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Champ spatial et temporalités
Les parcs naturels des massifs anciens de la façade atlantique européenne : des modelés remarquables aux « reliefs ordinaires »
Le choix des sites d’étude s’avère délicat pour traiter du patrimoine géomorphologique car géographiquement, le sujet est vaste. Il existe une abondance de sites qui présentent des caractéristiques propices à une étude approfondie des formes du relief. Compte tenu de la portée de la recherche principalement associée à l’aspect culturel des reliefs, à l’étude du processus de patrimonialisation de cet héritage et à la mise en place d’applications cartographiques et didactiques, notre choix s’est rapidement tourné vers des espaces dont le fonctionnement et l’organisation permettent d’appréhender ces différents thèmes : saisir les perceptions et les représentations actuelles des formes de reliefs implique la présence d’habitants et de visiteurs sur un même espace ; comprendre la construction patrimoniale de la géomorphologie et le processus de patrimonialisation des reliefs entraîne la délimitation de terrains où les rapports d’une société à l’environnement géomorphologique sont intenses depuis un temps plus ou moins long ; l’étude des procédés de valorisation et de vulgarisation de la géomorphologie implique la présence de publications destinés à différents publics afin d’en analyser la substance ; enfin, la production d’outils didactiques adaptés ne peut se faire que dans le cadre d’une collaboration entre le chercheur et une structure-partenaire diffusant ces publications. C’est donc vers les espaces naturels protégés et plus particulièrement vers les parcs naturels que sera dirigée cette recherche. Ces territoires permettent en effet d’appréhender les différents regards portés par les habitants et les visiteurs sur les formes du relief. Ils offrent aussi la possibilité de saisir la perception de l’héritage géomorphologique par les gestionnaires de ces espaces. Les parcs naturels sont des espaces attractifs, autant pour des visiteurs la recherche de grands espaces et d’une « nature sauvage » que pour des habitants en quête de tranquillité de vie quotidienne et d’un environnement de qualité. Le principal attrait de ces espaces naturels protégés réside depuis leur création nord-américaine dans la nature et la diversité des paysages souvent transcendées par les artistes peintres et écrivains (W. Emerson, H.-D. Thoreau et J. Muir entre autres) à l’origine de la protection des premiers « grands espaces ». Ils constituent de véritables observatoires des rapports qu’entretient l’homme avec la nature : les parcs naturels résultent d’un contexte historique particulier dans lequel émerge la sensibilité environnementaliste et ils constituent les premiers résultats de son expression (Debarbieux, 2003). Dans le cadre de cette étude, les reliefs seront extraits de ces paysages pour mieux en appréhender leurs perceptions, leurs représentations et leur patrimonialisation. Enfin, dans l’optique de la réalisation d’outils didactiques de valorisation des savoirs géomorphologiques, des structures telles que les parcs naturels constituent des supports privilégiés, leurs vocations impliquant non seulement la protection d’un espace clairement délimité mais aussi la sensibilisation des habitants et des visiteurs à leur environnement. D’une façon plus pragmatique, les parcs naturels sont des espaces limités : ils permettent au chercheur de travailler dans un cadre défini, sans exclure des incursions hors de leurs limites.
La nécessité de comparer des espaces présentant diverses formes de relief tout en restant dans une homogénéité globale pour mieux apprécier les processus de patrimonialisation des reliefs s’est vite imposée. Les parcs naturels de la façade atlantique européenne et particulièrement ceux situés sur des massifs anciens présentent à ce titre de multiples intérêts. Dans un univers fortement soumis aux influences océaniques, ils présentent une variété de reliefs, des plus marqués topographiquement (2000 m dans le Parc Naturel de la Serra da Estrela) au plus insignifiants (1 m dans le Parc naturel régional de Brière, soit au niveau de la mer). Ces massifs anciens sont définis comme des unités morphostructurales correspondant à des structures hercyniennes (540 à 245 millions d’années) mises en saillie (Coque, 1993 ; Battiau-Queney, 1993). Ils se localisent exclusivement aux latitudes moyennes de l’hémisphère boréal. Plusieurs fois rajeunis par des mouvements tectoniques associés entre autres à l’ouverture de l’océan Atlantique (il y a environ 180 millions d’années), les cassures du socle et les agents d’érosion ont modelé ces massifs en blocs basculés entraînant la formation de dépressions, en barres appalachiennes ou en segments de surfaces d’aplanissement mises en saillie : blocs granitiques, monadnocks, crêtes et vallées ont été façonnés depuis une période récente (le Néogène, il y a environ 23 millions d’années). Ces massifs ne sont donc anciens qu’en raison d’un long passé géomorphologique enregistré par leur structure hercynienne plissée il y a environ 390 millions d’année en ce qui nous concerne. En réalité, ils ne s’affirment en tant que relief, sous leur forme actuelle, qu’à une époque très récente (ibid.). Ces massifs recoupent ainsi des échelles temporelles extrêmement larges, des temps géologiques anciens à la création des modelés actuels sur des espaces réduits (quelques dizaines de milliers de km²). Soumis aux alternances des âges glaciaires et interglaciaires de l’ère quaternaire, aux transgressions et régressions marines associées et au climat océanisé actuel, les massifs anciens européens portent la trace de nombreux héritages provenant de ces périodes et proposent une diversité de formes et de modelés particulièrement propice à l’étude du patrimoine géomorphologique.
Pour illustrer cette étude, plusieurs types d’espaces naturels protégés qui s’étendent sur ces massifs serviront ainsi de référence : ils nous ont semblé représentatifs du rapport qu’entretient l’homme avec la nature et plus globalement avec les paysages géomorphologiques. L’étude du processus de patrimonialisation des formes du relief implique dans un premier temps le choix de reliefs ayant une dimension culturelle forte. Dans les terrains peu élevés, les rapports avec les formes du relief sont loin d’être nul ; bien au contraire, ils sont exacerbés : la moindre variation d’altitude prend des dimensions importantes voir extraordinaires. Ainsi, si l’évaluation des géomorphosites identifie les reliefs spectaculaires, qu’en est-il des reliefs plus bas, plus ordinaires » ? Sont-ils présents dans ces évaluations ? Plus globalement, la patrimonialisation des reliefs concerne-t-elle uniquement l’aspect grandiose des sommets alpins ? Dans cette recherche nous avons donc pris le parti d’explorer un terrain inédit en la matière : au sein de nos espaces, les formes sont variées et reflètent des processus spécifiques à évolution lente dont résultent des formes parfois peu marquées. Véritables « terrains-défi » dont les reliefs paraissent insignifiants, ces parcs constituent des laboratoires de la relation patrimoniale construite et entretenue par les sociétés : ils permettent d’investir la connaissance de la relation entre l’homme et des reliefs bas, a priori moins lisible mais pas totalement absente des travaux scientifiques, particulièrement des travaux britanniques.
Espaces intermédiaires entre la montagne alpine et le littoral, anciens « territoires du vide » (Corbin, 1988) aujourd’hui soumis à de nouvelles dynamiques, ces parcs s’étendent avant tout sur des espaces ruraux, couplant à la fois un territoire de vie quotidienne – les parcs atlantiques sont habités – et de vie touristique, la visite relevant souvent du souhait de voir des paysages exceptionnels. Des reliefs incisés des basses et moyennes montagnes aux reliefs peu marqués et aux dépressions marécageuses, les parcs atlantiques sont à la croisée des pôles attractifs les plus visités que constituent les hautes montagnes et les littoraux.
Depuis la fin des années 1990, on observe dans certains de ces espaces l’accession des reliefs au statut de patrimoine par différents moyens : la création du Géoparc de Fforest Fawr dans le Parc National du Brecon Beacons (Pays de Galles) consacre la reconnaissance de la géodiversité galloise. Dans d’autres parcs, là où les reliefs sont moins marqués, l’héritage géomorphologique n’est que très peu valorisé. Étudier les formes de reliefs dans ce cadre permet de comprendre le sens de « reliefs exceptionnels » et de « reliefs banals » ou ordinaires, en appréhendant les différents regards portés par les gestionnaires de ces espaces, par les utilisateurs et par les scientifiques. Finalement, qu’est ce qu’un relief digne d’être patrimonialisé ? Faut-il qu’il soit « beau, rare et exceptionnel » ? À quelle échelle, des grands paysages (les mégaformes) ou des petites formes, les acteurs en tant que décideurs de la mise en patrimoine des reliefs se situent-ils ? Qui sont les précurseurs en ce domaine ? Au-delà de ces interrogations, nous nous demanderons s’il existe un lien entre les reliefs et la constitution des parcs nationaux nord-américain et ceux d’Europe occidentale. De l’Irlande au Portugal, les parcs sont soit nationaux, soit régionaux et selon l’acception de la notion de parc dans chacun des états bordant la façade atlantique, ils sont tous habités, visités et soumis à une gestion spécifique de l’espace. Ces espaces ruraux, nom moderne de l’« arrière-pays » qui désigne ce qui n’est pas le lieu de la décision (Micoud, 2004) trouvent-ils une nouvelle forme d’existence durable avec la reconnaissance du patrimoine géomorphologique, ou celui-ci s’insère-t-il dans une mode patrimoniale éphémère ?
Les références aux études géomorphologiques de ces espaces sont anciennes (elles datent en général des années 1960-1970, mais les écrits de C. Barrois ou de E. de Martonne nous ramènent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle). Si elles ont constitué les fondements de l’appréciation géomorphologique naturaliste des parcs, elles trouvent aussi leur place dans l’étude du regard qu’ont porté les scientifiques sur ces reliefs. L’exploration du nouveau champ patrimonial associé aux formes du relief fait redécouvrir ces travaux fondateurs de la recherche géomorphologique en apportant un nouvel éclairage sur les reliefs des massifs anciens de la façade atlantique européenne. La relation scientifique établie depuis le XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, combinée à celle de l’habitant, du visiteur et du gestionnaire révèlent-elles la reconnaissance d’un patrimoine géomorphologique spécifique à l’instar des reliefs alpins ?
Pour comprendre l’articulation entre ces territoires et l’émergence du patrimoine géomorphologique associé au processus de patrimonialisation, un tel cadre problématique souhaite accorder toute sa place à la comparaison entre les actions menées par ces différents territoires. À elles seules, les régions atlantiques – soient les espaces administrativement délimités touchant directement l’océan – comptent une soixantaine de parcs (nationaux, régionaux et naturels) et deux fois plus de réserves naturelles et de sites protégés. Nous limiterons donc notre champ d’investigation à huit parcs situés dans les massifs anciens jalonnant la façade atlantique européenne que nous avons souhaité représentatifs des espaces sur lesquels ils se situent (fig. 3) : des massifs anciens irlandais, gallois et anglais seront respectivement étudiés les Parcs Nationaux de Killarney, du Brecon Brecons (intégrant le Géoparc de Fforest Fawr) et du Dartmoor ; les Parcs naturels régionaux d’Armorique, de Normandie-Maine et de Brière constitueront les espaces privilégiés pour l’étude du patrimoine géomorphologique armoricain et la réalisation de documents de valorisation ; enfin, parmi les parcs ibériques, la Réserve de Biosphère de la Serra dos Ancarès en Galice et le Parc Naturel de la Serra da Estrela au Portugal constitueront les supports de cette recherche.
La reconstitution des trajectoires patrimoniales des formes des reliefs atlantiques : regards contemporains et approche géohistorique
L’étude du patrimoine géomorphologique via les parcs naturels permet de croiser la multiplicité des regards portés sur l’élément relief et de saisir cet aspect du rapport entre les hommes et la surface du sol. En 1997, C. et R. Larrère déclinent trois formes de regards : le regard informé est véhiculé par la perception du scientifique ; le regard formé correspond au regard sensible de l’artiste ; enfin, le regard initié ou vernaculaire correspond au regard de l’habitant ou du visiteur. Ce sont ces regards, spécifiquement portés sur les formes du relief, qu’il conviendra d’appréhender par l’étude des parcs naturels des massifs anciens atlantiques. La formation de ces regards procède de temporalités lisibles sur le temps de l’histoire contemporaine. De l’invention des premières courbes de niveau à la reconnaissance de la géomorphologie en tant que science et la création des géoparcs, comment et pourquoi l’élément relief est-il devenu un patrimoine ? Que signifie cette émergence du regard patrimonial à l’aube du XXIe siècle ?
La notion de trajectoire des paysages ou trajectoire paysagère empruntée à plusieurs champs de la géographie nous permettra d’observer le parcours de la patrimonialisation des formes du relief en tant qu’outil d’analyse et de comparaison. L’objectif sera de reconstituer les trajectoires patrimoniales des reliefs en nous appuyant sur les travaux développés par l’étude des paléo-environnements (Lespez et al., 2006) par les géographes, biogéographes et écologues (Marty et al., 2005). L’idée de trajectoire est en premier lieu définie par le Petit Larousse comme « une ligne décrite par un point matériel en mouvement ». En géographie, la notion de trajectoire se lit dans l’idée de coupler l’analyse de l’évolution des formes – construction, abandon, transformation par exemple (Barraud, 2007) – avec le cadre physique et culturel au sens large ; elle permet de donner un sens au paysage et aux relations des sociétés avec ce dernier, aux lieux et aux espaces particuliers (les parcs naturels par exemple). Différentes méthodes ont été appliquées par les géographes au cours de périodes plus ou moins longues : modélisation de l’évolution de l’occupation des sols dans les vallées normandes du Néolithique à aujourd’hui, (Lespez et al., 2006), reconstitution des trajectoires de motifs paysagers comme le moulin à eau du XIXe siècle à aujourd’hui (Barraud, 2007). Cette notion introduit une dimension temporelle à l’objet ou au paysage étudié ; saisir son évolution permet de restituer les changements anciens ou récents des paysages sous forme spatialisée. Elle donne lieu à la définition des seuils de ces changements. Appliquée au paysage, elle permet de saisir les processus relationnels passés et actuels entre une société et son environnement afin d’envisager les intentions du collectif sur le devenir de ce paysage. L’étude des trajectoires paysagères implique une approche diachronique afin de saisir les changements de formes, de sens (représentations), d’intention (le projet – que veut-on faire ?, les actions, le droit) et de ressenti (perceptions). Associées à une méthode comparative et selon les types d’espace considérés, ces trajectoires se réalisent soit de façon synchrone, soit avec des décalages ou encore avec des accélérations. L’émergence récente du patrimoine géomorphologique et plus particulièrement d’une « géomorphologie culturelle » (Panizza & Piacente, 2003) en lien avec la création de site d’intérêt géomorphologique (ibid., Reynard, 2005a, b) nous conduira vers l’étude des processus de patrimonialisation des reliefs à travers le temps. Ce nouvel intérêt pour le devenir des formes du relief est très récent : les géographes-géomorphologues s’en sont saisis en qualifiant notamment le « paysage géomorphologique » (Reynard, 2005a) : « observé et perçu, le relief devient paysage, ou plus précisément, une partie du paysage, les cas de paysages dont les composantes physiques sont uniquement de nature géomorphologique étant relativement rares » (ibid.).
L’étude des formes du relief peut ainsi être mobilisée comme outil d’analyse des dynamiques paysagères des parcs naturels qui elles-mêmes peuvent renseigner sur l’évolution des territoires englobant. Car si les reliefs font l’objet d’une tentative de reconnaissance patrimoniale hors parc, ils sont déjà indirectement protégés dans l’enceinte de ces espaces sans pour autant être valorisés en tant que tels ; pourtant, reconnues comme cadre exceptionnel intégré à de grands paysages, les formes du relief sont souvent à l’origine de la mise en place de ces structures. Au-delà de la présence physique des reliefs, c’est la relation établie entre l’espace des sociétés – l’œcoumène – et l’attribution de valeurs aux formes de reliefs qui motivera notre étude. Certains éléments appelés « géogrammes » ou « motifs » cristallisent ces valeurs et deviennent des symboles privilégiés. Ces motifs sont des repères essentiels de l’espace-temps de l’œcoumène : c’est par rapport à eux que s’agence notre existence, que se créent des repères, des symboles » (Berque, 2006). Les reliefs constituent ainsi des motifs paysagers » en tant qu’ « éléments de l’espace concret qui nous motivent à inventer un paysage » (Aubry, 2006). En d’autres termes, il s’agit de comprendre la place des reliefs dans l’esthétique picturale, soit de quelle façon ils ont été artialisés dans le sens d’A. Roger (1997, 2006) en les extrayant du « processus artistique qui transforme et embellit la nature, soit directement (in situ), soit indirectement (in visu), au moyen de modèles paysagers ». Dans cette recherche, nous considérons les reliefs comme des motifs suscitant une relation avec les sociétés.
Les formes du relief participent à la construction du paysage en tant que motif et s’insèrent aussi dans des modèles paysagers », définis comme des « schèmes culturels structurant les représentations sociales du paysage » (Luginbühl, 2006)7. Ces modèles paysagers correspondent à des évolutions sociales et politiques majeures des sociétés européennes (ibid.) : se succèdent ainsi les modèles bucolique, pastoral (Moyen Âge et Renaissance), sublime, pittoresque (fin du XVIIIe siècle et milieu du XIXe siècle) et régional (fin du XIXe siècle). Les reliefs et le paysage ne se réduisent pas à leur dimension topographique et géomorphologique classique.
Selon ces définitions, on peut alors s’interroger sur la place du relief comme élément du paysage (sommet, gorge, plateau) dans la naissance du pittoresque, « mouvement à l’origine de la mobilité touristique du XIXe siècle et de l’élaboration des lois de protection des paysages » (ibid.), puis dans la création des espaces naturels protégés. Certains de ces reliefs sont aujourd’hui considérés comme patrimoine : quelles sont alors les conséquences spatiales de leur patrimonialisation ? En 2007, A. Micoud se demande comment il se fait que, pratiquement, parmi tous les espaces potentiellement éligibles ce soit, dans ces années inaugurales (1930-1960) certains plutôt que d’autres qui aient été reconnus ? On pourra s’interroger de la même façon sur les critères de reconnaissance patrimoniale des formes du relief : qu’est ce qui justifie qu’une forme plutôt qu’une autre accède à ce nouveau statut ? Quelles sont les formes du relief qui sont aujourd’hui patrimonialisées ? À quels schèmes culturels se rattachent-elles ?
Plus globalement, l’étude des trajectoires patrimoniales des reliefs ouest-européens renseigne sur la conception de la nature contemporaine : souhaite-t-on voir une nature et donc un relief domestiqué, compris et maitrisé par l’homme (une suite logique du courant pittoresque) ou assiste-t-on, avec la vague patrimoniale, à un retour du « sauvage », du « grand espace » où aucune trace anthropique n’est visible dans le paysage ? Les « Les schèmes culturels sont les formes mythifiées des paysages européens permettant à chacun de qualifier les paysages perçus par confrontation au modèle. Ils représentent, selon la théorie d’Alain Roger, la part « artialisée » des paysages dans la culture académique et conventionnelle européenne » (Luginbühl, 2006). géoparcs, nouveaux espaces dédiés à la géodiversité, sont-ils l’exportation du modèle des grands parcs nord américains ou couplent-t-ils la culture européenne fortement liée à « l’habiter », à « l’espace vécu », au paysage culturel » et au développement d’une région ? Dans ce cas, les reliefs s’intègrent à une dimension touristique qui ne concerne plus uniquement les images des formes extraordinaires véhiculées par les voyagistes mais bel et bien dans le quotidien des habitants.
Éléments méthodologiques : démarche, méthode et organisation de la recherche
Démarche et outils de la recherche
Pour les géographes, la perception est un acte de terrain qui fait appel aux sens (Brunet, et al., 1993). Au-delà de l’activité perceptive associée à la physiologie humaine (stimuli extérieurs au corps humain, captage de ces stimuli par le cortex cérébral qui les interprète), la perception d’un lieu s’intègre à un système relationnel qui implique le monde vécu, les sens et la conscience : « l’être humain qui perçoit subit les déterminations multiples provenant de son affect, de ses attentes, des valeurs culturelles et des positions qui le caractérisent en tant qu’individu situé dans le temps et dans l’espace d’une société » (Di Méo, 2003). La perception constitue l’image de l’environnement familier, conçue par ceux qui y vivent, le fréquentent et le visitent. En d’autres termes, percevoir un paysage, un lieu, c’est être en contact sensoriel avec lui. La représentation est quant à elle une construction mentale détachée du terrain. Dans le domaine de la géographie, « une représentation de l’espace est une construction mentale et/ou objectale figurant un espace géographique » (Staszak, 2003). Selon la définition de l’auteur, plusieurs types de représentations, souvent croisées, se déclinent : représentations mentales et donc subjectives (représentées par des cartes mentales par exemple), représentations objectales fixées sur des supports variés (images, peinture ou photographie de paysage, cartes, maquettes, graphiques, discours, récits, etc.), les représentations savantes produites par la science à travers des procédures codifiées, pertinentes dans le contexte dans lequel elles sont établies et enfin, les représentations dites « vernaculaires » qui sont celles du sens commun ; elles sont le fruit d’une autre pertinence quant à leur mode d’expression (comme choisir une destination touristique). Analyser une représentation spatiale, c’est tenter de comprendre pourquoi, comment et à quoi elle sert (voyager, repérer, rêver, symboliser, mesurer, maîtriser, etc.) (ibid.) et en quoi elle motive les pratiques de l’espace impliquées dans la production de celui-ci.
Les outils pour appréhender les perceptions et les représentations ont été développés par des géographes avec l’aide de sciences connexes : sociologues, historiens, historiens de l’art, ethnologues etc. Pour caractériser le patrimoine géomorphologique et les processus de patrimonialisation associés à ses nouvelles représentations, les géographes-géomorphologues doivent s’emparer progressivement de ces nouveaux outils : les formes du relief ne sont plus uniquement un objet d’étude mobilisant les connaissances de la géomorphologie « classique » ; elles entrent dans un champ nouveau, appelant les géomorphologues à une considération inédite de leur objet de recherche. Comprendre les relations entre les formes du relief et les sociétés implique de saisir les perceptions qui découlent de l’individu (fig. 4) : les entretiens et les enquêtes menées auprès d’habitants et de visiteurs permettront d’appréhender ces liens ; les représentations sociales seront étudiées via les productions iconographiques et littéraires (productions scientifiques, cartes postales anciennes, récits de voyage etc.) en rapport avec les espaces définis.
Une géographie des paysages géomorphologiques
En 2005, Emmanuel Reynard défini la notion de « paysage géomorphologique » (op.cit.). Cette étude découle de ce concept, les géomorphosites relevant d’une sélection de sites à l’intérieur du paysage géomorphologique défini comme tel. Les publications éditées par l’Université de Lausanne (2001, 2003, 2006) ainsi que celles parues dans les numéros thématiques de revues internationales de géomorphologie (op.cit.) apprennent que les angles d’approche du paysage géomorphologique sont divers : étude d’impact, aménagement, tourisme, valorisation et vulgarisation. Ce travail s’inscrit ainsi dans le champ culturel de la géomorphologie dont la dimension géohistorique fournit des clefs pour saisir le processus de patrimonialisation des reliefs. Le paysage sera ici utilisé comme moyen d’analyse et support de valorisation en raison de la relation entre la réalité physique (les formes du relief) et le regard porté sur cette réalité. Parmi les nombreux travaux sur le paysage, certains concepts ont été repris dans le cadre de cette recherche. L’ouvrage intitulé Mouvance II dirigé par A. Berque regroupe les idées de sept auteurs dont certaines ont été utilisées dans cette étude : le « motif de paysage » (Aubry, 2006 ; Berque, 2006), le « modèle paysager » (Luginbühl, 2006) ou encore l’ « artialisation » (A. Roger, 1997, 2006) ont inspiré la démarche de la thèse et entraîné des réflexions dérivées de ces concepts appliqués aux formes du relief. Finalement, le paysage est ici considéré comme intermédiaire privilégié, puisque c’est précisément à cette échelle – et particulièrement dans les parcs naturels – que se croisent le plus grand nombre de regards. Les ouvrages d’Y. Luginbühl (1989), Paysages. textes et représentations du paysage du siècle des Lumières à nos jours, de S. Schama (1999), Le paysage et la mémoire, ou de N. Laneyrie-Dagen (2009), L’invention de la nature, nous ont permis d’extraire les formes du relief des regards « initiés » que l’artiste porte sur les paysages. Les écrits de C. et R. Larrère (1997, 2009) qui ont défini ces types de regards ont permis d’entretisser ces concepts sur cet élément précis du paysage. Ouvrages à lire et à regarder, ils ont fourni de nombreuses clefs pour comprendre l’évolution des représentations des formes du relief via les études paysagères en fournissant un cadre théorique fixant le support de ce travail. Sans y être totalement intégré, ils ont inspiré le développement de la thèse et ont permis de guider certains pans de la recherche, jusqu’à l’acception contemporaine du paysage qui n’est aujourd’hui plus considéré comme un objet de pure nature et de monuments exceptionnels : il est aussi reconnu comme un cadre de vie (Convention Européenne du Paysage, 2000). À ce titre, il est intéressant de noter que la place tenue par les reliefs dans la méthodologie de construction des Atlas de paysages est prédominante, notamment dans la reconnaissance des unités paysagères (Brunet-Vinck, 2004). Cependant, si les formes du relief constituent l’armature des paysages, elles ne sont que peu perçues par leur aspect culturel. Cette géomorphologie émergente trouverait toute sa place dans ces atlas, intégrée à une démarche qui « consiste à fournir aux élus et aux aménageurs des connaissances suffisantes pour qu’ils puissent définir des politiques d’aménagement et prendre des décisions tenant compte de la dimension paysagère [sachant que] ces connaissances doivent porter sur l’ensemble de l’espace et ne plus être réservées aux sites et aux paysages singuliers, exceptionnels ou remarquables, qui sont désormais souvent connus, [et qu’elles doivent également] tenir compte de l’évolution de la société et de ses aspirations nouvelles en matière de nature, de patrimoine et de culture » (Luginbühl, 1994). Ainsi, si les écrits de B. Debarbieux (du haut lieu en général et du mont Blanc en particulier, 1993), de S. Briffaud (naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards. XVI-XIXe siècle, 1994) et de F. Walter (Les Figures paysagères de la nation : territoire et paysage en Europe. 16e-20e siècle, 2004) établissent que la montagne constitue un espace-clef exceptionnel dans l’étude de la relation entre les sociétés et les formes du relief, A. Reffay (1974) et P. Flatrès (1980) rappellent que les massifs anciens bordant la mer celtique et l’océan Atlantique n’ont rien à envier aux hautes Alpes. A. Reffay s’attache à qualifier physiquement la montagne atlantique du Donegal et du Pays de Galles en comparant les formes des reliefs à celles des Alpes ; P. Flatrès signale que dans les milieux atlantiques, ce n’est pas l’altitude qui fait le relief mais bien les formes qui le constituent : les pierriers des monts d’Arrée et des Alpes mancelles, les sommets couverts par la lande sont en effet souvent associés à la montagne alpine et participent pour certaines régions armoricaines à leur développement touristique (Alpes mancelles, Suisse Normande entre autres). Au-delà de ces reliefs spécifiques, les paysages ordinaires », souvent associés à des reliefs aplanis, sont désormais reconsidérés. Les écrits de C. Mougenot, Prendre soin de la nature ordinaire (2003) ainsi que la thèse d’É. Bigando (2006) ont été consultés dans le but d’apporter des précisions à ce sujet et de comprendre la notion de « reliefs ordinaires ». Cette notion d’ ordinaire » peut ainsi s’appréhender dans le sens de banal, de commun et aussi dans l’appréciation quotidienne et familière du paysage géomorphologique. C’est dans ces deux acceptions que nous l’entendrons ici, notamment dans l’étude des reliefs peu marqués de la façade atlantique européenne.
Enfin, le paysage géomorphologique a été mobilisé en tant que support didactique dans la réalisation des documents pédagogiques : comme le soulignent P. Laszlo (1993) et M. Ambert (2004, 2009), n’est pas vulgarisateur qui veut. La transmission du patrimoine géomorphologique n’implique pas uniquement la protection d’une forme de relief : elle comprend aussi la diffusion des savoirs qui y sont associés. Les publications en lien avec le tourisme et la valorisation de la géomorphologie témoignent de l’importance de cette question pour les géomorphogues européens (Ambert, 2004, 2009 ; Pralong, 2003, 2006 ; Cayla, 2009). Dans notre recherche, les « grands paysages » et les sites ont constitué les échelles principales de la mise en place de ces outils pédagogiques (blocs, coupes, photos etc.) : le paysage est ainsi un agent de médiation saisi par le géomorphologue pour transmettre son savoir.
Pour mener à bien cette recherche, le plan de la thèse se décompose en trois parties, chacune subdivisée en deux ou trois chapitres (fig.5) :
La première partie s’intitule Comprendre. Les deux premiers chapitres s’intéressent à la construction de la géomorphologie en tant que science qui étudie les formes du relief, mais aussi en tant que science qui les représente (chapitre 1) : sans chercher l’exhaustivité, saisir la construction du patrimoine géomorphologique implique de revenir sur l’histoire des représentations et des différents regards portés sur les formes du relief (pas uniquement celui du géomorphologue), par le biais du paysage (chapitre 2) jusqu’à que celles-ci soient perçues comme patrimoine. Ces deux premiers chapitres sont donc nécessairement très illustrés. L’aspect patrimonial est évoqué dans le chapitre 3 : après une synthèse de l’approche du patrimoine par les géographes notamment du processus de patrimonialisation – et des liens avec les autres disciplines (histoire, géologie etc.), nous nous intéresserons à l’approche patrimoniale des géomorphologues et aux méthodes que les principaux acteurs de la patrimonialisation des reliefs ont élaboré afin d’intégrer ce travail dans ce champ d’étude émergeant de la géomorphologie culturelle. Les formes du relief constituent un héritage original puisque mobile et parfois éphémère (cheminées de fées, dynamiques fluviales et littorales etc.) : il s’agira entre autre de comprendre le lien instauré entre les temporalités des reliefs statiques ou mobiles et les sociétés dont les perceptions évoluent au cours du temps et dans l’espace. Cette première partie constitue la base théorique et fondamentale pour l’étude menée dans les parcs naturels des massifs anciens de la façade atlantique européenne. Chacun des trois chapitres est en lien « vertical » avec ceux de la deuxième partie ; les chapitres de cette dernière peuvent être considérés comme une application de la base théorique (fig. 5).
La deuxième partie, reconnaître, a pour objectif de reconstituer les trajectoires des paysages géomorphologiques des parcs naturels des massifs anciens de la façade atlantique européenne jusqu’à leur accession au statut de patrimoine. Après avoir présenté les différents espaces d’étude selon une géomorphologie naturaliste des mégaformes aux microformes (Klein, 2001 ; chapitre 4), nous nous intéresserons aux trajectoires patrimoniales des formes du relief les plus emblématiques de ces territoires. Cette géohistoire des paysages géomorphologiques des parcs naturels nous permettra de comprendre les différents stades de la reconnaissance du patrimoine géomorphologique (chapitre 5). Dans ce chapitre, une grille d’analyse des trajectoires patrimoniales des paysages géomorphologiques des parcs naturels sera proposée afin d’appréhender les relations des sociétés aux formes du relief. Une cartographie en référence ces trajectoires associée à la représentation du processus de patrimonialisation des formes du relief et des paysages géomorphologiques des parcs naturels atlantiques sera proposée dans le chapitre 6. Un état de l’art de la cartographie associée aux sites géomorphologiques sera dans un premier temps effectué, puis trois études ciblées viendront illustrer la démarche cartographique et la construction de sa légende.
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Table des matières
Introduction
Partie 1 – Comprendre. La polysémie du relief
Chapitre 1 : De la reconnaissance á la perception géographique des formes du relief terrestre
Chapitre 2 : Reliefs et paysages
Chapitre 3 : Nouveaux regards sur les reliefs, nouvelles problematiques géomorphologiques
Partie 2 – Reconnaître. De l’origine des formes à la patrimonialisation des reliefs
Chapitre 4 : Massifs anciens et parcs naturels de la façade atlantique européenne de la montagne atlantique aux zones humides
Chapitre 5 : Trajectoires patrimoniales et patrimonialisation des reliefs dans les parcs naturels des massifs anciens de la façade atlantique européenne
Chapitre 6 : Identifier, sélectionner et cartographier le patrimoine géomorphologique des parcs atlantiques
Partie 3 – Transmettre. Le patrimoine géomorphologique, un patrimoine méconnu ?
Chapitre 7 : Valoriser et vulgariser la géomorphologie dans les parcs naturels. Outils, moyens et pratiques
Chapitre 8 : Expériences de valorisation et de vulgarisation dans les parcs naturels de la façade
atlantique européenne
Conclusion
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