La science de la traduction n’est pas sans ambigüité. A part la question éternelle qui suit le traducteur au jour du jour qui est celle de savoir comment choisir la meilleure traduction, on se demande également : qu’est-ce qui est vraiment traduire et à quoi doit ressembler la science de la traduction ? Dans The International Journal of Translation, Target, et The Known Unknown of Translation Studies des chercheurs comme Elke Brems, Susan Bassnett, Christiane Nord et Yves Gambiers évoquent des questions vastes mais intéressantes : comment définir « une science de la traduction » ? Comment s’inspirer des disciplines proches et jusqu’où peut on aller dans la collaboration avec ces autres disciplines ? L’être pluriel, c’est celui qui traduit et qui s’occupe de la traduction ; polyglotte et multidisciplinaire, multiculturel et sans frontières. L’ambigüité et la pluralité marquent la pratique de la traduction ainsi que la science qui la décrit. Du point de vue de l’étudiant, ce n’est pas un point de départ très rassurant. Cela ne nous montre pas de façon claire ce que nous faisons ou à quoi une étude sur la traduction « doit » ressembler.
La théorie fonctionnaliste
Dans la théorie et la science de la traduction, la discussion autour d’une traduction fonctionnaliste commence à se faire entendre dans les années 1970. Katharina Reiss, une des pionnières de la théorie fonctionnaliste, introduit alors en 1971 une catégorie fonctionnelle dans sa critique de la traduction Möglichkeiten und Grenzen der Übersetzungskritik (La critique des traductions, ses possibilités et ses limites). Il s’agit alors de reconnaitre que le discours d’équivalence, qui était alors la théorie dominante, n’était pas toujours le seul et unique procédé possible à utiliser. S’agissant de l’équivalence, qui est un terme si vaste et diffus qu’il y a peut-être autant de définitions qu’il y a de traducteurs, il suffit ici de présenter l’idée principale : traduire l’équivalence revient en général à traduire en regardant d’abord et essentiellement le texte source ; dans ce texte source, le traducteur voit un modèle qu’il essaie de reproduire dans un texte cible. Eugène Nida, le grand conseiller linguistique de la traduction biblique du vingtième siècle divisait l’équivalence en une forme formelle et une forme dynamique, nous comprenons alors qu’il y a bien sûr beaucoup de nuances et niveaux différents d’équivalence. Néanmoins la théorie fonctionnaliste confronte la pensée de l’équivalence en objectant qu’il existe des exceptions où texte source et texte cible n’ont pas les mêmes buts ou bien exercent des fonctions différentes . On commence à s’intéresser de plus en plus au lecteur cible, le contexte et l’utilisation du texte cible.
Le motif de la traduction
On peut se demander pourquoi la maison d’édition Nordstedts souhaite publier le livre d’Orsenna en suédois. Nous pouvons imaginer plusieurs possibilités ; donner accès aux écrits d’un auteur francophone qui n’a, à cette date, jamais été traduit en suédois, introduire un nouvel auteur dans leur collection et proposer ce livre à un grand public suédois. Le genre d’essai où le récit factuel et scientifique combiné avec le récit autobiographique et littéraire est une forme assez particulière et innovatrice. Il est à ma connaissance plus répandu en France qu’en Suède : la nouveauté de forme est intéressante pour l’univers littéraire et pour le genre des essais scientifiques. Existe-t-il déjà des livres sur le papier, sur le marché de l’édition ? Per Jerkeman a écrit Papper en mänsklig historia (Papier, une histoire humaine, Carlsson ) sorti en 2000 et réédité en 2010. Ce livre ne peut pas remplir tout besoin d’autres livres sur le papier ! Le livre d’Orsenna visite des endroits aussi divers que la Chine, le Brésil, la Russie, l’Ouzbékistan, la France et… la Suède ! La partie traduite et choisie pour cette étude a pour cadre la France, mais dans un intérêt plus large sur le livre entier il est également intéressant d’avoir un chapitre sur la Suède d’un auteur étranger pour les suédois.
Si nous résumons les éléments relatifs à notre « translation brief », nous devons produire une traduction pour :
• La maison d’édition de Nordstedts.
• L’intention est d’introduire un nouvel auteur français aux lecteurs suédois et d’informer les lecteurs sur le monde du papier.
• Le lecteur cible, le destinataire, s’intéresse au papier, à l’économie, à la mondialisation et beaucoup de choses. Il s’intéresse également à l’auteur, Orsenna. C’est une personne instruite qui aime lire et découvrir.
• La lecture peut se faire dans le canapé, sur un train, en voyage…c’est un livre scientifique mais populaire qui doit se lire comme un divertissement.
• Le moyen de communication est un livre ou une liseuse.
• Le motif ressemble à l’intention : introduire un auteur français réputé dans son pays auprès d’un nouveau public suédois.
Définir une stratégie de traduction – documentaire ou instrumentale ?
Différents buts de traduction impliquent différentes stratégies de traduction. Christiane Nord fait une distinction entre la traduction documentaire et la traduction instrumentale. Mais comment décider si la traduction doit être du type documentaire ou du type instrumental ? Nord définit la traduction documentaire ainsi :
…a kind of document of a communicative interaction in which a source-culture sender communicates with a source-culture audience via the source text under source-culture conditions .
Pour développer ce propos, le modèle peut être comparé à la traduction overt de Juliane House, décrite dans A Model for Translaion Quality Assessment (1977). C’est une traduction qui n’a pas pour but de « se cacher » ou d’apparaître comme un original dans le texte source. Dans une traduction documentaire le traducteur s’appuie sur le texte source et vise à remplacer ses fonctions par des équivalences dans le texte cible. Cela peut être une traduction interlinéaire « littérale » dans un but de linguistique comparée, une traduction directe ou « mot-à-mot », ou encore une traduction « exotique » qui vise à maintenir la couleur locale dans l’original. C’est en gardant les éléments étrangers dans le texte cible que le traducteur rend le texte « exotique ». Ce faisant il change également la fonction initiale du texte source, le lecteur cible ne lira pas le texte d’une même manière que le lecteur source et devient conscient de la traduction.
La traduction instrumentale, au contraire, cherche à produire un même type de fonction dans le texte cible que dans le texte source . L’ambition est de cacher la traduction au lecteur qui dans l’idéal doit lire la traduction comme un original et ne pas réaliser qu’il s’agit d’une traduction. Ce type de traduction peut par exemple concerner des manuels techniques d’utilisation, mais pas uniquement. Nord divise la traduction instrumentale en trois types. La traduction equifunctional, pour les manuels d’utilisations et les recettes de cuisine, la traduction heterofunctional, quand on souhaite garder les fonctions initiales mais quand des aspects (temporels, culturels) peuvent exiger un changement des certaines fonctions ; et enfin la traduction homologus, c’est le cas des traductions poétiques ou littéraires qui de façon créative cherchent à reproduire le même degré d’originalité dans le texte cible.
Il s’avère assez compliqué de « classer » notre propre traduction dans un style soit documentaire soit instrumental. D’une part on peut dire que c’est une traduction documentaire de type « exotique » : il ne s’agit pas de cacher au lecteur que le texte est une traduction. L’auteur original est important et sa voix doit être reconnue en tant que telle par sa forme. Conserver des fonctions pédagogique, appellative et expressive en laissant l’auteur charmer le lecteur par son style d’enquête et d’autobiographie demande cependant certaines adaptations. Le texte peut très bien revêtir un trait « exotique » mais il ne doit pas être difficile ou désagréable à lire. Comme nous venons de constater, l’information et le but éducatif sont essentiels pour la maison d’édition Nordstedts. Un style trop exotique dans la langue cible ne doit pas nuire à ce but. Il est donc également possible de définir la traduction comme instrumentale et pour être encore plus précis « hétéro-fonctionnelle ». Par là nous pouvons également présumer que la stratégie de traduction ne serait peut-être pas réduite à « une stratégie », mais plutôt à « plusieurs stratégies » qui s’adaptent suivant les fonctions variées que nous rencontrerons dans le récit.
Il a été souligné plus haut que ce qui caractérise la théorie fonctionnelle, c’est l’importance donnée au texte cible et non au texte source. Néanmoins même si ce propos est également vrai pour Nord, elle admet que les stratégies de traduction ne peuvent être décidées sans avoir regardé au plus près le texte source et sans avoir fait une analyse de celui-ci. Pour cette analyse, Nord propose au traducteur de regarder en premier lieu les différentes fonctions qui apparaissent dans le texte source, ce qui va ensuite ouvrir, selon le but de la traduction, à une discussion à l’égard des fonctions que l’on souhaite conserver ou modifier dans le texte cible. Le lecteur source et le lecteur cible partagent rarement les mêmes connaissances. Si nous souhaitons garder les mêmes fonctions référentielles et appellatives dans le texte cible, nous serons obligés d’adapter les points référentiels susceptibles de causer des problèmes au niveau de la compréhension pour le lecteur cible, sauf si nous souhaitons que la fonction change. Le plus important est de produire un texte qui correspond aux attentes des lecteurs du texte cible. Dans l’attente des lecteurs cibles pour ce texte, qui touche à la science et à la littérature, se trouve en plus d’apprendre quelque chose sur l’histoire et l’industrie du papier et de faire connaissance avec l’auteur Orsenna également la surprise. Le genre essai n’est pas un policier, ni un rapport, la langue ou le style qui conviendront pour ce texte spécifique ne sont pas tout à fait définis. Ceci laisse l’auteur libre de jouer avec la langue, aussi traducteur doit-il juger quand et comment rendre cette liberté d’esprit vivante et visible dans le texte cible.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 But
1.2 Délimitation de l’étude
1.3 Méthode
1.4 Disposition
2 La théorie fonctionnaliste
2.1 Translation Brief
2.2 L’Initiateur du texte source et du texte cible
2.3 L’Intention
2.4 Destinataire
2.5 L’endroit et Temps
2.6 Moyen
2.7 Le motif de la traduction
2.8 Définir une stratégie de traduction – documentaire ou instrumentale ?
3 Analyse fonctionnelle de notre traduction
3.1 La fonction référentielle
3.2 La fonction expressive
3.3 La fonction appellative
3.4 La fonction phatique
4 Conclusion
Bibliographie