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Transformation de la lutte en lutte armée clandestine, et relations entre les groupes et leurs membres
La singularité de la violence politique connue en Italie, nous l’avons vu, s’inscrit dans un contexte d’interactions complexes entre des mouvements sociaux, des courants révolutionnaires, eux même traversés de contradictions, l’Etat, représenté dans un premier temps par les forces de l’ordre, et les alliés potentiels des uns et des autres. La radicalisation du mouvement doit se placer dans un long processus, et ne peut se résumer à une filiation linéaire des mouvements de 1968. Nous essaierons d’approfondir ce point tout en laissant apparaître les divisions et contradictions au sein même des mouvements d’extrême gauche, en se basant sur les déclarations singulières des personnes rencontrées.
Comme déjà présenté plus haut, un des facteurs qui ont servi de légitimation pour recourir à la violence armée fut l’effet des affrontements violents avec les forces de l’ordre et dans une autre mesure avec les membres de groupes fascistes. Ces affrontements donnèrent les éléments pour alimenter l’image d’un Etat violent et répressif, dont la démocratie était défaillante. En réécoutant les entretiens réalisés, est apparue une espèce de ritualisation de l’affrontement physique et de l’entrée dans les mouvements, faisant écho à un capital guerrier et aventurier, et mettant en lumière la dimension sociale et affective dans l’adhésion à tel groupe, cette dernière faisant à certains égards office de rite de passage, symbole d’entrée dans une collectivité :
Moi avec les copains on décide de s’approcher de cette dynamique. En faisant des discussions, en cherchant à faire des choses en dehors des organisations politiques officielles. C’était dans un collectif de quartier. On se voyait à une heure. Comme ça pour discuter, à lire les documents de plusieurs organisations. C’était aussi les premières émotions, les premières peurs, de rentrer dans ce truc, ce collectif. Ca fonctionnait beaucoup par groupe de pairs, par amis ? Oui, par camaraderie, des gens qui discutaient ensemble. Qui se disait qu’ils en avaient marre que ce soit comme ça. Et après on s’est retrouvé dedans. C’était un moment fort, qui avait du sens Extrait entretien Mauro
Dans ce constant va-et-vient entre groupes révolutionnaires et actions de l’Etat qui a conduit à la formation et à la légitimation de la lutte clandestine, doit aussi être prise en compte la situation politique des pays voisins, comme le soulignera Enrico. L’Espagne, la Grèce, le Portugal connaissaient des régimes dictatoriaux à la même période. De même que le récent putsch contre Salvador Allende, ces éléments ont accentué les peurs quant à l’instabilité démocratique italienne et ont alimenté une paranoïa d’un coup d’Etat fasciste, ce qui a tendu considérablement l’atmosphère quotidienne et a augmenté l’engagement des activistes dans la lutte armée et clandestine, dans la nécessité de faire face et de se préparer à une éventualité :
La lutte clandestine était une idée à la base, une possibilité défensive. C’est à dire que l’Italie était un pays à démocratie bloquée, de façon temporaire, dans une méditerranée toute faite de fascisme, Espagne, Portugal, Grèce, Turquie. Et en Grèce l’OTAN avait fait un coup d’Etat avec le colonel. Il y avait beaucoup de tensions pour aligner l’Italie à ce méridien de fascisme, avec l’action de groupes d’extrême droite. Il y a eu des petits coups d’Etats en Italie qui ont failli. Donc il y avait l’idée qu’il fallait organiser la lutte contre un éventuel coup d’Etat. C’était un réseau qui était resté dans la tête et dans la pratique. Même le Parti Communiste avait un réseau prêt à faire face à cette éventualité. Et donc, c’était une prévision, que tout parti devait prendre en compte. Au début, on organisait des faux papiers, un réseau pour pouvoir cacher des dirigeants politiques, toute sorte d’activité… faire imprimer des tracts de journaux clandestins. Le passage offensif, c’est à partir de la deuxième moitié des années 60, et après avec la loi Reale loi de 1975, approuvée par le parlement mais aussi par le PC, qui permettait à la police de tirer dans la foule sans besoin de légitime défense, qui permettait des perquisitions sans mandat de magistrature, qui permettait la détention d’une personne de 48h sans avocat, sans informer les autres, ni même le magistrat…. Il y avait toute une série de mesures spéciales contre les manifestations. Ils les appelaient des mesures anti-terroristes. Mais c’était essentiellement des mesures contre les manifestations publiques de la gauche révolutionnaire, c’est à dire de nous. Après ça on a interdit les manifestations. Les manifestations sont un droit non négociable. On les faisait quand même. Automatiquement, ça a augmenté le niveau de la confrontation. Donc c’était… à cette époque là que se sont organisés les réseaux clandestinité. Extrait entretien Enrico
L’escalade de la violence s’accentue dans le processus d’interaction entre les différents acteurs du système politique, selon les actions de l’Etat et les interprétations faites de celles-ci par les activistes etc. Le paroxysme de cette violence est d’une certaine façon contenu dans l’apparition de la clandestinité comme mode opérationnel de lutte. Pour reprendre l’expression de Donatella Della Porta « on peut alors affirmer que certains groupes devinrent des entrepreneurs de violence, diffusant les tactiques les plus radicales au sein des mouvements sociaux qui demeuraient, pour la plupart, pacifiques»29. La revendication de la radicalité ouvre la porte à la formation spontanée de différents groupes, créant ainsi une espèce de constellation, nébuleuse d’organisations diverses, unies mais opposées avec le rôle fédérateurs de certaines d’entre elles comme PotOp, BR, LC etc. Fruit d’un processus ponctués d’innombrables ruptures, chaque collectif acquiert ainsi la possibilité de créer son propre groupe armé pour organiser hold-up, incendies, attentats à l’explosif, et gambizzazione (« jambisations », soit des tirs d’armes à feu dans les jambes). Ces éléments peuvent entre autres présenter une explication quant à la participation massive des jeunes dans des organisations armées et clandestines : […] Et par rapport à la lutte armée il y avait un accord global, une homogénéité entre toutes les organisations ? Non pas du tout, pas du tout. On passait du Che-guévarisme au maoïsme en passant par les léninistes… Donc il y avait des grosses contradictions entre luttes. Tout le monde de la révolution était parcellisé […] Donc il y avait une constellation de petites micro-formations. Les gens s’organisaient sous la forme d’organisations spontanées. Les gens s’organisaient ensemble pour aller frapper quelqu’un qui avait cassé les couilles dans le quartier, contre le gouvernement, contre la police etc. A trois, quatre, tu tombais d’accord et tu faisais ton truc. C’était vraiment ce climat là, dans lequel il y avait des points de repères dans cette histoire, qui étaient les organisations plus importantes. […] La chose commune, c’était la dictature du prolétariat. C’est-à-dire la prise du pouvoir par le prolétariat. Ça, grosso modo, tout le monde était d’accord. Après, les méthodes, les schémas, c’était un débat. On pouvait commencer à discuter et terminer après 5 jours. Extrait entretien Mauro
La violence politique et les méthodes radicales présentent des points contradictoires. L’accent mis sur la violence qui semble dans un premier temps relativement unificateur et rassembleur, a également provoqué de grandes crises et divisions entre les différents groupes.
Les caractéristiques de la lutte clandestine viennent ainsi rompre avec une cohérence idéologique et d’action a priori. D’une part, le bassin de recrutement des organisations clandestines est différent de celles du début des mobilisations, comme me le faisait remarquer Mauro, tout le monde étant en prison, ne restait plus que les jeunes encore inexpérimentés et avec peu de tradition politique et syndicale. D’autre part, afin de garantir le secret sur le fonctionnement de l’organisation et de conserver les informations de fonctionnement sur le plus petit nombre, les structures qui se voulaient à la base horizontale avec une action directe auprès des populations visées (le prolétariat) se sont ‘verticalisées’ pour créer une hiérarchie très forte où seuls les chefs connaissaient la véritable structure. Deux membres d’une organisation clandestine pouvaient ainsi ignorer mutuellement leur existence. L’isolement des membres était également de rigueur dans la vie en clandestinité, ainsi qu’une perpétuelle cavale. L’engagement dans la lutte pour le prolétariat n’était seulement plus centrale, mais totale, et exclusive dans la vie de la personne. Enfin, le recours à la clandestinité impliquait une militarisation du conflit, notamment à l’égard de la stratégie à adopter30 afin de frapper « au coeur » de l’Etat et de ses représentants. A l’instar de ce qu’a pu me dire Leonardo, ces éléments allaient à l’encontre des mouvements dont les réseaux clandestins étaient issus, qu’ils soient des mouvements pacifistes, ou de l’Autonomie Ouvrière :
[En me parlant de ce qu’était le mouvement de l’Autonomie] […]c’était plutôt quelque chose relié à un instrument collectif pour te permettre de te libérer, c’est vraiment le sens de la politique, être protagoniste de ton histoire. Rien à voir avec l’organisation etc. Dans le mouvement ce qu’on appelé « l’area », l’espace où différents collectifs circulaient, quand on a essayé de le verticaliser, ça n’a pas permis le développement, c’était voué à échouer Certaines personnes m’ont laissé comprendre que la participation à ces mouvements ce n’était pas tant pour se développer de façon individuelle et d’évoluer, mais c’était plus dévouement assez total au collectif… C’est des imbéciles. C’est pour ça que fort probablement ils doivent être des repentis, c’est-à-dire quelqu’un qui est venu de la structure lié à la mouvance de groupes comme Prima Linea, ou Brigate Rosse qui étaient dans une logique de parti. Il y avait un engagement collectif, bien entendu. Mais la personne qui t’a dit ça c’est plutôt quelqu’un qui a plutôt un parcours où il est tombé dans des micro-organismes, organisations combattantes ou truc comme ça, et qui bien entendu est devenu un repenti mais pas que un repenti de la police, un repenti réel. Il n’a pas bénéficié de l’importance évolutive émancipatrice révolutionnaire Extrait entretien Leonardo
Vaincre la lutte armée grâce à la sociologie et aux sciences politiques plutôt que par la répression
Comme disait le journaliste du Corriere de la Sera, Leo Galliani, un grand réactionnaire « Pour prendre le poisson, il faut sécher le lac », et le lac, c’était le mouvement, c’était nous.
Extrait entretien Leonardo
Gestion et répression du conflit via des mesures dites « d’urgence »
L’analyse de la gestion politico-juridique italienne des années de plomb est relativement périlleuse, en ce sens que, comme le souligne Franck Lafaille, il y a un « oubli » de cette période en terre juridique française, les revues de droit public tout comme les manuels de droit constitutionnel ne s’y intéressent pas33. Le travail proposé ici n’a donc ni les moyens ni l’objectif de faire une analyse juridique et technique de cette période et de sa gestion. Après avoir présenté des éléments à propos du cadre législatif dans lequel le sujet étudié s’inscrit et évolue, l’objectif sera plutôt de faire un exposé subordonné au matériau recueilli, soit donc à l’analyse des interprétations faites par les exilés italiens de la gestion étatique du conflit et de ses effets.
Plusieurs lois emblématiques de cette période apportent des restrictions aux libertés et droits fondamentaux. C’est le cas avec la « loi Reale » de 1975, intitulée Disposizione a tutella dell’ordine pubblico (« Dispositions relatives à la protection de l’ordre public »), qui porte sur l’extension des pouvoirs de police. Cette dernière permet ainsi « une limitation des cas de liberté provisoire, un renforcement du pouvoir de perquisition, une interdiction de participer à des manifestations avec le visage totalement ou en partie couvert » (article 5). Elle augmente également le temps de détention provisoire à 96 heures, même en absence de preuves d’un flagrant délit (article 3), et octroie aux forces de l’ordre une marge d’interprétation quant à l’usage d’armes à feu (pas seulement en situation de violence ou de résistance, mais également dans des cas de préventions d’assassinats, de vols, d’enlèvements etc. article 13 de la loi)34. Cette loi qui a suscité beaucoup de controverses a été soumise à un référendum le 11 juin 1978 (76,5% des votes pour son maintien, et 23,5% pour son abrogation). Elle est aujourd’hui toujours en vigueur. La deuxième loi emblématique est le « décret-loi Cossiga » de 1979, nommée Misure urgenti per la tutella dell’ordine democratico e della sicurezza pubblica (« Mesures urgentes relatives à la protection de l’ordre démocratique et de la sécurité publique »). Cette loi fait émerger la notion de « circonstance aggravante liée au terrorisme ou à la subversion de l’ordre démocratique, un délit d’association avec finalité terroriste et renversement de l’ordre démocratique, une possibilité de perquisition sur autorisation téléphonique d’un magistrat, et une extension de la détention préventive. » Elle autorise également les écoutes téléphoniques des personnes soupçonnées, et renforce les « législations premiale » soit les mesures législatives qui incluent une remise de peine à tout « terroriste » acceptant de collaborer avec la justice et renonçant publiquement à la lutte armée. Ce dernier point se réfère aux pratiques judiciaires qui poseront les bases pour l’élaboration des statuts du « repenti », en 1980, puis de « dissocié » en 1987, et qui marqueront la fin des lois répressives dites « spéciales », en réduisant les conditions et temps de détention.
Comme on a pu le voir, de nombreux points de divergences ont traversé et divisé les groupes d’extrême gauche italiens, notamment concernant le positionnement et l’approbation (officielle et officieuse) face à la violence, la lutte armée et la clandestinité. Toutefois, l’analyse d’un Etat d’urgence qui aurait annihilé l’Etat de droit en établissant des lois spéciales anti-terroristes et portant atteinte aux libertés fondamentales, fait quant à elle unanimité et semble facteur de rassemblement parmi les exilés italiens. Ainsi, les critiques de la gestion législative du conflit portant sur le plein pouvoir des forces de l’ordre, les condamnations excessives et les détentions préventives rallongées, ainsi que sur la répression unitaire et le manque de preuves s’agglomèrent autour de la conceptualisation d’un Etat d’urgence 35 appelé aussi Etat d’exception italien, qui aurait déployé des mesures spéciales, hors du droit commun, à l’encontre des personnes considérées comme terroristes. Ce concept d’Etat d’exception est porté par de nombreux personnages, dont notamment Oreste Scalzone et Paolo Persichetti dans leur livre La Révolution et l’Etat qui théorise le caractère exceptionnel de l’arsenal juridique mis en place pendant les années de plomb, « L’exception ayant été ainsi transformée en règle, la norme s’était dissoute dans un vaste ensemble d’exceptions.»36
[En démocratie], tu as cet espace, cette possibilité d’exprimer ta colère, ta contradiction, ta critique. Là, non. Ce n’était pas le cas en Italie. Il y avait vraiment un couvercle sur chaque type d’expression. Et un couvercle très lourd, fait de peines rallongées, de carte blanche à la police, qui n’avaient pas besoin de passer par un mandat judiciaire pour fouiller. Ils s’en foutaient, ils s’en foutaient totalement. Ils arrêtaient comme ça, sans investigation, sans rien, juste parce qu’ils suspectaient que tu pouvais être un terroriste Extrait entretien Mauro
Comme nous avons déjà pu le voir plus haut et comme le rappelle cet extrait d’entretien avec Mauro, les premières critiques portent sur le plein pouvoir des forces de l’ordre, habilitées à intervenir quand elles le veulent, usant de la violence physique, condamnant tout type de regroupement et de manifestations. Toutefois, l’expérience de la répression connaît son apogée avec le tournant de l’affaire Moro, à partir de 1978. Aldo Moro était le président de la Démocratie Chrétienne, le parti au pouvoir donc, et était également le représentant du « compromis historique ». Il fut enlevé par quatre membres des Brigades Rouges le 16 mars 1978. En échange de la vie du prisonnier, ces dernières demandaient la libération de plusieurs camarades en prison. Les autorités italiennes refusèrent de négocier et de céder à ces exigences. Le 9 mai 1978, Aldo Moro est retrouvé mort dans une voiture abandonnée, a mi-chemin entre le siège de la DC et le siège du PCI. A de nombreux égards, l’assassinat d’Aldo Moro représente l’apogée des années de plomb, ainsi que l’exemple de la militarisation par excellence des groupes révolutionnaires. A partir de là, une importante vague d’arrestations s’abat en Italie, passant par des procédures et des modes opératoires qui valent la peine d’être soulignés : il y a une extension de la durée de la prison préventive (qui peut aller jusqu’à douze ans sans procès), des détentions qui se font dans des prisons spéciales, hautement sécurisées, avec une possibilité d’être jugé plusieurs fois pour le même délit, une introduction de la notion de « circonstances aggravantes » visant à inscrire les procès dans une logique de criminalité et non d’actions politiques, ainsi que des délits de « complicité morale » et des incitations à la délation de la part des personnes arrêtées moyennant des réductions de peines. Cette dernière pratique sera celle qui sera reprise et codifiée plus tard, donnant lieu à la loi sur les « repentis ».
A l’extérieur on ne savait rien au début de ces moyens extraordinaires qu’employait l’Etat, c’est à dire des moyens avec des tribunaux spéciaux, formés pour des crimes politiques, avec des magistrats qui ne faisaient que ça, sur ce sujet. Après il y a eu le circuit des prisons spéciales. Après la pratique reconnues et régulière de la torture. […]C’était un moment où l’Etat commençait à arrêter des centaines, peu importe les groupes […]Ils restaient dans les prisons sans procès pour cinq ans […] En plus dans des circuits de prisons spéciales. […] une avalanche [d’arrestations]. Pour sauver sa peau, pour sortir de prison, les personnes dénonçaient n’importe qui. Même quelqu’un qui avait offert sa maison pour dormir une nuit. Ils dénonçaient n’importe qui. Il y avait un grand avantage à faire ça, on s’épargnait la prison. […] Ils allaient avec les carabiniers en voiture, ils passaient dans les rues, ils disaient « lui » « lui » « ici » etc. Extrait entretien Enrico
Il y a eu la lutte armée, et le mouvement en 1977 qui a été un mouvement plein d’une richesse de radicalité. Et puis est intervenue l’action d’un parti clandestin, dans l’histoire il y en a toujours eu, là c’est les Brigades Rouges, qui ont pensé que la situation était mûre pour entre guillemets porter l’attaque au coeur de l’état et qui ont enlevé Moro. On peut donner tous les jugements, mais il y a eu cette espèce de choc, et après ça la réponse de l’état, terrible, avec les lois d’exception. Un état d’exception non déclaré, on l’a appelé état d’urgence, qui a perverti le système des garanties juridiques à commencer par la présomption d’innocence. Les cobayes de tout ça, c’était nous. Moi j’en ai fait partie, avec le procès du 7 avril 1979. Je l’ai appelé la rafle judiciaire : la rafle tu le sais tient d’une logique militaire. Il y avait eu déjà une anticipation : avant des camarades tombés étaient arrêtés, ou bien dans des confrontations de rues, ou bien à cause d’enquêtes, ou dans des actions, braquages ou quoi, ou bien si la police tombait sur une cachette d’arme etc. Mais c’était spécifique, ponctuel. Le 7 avril, là, un magistrat de Padoue, Calogero, il termine son enquête qu’il avait faite en stricte collaboration avec le Parti Communiste de Padoue… […] Donc ce jour là il y a 21 arrestations. Toni Negri était arrêté, il arrivait de Paris, chez lui à Milan. Moi et d’autres à Rome, au même moment. D’autres à Padoue. Quand on est sorti de notre isolement, des prisons spéciales, on s’est rendu compte que c’était une opération générale. Les journaux ont appelé ça « le théorème », c’était à dire une hypothèse pour laquelle ces petits procureurs de la République et magistrats de Padoue, ils considéraient qu’on était tous des gens à différents degrés de responsabilités dans les groupes, entre 69 et 74, l’année de la dissolution de Potere Operaio C’était ton cas ? C’était mon cas, c’était le cas de Franco Pipperno, c’est le cas de Toni Negri, c’était le cas d’autres. Mais le reste, franchement, les pauvres… c’était des compagnons de routes plutôt, des théoriciens, qui travaillaient à l’Institut de Sciences Politiques à Padoue. Donc 21 personnes réunies sur le dénominateur commun que jusqu’à 6 ans avant on avait été dans Potere Operaio. Mais il y avait des gens qui étaient partis, qui étaient revenus à leurs études, ou des gens qui comme moi étaient actifs mais sous d’autres formes. Là aussi on ne militait plus ensemble depuis des années, ou alors on avait des rapports amicaux. On a été accusés de l’infraction maximale prévue par le code pénal italien : c’était « tentative d’insurrection armée conte l’Etat » Extrait entretien Orio
Comme l’illustrent ces différents extraits d’entretiens, la répression policière et juridique suivait une logique répressive unitaire, en ce sens que, prônant la notion de « complicité morale » qui incluait de fait un niveau de responsabilité similaire entre tous les membres des groupes révolutionnaires, il n’y avait pas de distinction juridique entre des groupes clandestins et des groupes non clandestins comme l’Autonomie, entre des personnes ayant participé ponctuellement à des réunions et des gens ayant fait des braquages ou des actions violentes. Pas de prise en considération du degré ni de l’actualité de l’implication dans les organisations révolutionnaires. Les arrestations du 7 avril 1979 deviennent symboliques à l’égard de cette phase de répression unitaire qui touchait tous les groupes, et des dispositifs juridiques spéciaux mis en place. Ainsi, signe de l’allongement des durées de détentions préventives, les procès du « 7 avril » ne seront conclus qu’en 1984.37
Les mesures répressives mises en place plaçaient les individus dans un circuit de criminalité, loin de répondre à leur demande de reconnaissance politique. Par le biais des durées de détentions à rallonge, de l’expérience des prisons spéciales, et de la crainte de la torture, tout visait à affaiblir le collectif, isoler les individus et les désolidariser entre eux. La pratique de la torture par les forces de l’ordre et par un corps gouvernemental spécifique a été relevée par plusieurs entretenus. La notion de torture n’existant pas dans la législation italienne, comme c’est le cas encore aujourd’hui38, il est très difficile de trouver des sources officielles (travaux universitaires, textes juridiques) relatant de la torture sous les années de plomb. Toutefois, les craintes liées à la torture ne sont pas à négliger dans l’analyse. En effet, face aux mesures répressives dures, face à la torture, est apparue une pratique spontanée de plus en plus courante de collaboration avec la justice, en vue de réduire sa peine, en vue de « sauver sa peau ». Dans une certaine mesure, cette apparition de cas de collaboration avec la justice met en lumière les failles des structures collectives révolutionnaires, failles qui seront par la suite exploitées par les tenants de la répression juridique. Ces failles sont présentées comme les signes d’une faiblesse et d’une carence d’un véritable projet politique, comme le dit Mauro :
Qu’il y ait une personne, deux personnes qui parlent, on comprend. Mais donc tous les autres maintiennent leur position en disant « je suis en prison, mais vous restez mes ennemis donc voilà pour nous c’est toujours la guerre ». Mais lorsque c’est arrivé cet épisode, sur des arrestations massives sur Turin et Gênes, villes ouvrières dans lesquelles la plupart des membres sont arrêtés. Et sur ces gens arrêtés, que 90% parle, parle sur soi même et même sur les autres… alors que là il n’y avait même pas encore la loi sur les repentis ni tout ça… ça met en question, pas au niveau personnel, mais au niveau stratégie, de projet politique. Il y a quelque chose qui n’a pas marché. Tu ne te poses plus la question au niveau subjectif de la personne qui a parlé, tu ne dis plus « elle était faible, pas convaincue etc. ». Tu commences à poser des problèmes plus généraux sur le projet politique. Un groupe aussi important, si les gens n’arrivent pas à tenir leur position face à l’ennemi, c’est qu’il y a un problème ! Extrait entretien Mauro
Il ajoutera plus loin :
Les organisations, surtout la mienne [Brigades Rouges], on n’avait pas compris je crois l’enjeu de l’affrontement. Lorsque l’affrontement avait pris un aspect différent, un aspect militaire, avec même l’apparition de la torture, on était vraiment désemparé. Désemparé car, même si on s’inspirait des processus révolutionnaires des Tupamaros par exemple, on avait cette fausse idée de… de super-man, l’homme qui est dévoué à l’idée révolutionnaire et qui peut résister à tout. Ce n’était pas possible, sur ça on était vraiment des cons Extrait entretien Mauro
Diviser pour mieux régner : logiques et effets du repentir et de la dissociation
L’Etat italien, déjà critiqué pour n’être qu’un pays « semi-démocratique »40, ne pouvait se contenter des mesures répressives législatives mises en place pour régler un problème qui était in fine politique. La pérennité d’un pouvoir ne peut se maintenir seulement par la violence et la répression, car si la politique répressive a asséné des coups durs aux groupes armés, elle n’a pas permis l’enrayement du renouvellement des rangs subversifs, ni la baisse de la population carcérale. C’est ainsi que nous pouvons comprendre la remarque du magistrat italien, Gian Carlo Caselli, symbole de la lutte anti-terroriste selon lequel « c’est d’avantage grâce à la sociologie, à la psychologie et à la science politique que par la répression proprement dite qu’a été vaincue la lutte armée en Italie ».41 Cela expliquera la création des deux statuts juridiques, premièrement celui de « repenti » dès 1980, puis celui du « dissocié » en 1987. Ces deux statuts permettant globalement aux inculpés de se voir réduire leur peine à conditions de reconnaître la totalité de leurs actions, de collaborer en donnant des informations ou de demander publiquement pardon, avaient pour but de « diviser pour mieux régner », d’exploiter les failles personnelles que la vie en clandestinité favorisait.
Constatant que la révolution prolétarienne voulue par ces groupes révolutionnaires n’a pas eu lieu, et que l’Etat italien est resté en place à la fin de ces événements, nous nous demandons quels sont les mécanismes qui permettent au pouvoir central de maintenir sa domination dans cette configuration particulière. Dans « La part idéelle du réel », Maurice Godelier42 apporte des éléments d’analyse, en proposant l’idée que l’expression du pouvoir dominant, même s’il parvient à s’imposer par la violence, ne peut perdurer dans la manifestation de cette violence. La structure même des relations de pouvoir configurées par les groupes dominants tend toujours à acquérir le consentement des groupes dominés, ce consentement sans être de l’ordre de la croyance relève plutôt de l’ordre de l’arrangement. De fait, plutôt que de reconnaitre l’exercice du pouvoir dominant comme légitime, le groupe dominé devient à son tour acteur de la reproduction de la domination. Donc, dans la situation théorique évoquée ici, la composante qui participe le plus à la configuration de la relation de domination est le consentement des dominés, et non l’exercice de la violence. Seul ce consentement, cette adhésion des dominés semble à même d’expliquer le maintien d’un pouvoir central coercitif. « La formule générale des liens de dépendance et d’exploitation est la dette que contractent les dominés vis-à-vis des dominants ».43
Toutefois, bien que le gouvernement italien ait réussi à se maintenir en place, et que certains anciens membres de groupes révolutionnaires lui aient octroyé une légitimité à exercer le pouvoir, le constat est à relativiser. En effet, cette légitimité n’a pas été reconnue par tout le monde et demeure contestée. D’autre part, une fois cette époque historique considérée comme « close » (mais l’a-t-elle été vraiment ? 44), l’ordre social et politique n’a pas retrouvé un équilibre équivalent à celui d’avant les « années de plomb ». Un véritable processus, une dynamique inévitable de transformation du paysage social et politique, due à une interpénétration entre les différentes sphères qui composaient ce paysage, a eu lieu. Chaque groupe social a évolué et s’est fait influencer par l’autre. La question n’est donc plus de savoir qui a provoqué quoi, qui a alimenté quoi : est-ce que c’est l’Etat avec sa législation qui a créé une division dans les groupes, ou sont-ce des dissensions internes aux groupes révolutionnaires qui ont favorisé la création par l’Etat d’une telle législation ?
L’analyse des conditions de pérennité d’un pouvoir dominant proposée par Godelier est à exploiter ici. En illustrant la nécessité de compromis entre un Etat (la partie dominante) et ceux sur qui l’Etat gouverne (les dominés), en insistant sur le fait que pour durer, tout pouvoir de domination, même né de la violence, doit trouver un équilibre entre violence et consentement, il doit prendre la forme d’un échange de services ; son analyse permet de penser comment les « dominants » parviennent à créer les conditions où les « dominés » intériorisent ou tout du moins s’approprient les normes dominantes à des fins stratégiques, invoquent le pouvoir en place pour in fine le légitimer. C’est ce qui s’est passé en Italie avec la création de ces statuts.
Le repenti (il pentito) est la personne qui en échange d’informations sur son organisation voit sa peine réduite de façon significative, voire dans certains cas « oubliée ». Le dissocié (il dissociato) est celui qui, en contrepartie d’une remise de peine et sans qu’il y ait à donner des informations, s’engage à reconnaître l’ensemble des délits qui lui sont reprochés et à renoncer publiquement à l’utilisation de la violence comme moyen de lutte politique. L’idée est donc de démanteler les organisations révolutionnaires et terroristes, et de réinsérer les individus. Par le biais de ces statuts, s’opère un véritable échange de services entre l’Etat et les rangs subversifs débouchant sur un processus de normalisation et de réintégration à l’ordre démocratique et dominant de ces derniers.
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Table des matières
Présentation du sujet et du questionnement
Questions de méthode
PREMIERE PARTIE : La violence politique des « années de plomb » : apparitions et résolution d’un conflit armé
1. La violence politique : apparition, gestion et effets
1.1 Vagues de mobilisations et constitution de groupes révolutionnaires en Italie : contexte et formes d’apparition
1.2 Transformation de la lutte en lutte armée clandestine, et relations entre les groupes et leurs membres
2. Vaincre la lutte armée grâce à la sociologie et aux sciences politiques plutôt que par la répression
2.1 Gestion et répression du conflit via des mesures dites « d’urgence »
2.2 Diviser pour mieux régner : logiques et effets du repentir et de la dissociation
DEUXIEME PARTIE : Possibilités de construction des mémoires collectives et individuelles
1. Expulsion et exclusion de « l’ennemi de l’intérieur » : l’exil en France
1.1 Doctrine Mitterrand et constitution d’une « communauté » d’exilés italiens en France
L’Italie des « années de plomb » et le « terrorisme rouge » : entre altérité, histoire et mémoire ?
Mémoire Master 2 – Paris 7 Salord Michelle
1.2 De la difficulté à établir une mémoire collective
2. En Italie, constitution d’un groupe de victimes du terrorisme en tant qu’entité collective, et début de politiques mémorielles
2.1 Construction de l’identité de victimes : du regroupement collectif à l’entité politique légitime. Le cas de l’association AIVITER
2.2 Jeu politique et travail de mémoire en Italie : le rôle d’AIVITER
Conclusion
Bibliographie
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