Trajectoires et rapports de genre dans l’enseignement du second degré

De la demande initiale à la reformulation de la problématique de recherche

     La demande initiale portait sur les conditions d’exercice du travail et le harcèlement au travail, en particulier des femmes, problèmes qui étaient remontés par la voie syndicale. La fréquence des sollicitations pour accompagner des collègues en difficultés avait interrogé les responsables syndicaux et syndicales sur la nature des difficultés rencontrées :
– pourquoi les femmes subissent-elles du harcèlement au travail, alors même que l’enseignement est plutôt considéré comme un milieu de travail égalitaire entre les hommes et les femmes ?
– les femmes et les hommes sont-ils et elles traité-es de la même manière au sein des établissements ?
– en dépit des représentations du milieu enseignant comme havre d’égalité entre hommes et femmes, des différences de trajectoires professionnelles n’existeraient-elles pas ?
Cette problématique du harcèlement n’était pas ressortie en tant que telle de nos précédentes recherches. L’entrée principale par les risques psychosociaux, par les problèmes de harcèlement, ne nous est donc pas apparue comme pouvant constituer un angle d’attaque pertinent et suffisant à lui seul car il individualisait les problèmes et ne mettait pas au cœur de l’analyse la spécificité des conditions de travail, le fonctionnement des établissements. Par contre, nous avions perçu dans nos études antérieures des points susceptibles de faire tension dans l’activité en lien avec l’organisation du travail. C’est la raison pour laquelle il nous a paru plus intéressant de comprendre ce qui pouvait créer des tensions au travail, surtout du point de vue de l’organisation du travail, pour essayer d’aborder cette problématique. Nous avons donc proposé de nous centrer sur ce qui se joue au quotidien dans le travail, sur les rapports de genre dans l’activité professionnelle, à partir d’une approche en termes de genre. Cela suppose d’examiner les enjeux spécifiques qui se posent en matière de conditions d’emploi et d’expérience au travail, en se centrant plus particulièrement sur la spécificités des rapports sociaux de sexe qui se nouent au sein des établissements et sur le rapport subjectif au travail (Kergoat, 2004). Le projet s’est donc réorienté autour des préoccupations suivantes :
– quels aspects cristallisent les tensions entre collègues hommes et femmes au travail évoquées par les syndicalistes dans la demande initiale au travail ?
– ces tensions se jouent-elles uniquement entre collègues ou également dans les rapports avec la hiérarchie ?
– quelles sont les spécificités des besoins des femmes en terme de planification du travail, de reconnaissance au travail, … pouvant créer des situations de conflits avec leurs collègues masculins ?
– l’organisation du travail, les modes de gestion des établissements prennent-ils en compte les spécificités de l’activité selon le genre, dans un environnement professionnel où la proportion de femmes dans les établissements est très élevée?
– cette gestion est-elle différente selon que le chef d’établissement est un homme ou une femme ?
– y-a-t-il des cas où les rapports sociaux de sexe consistent en coopération et non en tension ?
Cela amène à réfléchir de manière plus fondamentale à un certain nombre d’impensés du travail qu’il est nécessaire de rendre visibles pour agir :
– les conditions de travail sont-elles réellement identiques pour les  hommes et les femmes enseignants ?
– ressentent-ils/elles des inégalités de sexe dans l’exercice de leur activité ?
– à quel moment de leurs carrières ?
– les personnels enseignants (femmes et hommes) s’épargnent-ils elles réellement le stress associé aux arbitrages entre temps de travail rémunéré, temps pour la famille et temps pour soi ? Comment les enjeux d’articulation de la vie professionnelle et familiale sontils pris en compte par leur direction ? Nous partons en effet de l’hypothèse que les expériences dans les établissements scolaires sont marquées par les expériences dans la sphère privée, notamment en termes de modalités d’articulation entre les sphères professionnelles et familiales et extra-familiales (Curie, 2002). En réponse à ces questions, cette recherche veut offrir une analyse plus riche et plus complexe du quotidien de l’activité, des formes de pénibilité du travail des personnels de l’éducation, hommes et femmes, que celle véhiculée par l’imaginaire collectif. Elle s’attache à faire avancer la connaissance scientifique des mécanismes de différenciation des trajectoires professionnelles et des conditions d’emploi des hommes et des femmes au sein de professions très féminisées. Les résultats présentés dans ce rapport permettront au SNES-FSU et au SNEP, nous l’espérons, de cerner certains enjeux relevant des logiques de genre propres au secteur d’activité concerné, et de questionner et enrichir les pratiques syndicales actuelles et possibles.

Attendus de cette étude et ses retombées

Etaient attendus de cette recherche :
– une prise de conscience des enjeux de rapports de genre dans ce milieu professionnel très féminisé,
– une modification des représentations des différents acteurs du monde de l’éducation favorisant une meilleure prise en compte de cette dimension sur le terrain,
– la création d’espaces de discussion autour de cette question au sein des établissements visant à favoriser un « mieux vivre ensemble au travail » en socialisant les difficultés gérées jusque-là individuellement,
– l’élaboration de propositions de formations / sensibilisation de la hiérarchie comme des syndicats à cette dimension genrée de l’activité permettant de susciter une vigilance accrue sur ces questions,
– l’élaboration de pistes de transformation visant une meilleure prise en compte de cette dimension dans les établissements.
En d’autres termes, « mieux comprendre pour agir et transformer».

Etude à l’échelle d’un établissement

      La troisième étape de la recherche visait à mener une étude approfondie sur la dimension genrée de l’activité à l’échelle d’un établissement. Les entretiens individuels ayant fait apparaître des problématiques un peu différentes en collège et en lycée, il nous fallait arbitrer sur le type d’établissement choisi : collège ou lycée. Le critère de « meilleur équilibrage hommes femmes dans l’établissement » nous a fait pencher sur le choix d’un lycée ; mais nous sommes tout à fait conscientes que les problèmes que nous soulèverons peuvent être différents, voire beaucoup plus aigus à l’échelle d’un collège. Nous avons opté pour un gros lycée, accueillant 2500 élèves, 230 enseignant-es, 87 classes, ayant des sections générales, des sections technologiques, des BTS et des classes préparatoires.  Cette diversité des classes nous paraissait intéressante pour aborder les processus d’affectation des classes, éventuellement les négociations autour de leur attribution entre collègues et avec la hiérarchie. Notre travail dans cet établissement s’est orienté dans différentes directions :
– nous avons rencontré séparément l’ensemble du personnel de direction (6 personnes : chef d’établissement, 2 adjoints, 2 chefs de travaux, l’intendant) qui nous paraissait un déterminant important du fonctionnement de l’établissement, des conditions de travail des enseignants, des rapports de genre au travail afin de comprendre la manière dont ils abordent la question du genre, dont ils réfléchissent aux conditions de travail des enseignants, les critères d’évaluation qu’ils mettent en place ;
– nous avons réalisé une étude détaillée des vœux formulés par les enseignants en prévision de la rentrée scolaire suivante ; vœux qui sont traités par les adjoints ou chefs de travaux en charge de l’affectation des classes et de la préparation des emplois du temps pour la rentrée ;
– nous avons réalisé un groupe de travail avec tou-tes les Conseillers Principaux et Conseillères Principales d’Education (CPE) de l’établissement, interlocuteurs-trices stratégiques car à l’interface entre la direction, les enseignants, les élèves, les parents d’élèves, ….
– nous avons réalisé 8 entretiens avec des enseignant-es de différentes disciplines à temps partiel de l’établissement ; cette problématique du temps partiel étant ressortie avec beaucoup d’acuité dans les précédentes étapes de notre recherche ;
– nous avons réalité 8 entretiens avec des enseignant-es de différentes disciplines à temps plein de l’établissement ;
– nous avons réalisé un groupe de travail avec les enseignants d’EPS de l’établissement ; L’objectif de ces investigations était de comprendre :
– comment s’organise la planification de l’activité d’enseignement au sein des établissements,
– quels sont les arguments qui participent à la conception des emplois du temps,
– quels sont ceux qui relèvent de la participation aux différentes instances de la vie des établissements,
– quelles relations se tissent entre les enseignants dans la salle des professeurs, après les cours,
– quelles relations se tissent dans l’activité pédagogique, en particulier lors de la mise en place de projets transversaux ou sorties scolaires,
– quelle dimension collective du travail selon le sexe des  enseignant-es (préparations, corrections, saisie des notes, participation aux conseils de classes, …)
Cela devait nous permettre d’aborder les arbitrages qui sont réalisés à la fois dans l’activité, dans les négociations avec les collègues, et d’identifier ce qui peut faire tension entre les hommes et les femmes au travail.

Vers une mise à plat des critères de détermination de la note administrative dans tous les établissements

     Il nous semblerait important que dans le cadre des Conseils d’Administrations, soient explicités les critères d’évaluation des enseignant-es. Cela pourrait ouvrir un débat dans les établissements autour des formes d’engagements attendus, des difficultés qui se posent aux chefs d’établissements et des problèmes que rencontrent certain-es enseignant-es qui sont autant d’aspects que l’on n’aborde pas beaucoup dans les établissements. Cela permettrait de collectiviser les problèmes plutôt que chaque professeur essaie de négocier de son côté : nous avons vu au travers de plusieurs exemples que lorsque des collectifs se mobilisent autour d’un problème, ils peuvent faire infléchir les décisions d’un chef d’établissement. Cela permettrait de pointer des comportements éventuellement abusifs autour de ces questions. La mise à plat de ces critères est nécessaire pour permettre aux enseignant-es d’avoir toutes les cartes en main pour décider de leurs formes d’engagement, de bien mesurer l’impact que cela peut avoir sur leur reconnaissance dans l’établissement et éventuellement sur leur carrière. Cela réduirait les sentiments d’injustices que nous avons parfois notés lors des entretiens.

Deux pistes pour permettre de rattraper le retard de carrière des femmes dû à la prise en charge des enfants

   Le passage de l’agrégation est un objectif de beaucoup d’enseignant-es. Il constitue à la fois un moment privilégié pour se former en cours de carrière, pour se replonger dans le cœur de leur discipline, mais surtout un moyen d’évoluer professionnellement en changeant de grille de salaire et de travailler moins en face à face avec les élèves en gagnant plus. Pourtant, notre analyse a permis de montrer que sur ce point les femmes rencontrent deux difficultés :
– lorsqu’elles s’y engagent, elles sont peu soulagées des contraintes domestiques et de la prise en charge des enfants par leur conjoint. Elles ne bénéficient donc pas des mêmes disponibilités pour s’y préparer que leurs homologues masculins ; cela pouvant réduire leurs chances de le réussir ;
– la priorité mise sur la gestion de leurs enfants les amène souvent à repousser à la cinquantaine la préparation du concours, au moment où elles sont déchargées de l’éducation des enfants. Or, lorsqu’elles demandent un congé formation ou une décharge à mi-temps pour la préparer, nous avons vu qu’elles ont souvent le sentiment de se heurter à des formes de discrimination informelles sur l’âge au niveau des rectorats privilégiant les quadragénaires : on leur accepte rarement leur demande. De fait les plus motivées prennent un temps partiel qui leur coûte de l’argent puisqu’elles gagnent moins. Cette discrimination ressentie par les femmes fait écho à ce que l’on retrouve au niveau des statistiques nationales 1 qui montrent que l’âge reste encore un facteur de discrimination quant à l’accès à la formation : les plus anciens sont la frange de population la moins représentée dans les formations. Cela nous amène à faire deux propositions pour une meilleure égalité des chances et des trajectoires professionnelles entre hommes et femmes tenant compte de la variable genre.
1. Conscients des engagements différenciés des hommes et des femmes dans la sphère privée, l’attribution des mi-temps pour préparer l’agrégation, qui est à la discrétion des recteurs, devrait davantage bénéficier aux femmes dont les conditions de préparation sont souvent plus difficiles que les hommes. Elles en tireraient certainement profit pour retrouver des conditions de préparation du concours comparables à celles des hommes.
2. L’attribution plus particulièrement d’année de formation ou de mi-temps pour préparer l’agrégation pour les seniors, femmes et hommes. Nous justifions cela pour plusieurs raisons qui reposent sur nos travaux de recherches antérieurs (Cau-Bareille, 2012).
– S’engager dans la préparation d’un concours quand on a 50 ans ne représente pas la même difficulté que pour des personnes plus jeunes. Pour faire court, les processus cognitifs impliqués dans les apprentissages évoluent au fil du temps, la plasticité mentale nécessaire aux acquisitions est moins importante, le temps nécessaire pour acquérir des choses nouvelles augmente. Il en découle un coût des apprentissages plus élevé et surtout des besoins en temps beaucoup plus importants. De ce fait, il devient plus difficile pour des enseignant-es en activité de pouvoir tenir à la fois leur activité et des apprentissages complémentaires ; en l’occurrence ici la mise en condition pour le concours. Cela pourrait expliquer les nombreux échecs au concours de l’agrégation des femmes quinquagénaires que nous avons rencontrées.
– Autre facteur important : dans le contexte d’allongement des carrières, les seniors devront travailler plus longtemps pour toucher une retraite complète. Or nous avons montré que plus les professeur-es se rapprochent de la retraite, plus ils-elles évoquent des difficultés dans l’activité, des problèmes de fatigue, d’usure, rendant les fins de carrière difficiles pour beaucoup. Il y a donc un enjeu important pour eux-elles de réduire le nombre d’heures de travail en face à face avec les élèves. Obtenir l’agrégation leur permettrait de réduire substantiellement leur service sans que cela n’impacte leur salaire ; salaire qui en fin de carrière peut être sensiblement différent entre hommes et femmes du fait des nombres d’inspections différents qu’ils ont peu avoir et des congés de maternité. Donc favoriser les passages de l’agrégation chez les quinquagénaires en leur donnant des temps de formation pourrait constituer une mesure pouvant s’insérer dans les plans seniors.
– Cela augmenterait les possibilités d’évolution de ces femmes qui ont dû faire des arbitrages au détriment de leur carrière au vu de leur formation professionnnel.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
I. Un objectif d’amélioration des conditions de travail dans une perspective de genre
II. Une recherche pluridisciplinaire
III. Construction sociale de l’intervention
METHODOLOGIE : UNE RECHERCHE EN TROIS PHASES
I. Les entretiens individuels
II. Les entretiens collectifs ou Focus groups
III. Etude à l’échelle d’un établissement
PARTIE I. ANALYSE ERGONOMIQUE – DOMINIQUE CAU BAREILLE
Préambule
I. L’engagement professionnel au cœur des rapports de genre au travail
I.1. L’intensification du travail au cœur d’une nécessité de sur-engagement dans le travail des enseignant-es
I.2. Qu’est-ce qu’un-e « bon-ne enseignant-e » ? C’est un-e enseignant-e qui se surinvestit dans son travail
I.3. L’attribution des charges connexes à l’enseignement : une vulnérabilité plus importante des femmes vis-à-vis du « donnant donnant » ?
I.4 Les formes d’engagements professionnels au cœur des tensions entre collègues
Synthèse
II. Le sexe, la parentalité sont-ils à l’origine de processus de discriminations dans les établissements ?
II.1. Traitement et écoute différenciés des enseignant-es selon le sexe dans les établissements au quotidien ?
II.2. La prise en compte du rôle de « parents » dans la gestion des enseignants
II.3. Les enseignant-es à temps partiel font-elles et ils l’objet de traitements différents ?
Synthèse
III. Les évolutions de carrière sont-elles les mêmes pour les femmes que pour les hommes ?
III.1. Des discriminations institutionnelles ?
III.2. Rendre visible son activité et ses engagements professionnels : les femmes le fontelles autant que les hommes ?
III.3. Les contraintes familiales : des freins au développement professionnel aussi bien pour les hommes que pour les femmes ?
IV. Le fait d’être homme ou femme a-t-il un impact dans la relation aux élèves ? 
IV.1. Débuter dans le milieu enseignant : des difficultés partagées entre hommes et femmes, quelles que soient les disciplines
IV.2. L’EPS : une activité que l’on enseigne différemment selon que l’on est homme ou femme du fait d’un rapport différencié aux élèves
IV.3 Des contextes particuliers où l’on peut parfois identifier des problématiques de genre pouvant fragiliser certaines femmes : le cas des professeurs d’EPS
IV.4. Une fragilisation des rapports aux élèves en fin de carrière
IV.5. Comportement de harcèlement homophobe de la part de certains élèves
IV.6. Travailler les stéréotypes de genre avec les élèves : une préoccupation des enseignantes ?
Synthèse
Pistes de réflexion pour l’action
Annexe n°1 : Tableau récapitulatif des personnes rencontrées lors de la première phase de la recherche (entretiens)
Bibliographie
PARTIE II. ANALYSE SOCIOLOGIQUE – JULIE JARTY
Introduction
I. L’expérience sexuée de l’évolution professionnelle
I.1. Une profession féminisée, qui entretien l’auto-censure féminine
I.2. Des biais de genre dans la gestion des carrières enseignantes
I.2.1. Des femmes moins repérées par l’institution pour « faire carrière »
I.2.2. La maternité : encore une source de discrimination directe
II. Tensions (de genre) en matière d’organisation du travail enseignant
II.1. L’organisation des emploi du temps : un révélateur de l’intrication des rapports de pouvoir dans les établissements scolaires
II.2. Inégalités et injustices dans les arrangements temporels
II.3. L’organisation sexuée du travail enseignant « hors les murs » : de l’autonomie au débordement
III. Expériences du sexisme et d’autres formes de harcèlement en situation de travail 
III.1. « Est-ce qu’on aurait tenu de tels propos à un homme ? » Dévalorisations et dégradations souvent invisibles mais coûteuses du travail des femmes enseignantes
III.2. Stratégies pour faire face et puissance de résistance
Conclusions : des pistes pour lutter contre les inégalités et le sexisme
Annexe 1. Récapitulatif des entretiens individuels (ei)
Bibliographie

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