantique et désordre
Le système que nous considérons n’est pas, à proprement parlé, un système désordonné. C’est un système quantique chaotique, i.e. qui a sa dynamique classique chaotique (dans un certain régime de paramètres). Ce type de système a été considéré avec une grande attention à partir des années 80. Le phénomène de chaos quantique s’est avéré assez général. Il a été découvert que les statistiques de niveaux de billards balistiques, par exemple, dépendaient fortement de ce que la dynamique classique était chaotique ou régulière. Il a été montré dans de nombreuses simulations numériques que les fonctions de corrélation de systèmes chaotiques sont parfaitement décrites par la théorie des matrices aléatoires, alors que la statistique des niveaux de billards réguliers (intégrables) obéissent à la loi de Poisson [30].
Ainsi, l’on vient à conclure que les problèmes de désordre et les problèmes de chaos quantique sont équivalents, comme cela a été montré de façon rigoureuse dans certains cas (via la théorie de super-symétrie). En outre, ces problèmes sont très populaires, en ce moment, du fait du développement de la physique des objets mésoscopiques. Les récents succès de la nanotechnologie ont permis de créer de très petits dispositifs, et les modèles théoriques des billards quantiques peuvent être appliqués directement pour décrire des objets directement accessibles expérimentalement (points quantiques).
Le Kicked Rotor est tout à fait propice aux études expérimentales avec des atomes froids soumis à un potentiel lumineux. Le potentiel sinusoïdal K cos θ , est un potentiel lumineux “naturel” souvent utilisé dans les expériences avec atomes froids (on parle généralement de réseau optique) : deux faisceaux lasers contre-propageants suffisent à créer une onde stationnaire qui est perçue par les atomes comme un potentiel effectif. Les impulsions temporelles d’onde stationnaire, i.e. les impulsions lasers, sont simplement générées grâce à des modulateurs acousto optiques. Ainsi, ce système a pu être réalisé très tôt, en 1995, par le groupe de M. Raizen (Austin, Texas), avec des atomes de Césium froids (le nuage n’étant pas condensé, mais suffisamment dilué pour que les interactions soient négligeables). L’observation expérimentale de la localisation dynamique dans ce système qui a suivi cette réalisation [34] constitue la première observation de la localisation d’Anderson avec des ondes de matière atomiques.
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Table des matières
INTRODUCTION
1 Introduction
A Atomes froids soumis à un potentiel lumineux
B Chaos quantique et désordre
C Quasi-périodicité temporelle et dimensionnalité effective
D Limitations expérimentales
E Caractérisation de la transition d’Anderson
F Classe d’universalité du Kicked rotor quasi-périodique
G Fonction d’onde critique
H Plan de la thèse
2 Transition d’Anderson dans les systèmes désordonnés
A Modèles simples de systèmes désordonnés
A.1 Modèle de désordre structurel
A.2 Modèle d’Anderson
B Différentes caractérisations de la localisation
B.1 Comportement asymptotique des états propres
B.2 Probabilité de diffusion quantique
B.3 Conductance
B.4 Exposant de Lyapunov
C Théories de la localisation
C.1 Théorie auto-cohérente
C.1.1 Localisation faible et interférences quantiques
C.1.2 Description du régime de localisation forte et de la transition d’Anderson
C.2 Théorie d’échelle
C.2.1 Invariance d’échelle
C.2.2 Renormalisation
C.2.3 Finite-size scaling et transition d’Anderson
C.2.4 Lois d’échelle à un paramètre pour le phénomène de localisation
D Études expérimentales de la transition d’Anderson
D.1 Longueur de cohérence de phase
D.2 Observation de la transition métal-isolant dans les solides désordonnés
D.3 Observation de la transition d’Anderson avec des ondes classiques
3 Le Kicked Rotor périodique et sa relation avec le modèle d’Anderson 1D
A Le Kicked Rotor périodique atomique
A.1 Dynamique classique
A.1.1 Instabilité locale
A.1.2 Comportement stochastique
A.1.3 Diffusion chaotique
A.2 Dynamique quantique
A.2.1 Simulation numérique
A.2.2 Localisation dynamique
B Equivalence formelle entre le Kicked Rotor et le modèle d’Anderson
B.1 Opérateur d’évolution et modèle d’Anderson unitaire
B.2 Equation aux valeurs propres et modèle de Loyd
B.3 Localisation des états de Floquet de l’opérateur d’évolution
C De la localisation des états de Floquet à la localisation dynamique
D Effets des résonances quantiques
E Classes de symétrie
4 Réalisation expérimentale avec des ondes de matière
CONCLUSION