Théories pour formaliser l’apprentissage

THEORIES POUR FORMALISER L’APPRENTISSAGE

Une approche théorique de l’apprentissage à l’intersection de plusieurs disciplines

Pour approfondir la compréhension des processus d’apprentissage, nous avons mobilisés différents éclairages théoriques. L’analyse de l’apprentissage est longtemps restée du domaine des sciences cognitives ou pédagogiques (Bateson, 1972; Piaget, 1947). Dans les domaines de l’économie ou des sciences de gestion, l’apprentissage était considéré comme un mécanisme implicite de l’innovation, notamment technologique (Lucas, 1988), sans que les mécanismes à l’oeuvre soient vraiment abordés. Cependant, depuis une vingtaine d’années, de nombreuses branches de l’économie et de la gestion se penchent sur l’apprentissage, développant de nouveaux concepts, voire de nouveau corpus théoriques, tel que l’économie de la connaissance. Cette évolution théorique suit d’ailleurs une prise en compte des apprentissages sur le terrain, révélée par le développement de la formation continue et l’apparition de méthodes d’ « empowerment » ou « capacity building » qui se répandent dans le milieu de la gestion d’entreprise ou du développement.

Pour certains, cette attention accrue portée aux apprentissages est lié à l’avènement d’une société cognitive (Foray, 2000), fondée sur la connaissance des individus, plus que sur des capitaux physiques. Les disciplines de l’économie cognitive (Gaudin, 1997; Simon, 1978; Wallisser, 2000) et l’économie de la connaissance (Foray, 2000; Foray, 2004) cherchent à caractériser les spécificités des biens économiques que sont les connaissances et les propriétés qui leur sont associés, afin de mieux comprendre les modalités de leur production, diffusion, utilisation, qui sont liés à différents types d’apprentissage.

En économie du développement, surtout au niveau macro-économique, on s’intéresse de plus en plus aux capacités des acteurs et plus seulement aux infrastructures et aux techniques (Meier et Stiglitz, 2002). Les analyses ont d’abord cherché à formaliser les apports du capital humain ou du capital social au développement économique, puis elles ont approfondi les déterminants de leur acquisition, ce qui renvoie aux processus d’apprentissage. Sen (1987) propose une analyse fine des capacités des acteurs, en développant une approche centrée sur les « capabilités » : il ne suffit pas d’acquérir une capacité, il faut aussi que les conditions de l’environnement permettent de les utiliser. Ce point renvoie à la possibilité d’adaptation face à la complexité de l’environnement institutionnel. L’économie institutionnelle éclaire les relations entre les individus et les institutions Au travers d’une double approche macro-économique et cognitive, North (1990) étudie notamment l’évolution des institutions et souligne l’importance des modèles mentaux des individus. Ostrom (1990) a une approche plus méso centrée sur des groupes d’individus et propose notamment une analyse des conditions favorables à l’action collective et des institutions liées. Ses études l’amènent progressivement à prendre en compte de manière plus explicite les processus d’apprentissage des normes ou des règles. Comme le montre les sciences de gestion, les processus d’apprentissage organisationnels deviennent déterminants dans la propension à innover (Senge, 1990). De nombreux travaux cherchent à analyser les mécanismes à l’oeuvre derrière l’apprentissage organisationnel dans les entreprises. (Argyris, 1995; Argyris et Schön, 1978; Callon et al., 2001; Hatchuel, 1994; Nonaka et Takeuchi, 1997; Teulier et Lorino, 2005). De nouveaux concepts sont proposés, tels que les boucles d’apprentissage d’Argyris et Schon et les cycles de construction de connaissances de Nonaka et Takeuchi.

Un des objectifs de la thèse est d’étudier si ces théories développées dans l’entreprise peuvent être adaptées pour le développement territorial. C’est un défi car les contextes sont tout à fait différents. Dans une entreprise, les acteurs présentent une certaine homogénéité, partagent généralement des objectifs communs de production et sont contraints de répondre à ces objectifs à plus ou moins court terme. Dans le cas du développement territorial, l’environnement est diffus et les acteurs, divers, n’ont pas toujours une raison d’agir ensemble. L’échelle de temps est, en outre, beaucoup plus longue. Néanmoins, ces théories proposent une analyse détaillée des mécanismes d’apprentissage et offrent des perspectives intéressantes pour comprendre les changements de pratiques liées au développement territorial. Pour comprendre les différents apprentissages développés par les acteurs à l’UniCampo, ces champs théoriques peuvent être mobilisés à deux niveaux de Construction progressive d’une méthodologie La méthodologie d’analyse a été construite progressivement, par des allers-retours entre apports théoriques, méthodologiques et empiriques. La démarche de recherche a commencé par un travail autour de la notion de « compétences ». Ce travail a notamment permis une réflexion sur la difficulté de la construction de compétences par la formation, pour permettre l’intégration d’éléments tacites. Plusieurs questions se sont posées sur la manière dont l’UniCampo avait pu permettre (ou non) cette construction, orientant l’élaboration de la première grille d’entretien à l’intention des professeurs et des étudiants.

Cette grille s’est aussi appuyée sur une première observation du terrain, intégrant par exemple l’existence de l’association des étudiants. Les entretiens ont été réalisés de Février à Mai 2006, avec tous les étudiants et tous les professeurs ayant participé à l’UniCampo, ainsi qu’avec plusieurs personnes extérieures, pour comprendre comment s’était déroulé l’UniCampo et quelles évaluations les acteurs en faisaient. En Juin 2006, pour une réunion concernant la réplication de l’UniCampo, une première évaluation qualitative des résultats a été présentée. A partir des discussions de cette réunion, des indicateurs ont été choisis pour opérer un traitement statistique des informations recueillies, en distinguant différents profils d’étudiants. Ces résultats ont notamment permis de montrer que les étudiants avaient développé des apprentissages et des modes d’insertion relativement différents selon les profils. Il a donc été décidé d’approfondir ces aspects avec des méthodes plus précises.

Nous avons alors fait appel aux concepts de capital humain et social, développées en économie de la connaissance, pour appréhender différents niveaux de construction, avec leurs facteurs et implications. Pour prendre en compte le rôle de l’association et ses relations avec les institutions du territoire, nous avons développé le concept de « capital institutionnel », basé sur quelques travaux récents. Un cadre d’analyse combinant ces trois concepts s’est progressivement renforcé et a permis d’orienter la manière dont l’étude de l’apprentissage allait être approfondie. Pour analyser de manière plus précise les apprentissages à différents niveaux, nous avons développé des méthodes interactives : une rosace d’apprentissages individuels, une évaluation des représentations de l’agriculture et une carte cognitive des réseaux institutionnels. Une vingtaine d’étudiants ont été sélectionnés pour ce nouveau questionnaire. Ces méthodes ont permis de faire ressortir des résultats tout à fait contrastés, typés selon les profils. Ces méthodes s’avérant intéressantes, elles ont été appliquées à une autre formation, également développée en partenariat avec le CIRAD dans un autre territoire du Nordeste brésilien. Des entretiens simplifiés et une méthode systématisée ont été appliqués, révélant des résultats tout à fait contrastés. Ces méthodes peuvent donc s’appliquer dans d’autres situations, validant les possibilités offertes pour évaluer l’importance des apprentissages développés lors d’une formation.

Le plan de cette thèse Pour guider le lecteur, nous avons choisi de suivre un plan relativement classique présentant d’abord le contexte, puis la construction de la méthode et enfin les résultats. Il convient cependant de rappeler que cette thèse est née d’un aller-retour permanent entre terrain de recherche et référentiels théoriques, dans une démarche constructiviste, loin de cette linéarité apparente. Nous commençons dans une première partie par présenter le contexte et l’UniCampo. Le Chapitre 1 développe la manière dont la question territoriale est apparue au Brésil et comment elle est traitée, notamment dans le territoire du Cariri. Le Chapitre 2 aborde les réflexions en cours au Brésil autour de la question de l’éducation rurale. Le Chapitre 3 présente l’expérience de formation de l’UniCampo : comment elle est apparue, comment elle s’est déroulée, et enfin, les premières évaluations qui ont eu lieu et qui ont été la base de cette recherche. La deuxième partie mobilise des éléments théoriques pour construire le cadre d’analyse et orienter la méthodologie. Le Chapitre 4 se centre sur l’apprentissage en milieu rural, à partir d’un état-de-l’art, spécifiant les particularités des différentes approches et les différentes manières dont les dispositifs d’apprentissages sont étudiés. Le Chapitre 5 présente les différentes visions de l’apprentissage développées par l’économie de la connaissance et les sciences de gestion, permettant d’identifier les éléments intéressants pour l’étude des apprentissages développés à l’UniCampo. En rassemblant ces éléments théoriques et les différentes approches de l’apprentissage en milieu rural, nous proposons dans le Chapitre 6 un cadre d’analyse pour orienter l’évaluation de l’UniCampo. Dans le Chapitre 7, nous présenterons la méthodologie utilisée pour cette recherche.

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Table des matières

INTRODUCTION
A Une thèse pour évaluer l’efficacité d’un modèle de formation pour le développement territorial
B La problématique : Quels apprentissages et formations en appui au développement territorial ?
B.1 Vers un développement territorial ?
B.2 Nouvelles gouvernances
B.3 Processus d’apprentissages pour le développement territorial ?
B.4 Accompagner ces apprentissages
C L’UniCampo : un cas pour analyser la construction d’apprentissages pour le développement territorial
C.1 Une formation pilote
C.2 La thèse : une évaluation dans une perspective de « généralisation
D Démarche de la thèse
D.1 Une approche théorique de l’apprentissage à l’intersection de plusieurs disciplines
D.2 Définition de la question de recherche et des hypothèses
D.3 Construction progressive d’une méthodologie
D.4 Le plan de cette thèse
PARTIE 1. CONTEXTE ET OBJET D’ETUDE
CHAPITRE 1 DEVELOPPEMENT TERRITORIAL AU BRESIL : QUELLES POSSIBILITES POUR DES TERRITOIRES EN MARGE COMME LE CARIRI ?
1.1 Prise en compte progressive de l’agriculture familiale par les politiques publiques
1.1.1 Une agriculture duale, mais non reconnue
1.1.2 Prise en compte de l’agriculture familiale dans les politiques publiques
1.1.3 Vers une territorialisation des politiques publiques
1.2 Le territoire du Cariri : mise en place de dynamiques sociales
1.2.1 Le Cariri : un territoire du semi-aride brésilien
1.2.2 Emergence progressive de nouvelles institutions
1.2.3 Interactions entre dynamiques agricoles et sociales
CHAPITRE 2 EDUCATION RURALE AU BRESIL : UN DEBAT D’ACTUALITE
2.1 Evolution de l’éducation rurale au Brésil
2.1.1 Des débuts de l’educação rural à sa consolidation (années 1920-1960
2.1.2 Bipolarité (années 1960-1980) : éducation officielle versus éducation populaire
2.1.3 Renouveau après la redémocratisation progressive (1985-1996)
2.1.4 Bilan de l’évolution
2.2 La situation de l’éducation rurale aujourd’hui
2.2.1 Un paysage complexe
2.2.2 Educação do campo : un concept fédérateur
CHAPITRE 3 L’UNICAMPO, UNE FORMATION EXPERIMENTALE
3.1 Une construction progressive
3.1.1 Premiers pas : constitution d’un réseau « Université Paysanne du Brésil »
3.1.2 UniCampo : un projet pilote qui s’est renforcé
3.1.3 Vers une « répli-création » ?
3.2 Regards sur la formation
3.2.1 Evaluations du processus
3.2.2 Questions empiriques soulevées
PARTIE 2. THEORIES ET METHODES POUR L’ANALYSE
CHAPITRE 4 APPRENTISSAGE ET FORMATION EN MILIEU RURAL
4.1 Quelle évolution des approches de l’apprentissage en milieu rural ?
4.1.1 Emergence de différents concepts
4.1.2 Les phases de l’évolution
4.1.3 Vers un changement de paradigme
4.2 Spécificités des approches actuelles
4.2.1 Caractériser la diversité des approches
4.2.2 Spécificités de chaque groupe
4.2.3 Bilan des spécificités
4.3 Perspective : intégrer ces groupes dans une même théorie de l’apprentissage
CHAPITRE 5 THEORIES POUR FORMALISER L’APPRENTISSAGE
5.1 L’apprentissage : enjeu de sa formalisation
5.1.1 L’apprentissage : entre cognition et action
5.1.2 L’apprentissage : résultat ou processus ?
5.1.3 L’apprentissage : entre individu et société
5.2 Economie de la connaissance : formalisation des mécanismes liés à la connaissance  
5.2.1 Pourquoi un intérêt accru pour la connaissance
5.2.2 La connaissance en tant que bien économique
5.2.3 Un des principaux enjeux : la codification
5.2.4 Améliorer la production de connaissances
5.3 Sciences de gestion : vers un apprentissage organisationnel
5.3.1 Les boucles d’apprentissage
5.3.2 Intégration de la connaissance dans une spirale de construction
5.3.3 Adaptation d’un type de recherche engagé dans l’action
5.4 Des pistes pour intégrer ces approches
CHAPITRE 6 LE CADRE D’ANALYSE
6.1 Un cadre d’analyse pour orienter l’évaluation
6.1.1 La démarche suivie pour construire le cadre d’analyse
6.1.2 Comment analyser le résultat de l’apprentissage
6.1.3 Comment analyser le processus d’apprentissage
6.1.4 Le cadre résultant de cette construction conceptuelle
6.2 Evaluer le capital humain, social et institutionnel
6.2.1 Le capital humain
6.2.2 Le capital social
6.2.3 Un capital institutionnel
6.2.4 Comment sont envisagées les interactions entre capitaux : liens, ambigüités
6.3 Identifier les facteurs entrainant les boucles d’apprentissage
6.3.1 Influence des boucles d’apprentissage sur les différents niveaux de capitaux
6.3.2 L’approche cognitive
6.3.3 Approche relationnelle
6.3.4 Une piste pour intégrer les deux approches
6.4 Bilan des critères pour analyser les apprentissages développés
CHAPITRE 7 METHODOLOGIE  
7.1 Bilan de l’expérience de l’UniCampo
7.1.1 Objectif méthodologique
7.1.2 Les différentes sources d’information
7.1.3 Les entretiens : choix, démarche et conduite
7.1.4 Traitement des informations
7.2 Adaptation de méthodes pour approfondir l’analyse des apprentissages
7.2.1 Objectifs et méthodes définies
7.2.2 Mise en oeuvre de ces actions de recherche
7.2.3 Première action de recherche : diagramme d’évaluation des apprentissages individuels
7.2.4 Deuxième action de recherche : carte cognitive de l’insertion territoriale
7.2.5 Troisième activité de recherche : un jeu de cartes sur les représentations de l’agriculture
7.3 Elargissement : analyse globale de la formation
7.3.1 Objectif et méthodes utilisées
7.3.2 Groupes de travail et mise en débat des résultats
7.3.3 Proposition d’une grille intégrant les différents résultats
7.3.4 Application de la méthodologie à une autre expérience
PARTIE 3. RESULTATS : ANALYSE DES APPRENTISSAGES
CHAPITRE 8 ACTIONS INDIVIDUELLES : UNE INSERTION TERRITORIALE
8.1 Actions développées à un niveau individuel : projets et insertion professionnelle
8.1.1 Des projets porteurs de changements plus larges
8.1.2 Evolution de l’insertion professionnelle
8.1.3 Echelle d’action et lien avec les dynamiques territoriales
8.2 Capital humain et social développés
8.2.1 Première évaluation : apprentissages et changements
8.2.2 Evaluation approfondie des connaissances
8.2.3 Renforcement et amplification des réseaux d’action
8.3 Discussion : que tirer de l’analyse par profil ?
CHAPITRE 9 ACTIONS COLLECTIVES : VERS UN PROJET TERRITORIAL ?
9.1 Actions développées à un niveau collectif : d’une association d’élèves à une organisation de Développement
9.1.1 Emergence d’un collectif : l’association des anciens étudiants
9.1.2 Une organisation qui mène des actions de développement
9.1.3 Une action orientée par un principe fort : la co-construction de savoirs
9.1.4 Un acteur politique au niveau territorial
9.2 D’un capital social à un capital institutionnel
9.2.1 Constitution d’un réseau territorial
9.2.2 Construction d’une vision commune
9.3 Discussion : Enjeux de la constitution de capital institutionnel  
CHAPITRE 10 DYNAMIQUES DE LA FORMATION : APPORTS ET LIMITES DANS UNE PERSPECTIVE TERRITORIALE
10.1 Evaluation de la formation par les acteurs
10.1.1 Evaluation du processus pédagogique par les étudiants
10.1.2 Evaluation du processus pédagogique par les formateurs
10.1.3 Apports et limites de la formation
10.2 Une grille d’évaluation des processus d’accompagnement
10.2.1 Application au cas de l’UniCampo
10.2.2 Application à d’autres exemples
10.2.3 Comparaison : quels sont les apports de chaque formation ?
10.3 Lier les conditions aux résultats : les dynamiques d’apprentissage développées à l’UniCampo
10.3.1 Retour sur le processus pédagogique
10.3.2 Un processus qui s’est appuyé sur l’intégration des différentes boucles d’apprentissage
10.3.3 Discussion sur le processus global et la validité des hypothèses
10.4 Principaux enseignements
10.4.1 Le choix d’acteurs variés
10.4.2 Des principes aux contenus
10.4.3 Mieux réfléchir l’insertion dans le territoire
CONCLUSION
A Contributions de la thèse
A.1 De la question aux résultats : retour sur la démarche
A.2 Apprentissages pour le développement territorial : réflexion sur la manière de les renforcer
A.3 Le cadre d’analyse et la méthodologie : apports et limites
B Problématiques à explorer pour poursuivre la réflexion sur l’apprentissage et le développement Territorial
Bibliographie

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