Théorie esthétique de l’Histoire industrielle

Le renversement de l’Histoire industrielle

L’Idée esthétique et le renversement historique

Selon Hegel, il y a une raison historique, et cette raison n’a rien d’un jugement a posteriori selon lequel il serait possible de penser un sens { l’Histoire ou un simple fil conducteur. Ce ne sont pas les évènements qui donnent lieu au raisonnement par lesquels on peut les penser, mais la capacité de l’homme { se penser qui produit les évènements qui constitue l’Histoire, ou du moins les principaux évènements qui décident de son cours. En effet, la Raison n’est pas de l’Histoire seulement la « substance », mais elle en est aussi la « puissance infinie, la matière infinie de toute vie matérielle et spirituelle, – et aussi la forme infinie, la réalisation de son propre contenu. » Ces mots signifient concrètement que, parce que la pensée humaine est dialectique, elle produit une Histoire dialectique, et que la raison historique est son véhicule partout présent. Car la raison, qui ne distingue pas son sujet qui est l’homme, de son objet qui est le monde, est porteuse de la conscience qu’il a de lui même et de ses capacités, de sa liberté. Cette conscience, qui est pour le sujet pensant son Concept, ce par quoi il se perçoit et se comprend, et en soi-même l’Esprit, transforme le monde en tant qu’Idée. « L’Idée est le vrai, l’éternel, la puissance absolue. Elle se manifeste dans le monde et rien ne s’y manifeste qui ne soit elle. […] »  La raison historique est par principe, telle que la décrit Hegel, la manifestation de l’Idée, les chemins qu’emprunte la liberté consciente d’elle-même, modelant les évènements et leur écriture.

L’Idée est donc la conscience la plus élevée que l’humanité se fait de sa liberté, incluant sa science et son savoir-faire dans la production des évènements et leur compréhension, car pour Hegel, il n’y a pas de distinction scientifique entre la conscience humaine de sa liberté et la libération elle-même. Bien que changeante, cette vérité et cette effectivité historique, qui produit la marche du changement, est portée dans l’Histoire par les grands personnages qui l’incarnent et qui, par intérêt et ambition, la réalisent en la pensant comme moyen, tandis qu’ils sont historiquement les moyens de cette Idée qui est à elle-même sa propre fin .

L’Idée est cette conscience que l’humanité a d’elle-même, et la raison historique qui est la marche des évènements, est son véhicule et son résultat. Pour reprendre une distinction linguistique, l’Idée est la conscience libre synchronique, relative au présent perpétuel de la conscience, l’Histoire telle qu’elle se fait ; tandis que la raison historique est cette conscience libre diachronique, eu égard à ses étapes antérieurs, au mouvement dialectique qui anime l’Histoire comme série de contradictions incessamment dépassées. La particularité de l’ère industrielle est que le cours de l’Histoire, ou la raison matérielle, bien que véhicule de l’idée, est cependant son négatif, là où elle se dissout, et que l’Idée s’oppose { la raison { l’intérieur de la raison, comme négativité nécessaire lui permettant de se perpétuer.

Hegel a travaillé { comprendre l’Histoire ainsi, comme le résultat d’une évolution dialectique, par oppositions internes et résorptions successives, de la pensée humaine. Cependant son étude eut pour objet l’Histoire préindustrielle, où l’homme ne fabrique pas son environnement mais vit au sein de la nature, où il développe la capacité à se libérer avec et de ses semblables par la technique, mais certes pas encore contre la technique. La preuve sensible la plus élevée de la conscience qu’il  de sa liberté n’est encore que représentation : c’est ce que nous appelons communément l’Art. L’ère industrielle a changé radicalement la perception et l’intelligence que l’homme peut avoir de sa liberté, parce qu’avec elle, il a acquis le pouvoir de produire lui-même son environnement, de faire preuve de démiurgie, et concevant bien qu’inadéquatement ses limites, dut faire preuve d’une responsabilité nouvelle envers ses semblables, puis envers la nature qui garantit son bien-être.

L’Idée { l’ère industrielle n’apparaît pas principalement comme conscience intellectuelle que l’homme peut se faire de ses capacités et des moyens qu’il se donne d’être heureux ; elle apparaît en tant que modèles de production de cet environnement dans lequel il peut s’épanouir, comme forme démiurgique, la démiurgie de la raison historique { l’ère industrielle étant entendue { la fois étymologiquement comme travail pour le peuple, et au sens courant, venu du démiurge gnostique, de producteur de monde. L’ère industrielle a produit la ville moderne comme monde, ensemble de perceptions sensibles, horizon sous lequel il peut comprendre, agir et se mouvoir. Mais le spectacle, au sens de représentation continue, a par la suite été produit comme monde sensible, d’abord sous la forme passive de la télévision, ensuite comme succession de mondes possibles ou peut agir la conscience, soit sous la forme de jeux, soit sous la forme du réseau de sites que constitue internet, chacun d’entre eux offrant une expérience différente .

L’Idée, conscience la plus élevée que l’homme peut se faire de sa liberté, ne se manifeste plus alors dans les seuls évènements, dont l’entrelacs apparaît aujourd’hui avec une plus grande clarté, grâce à des moyens de communication plus performants ; cette Idée se manifeste dans la relation que l’homme entretient avec son monde tel qu’il le produit collectivement. Cela entraîne une autre compréhension de sa liberté, non pas simplement contre l’inertie des traditions, mais contre les effets que ses propres efforts productifs pourraient avoir à son encontre.

L’Idée aux temps industriels est esthétique, car se sachant produire son monde, elle doit le concevoir de manière à le ressentir a posteriori, ce qui est le sens étymologique de l’esthétique, ce qui est relatif à ce qui peut être ressenti. Mais ce ressentir n’est pas qu’une notion formelle, dépendante du goût de chacun. L’esthétique qui caractérise l’environnement industriel puis virtuel est commandée par sa fonction d’environnement, c’est elle qui lui permet d’être viable et utilisable. Ce qui est utile, parce qu’il ôte la peine est digne et moral et ainsi possède sa beauté propre, et de même ce qui est beau, parce qu’il est agréable { utiliser, est utile. De fait, nous traitons ici de l’esthétique utilitaire dont la morale, la notion de bien, l’idéal esthétique est l’utilité. Ce qui explique que la conformation esthétique de l’environnement industriel est fondamentale pour comprendre les deux derniers siècles de notre Histoire, est que l’humanité se détermine par la production de son environnement, qu’il soit zone industrielle ou parc, taudis ou architecture d’intérieur, et que notre rapport le plus élevé, moral et spirituel, à cet environnement, et donc à nous-même, est esthétique.

L’utilitarisme, morale industrielle

La liberté est le moyen du bonheur, et elle se conçoit { l’ère industrielle comme affranchissement quant au déterminisme matériel et { la pénibilité de l’existence. Une fois citoyen, l’individu est tenu pour autonome parce qu’il s’avère capable, par la médiation de l’Etat, de prendre en main son destin collectif, et ainsi de définir par luimême son bien. Parce qu’il a pour fin cet affranchissement qui se réalise dans le confort, le citoyen ne reconnaît comme principe moral que l’acquisition pour la société entière du plus de bien possible, de façon { ce qu’il puisse s’affranchir, c’est pourquoi l’utilitarisme, la doctrine du bien le plus grand, ou de la maximisation des moyens du bonheur, est la morale de l’ère industrielle, et le principe auquel les hommes adhèrent aussi bien individuellement que collectivement.

L’utilitarisme reconnaît traditionnellement deux formes éthiques, l’utilitarisme déontologique, qui réinterprète la morale religieuse du salut en fixant des limites strictes à la maximisation des moyens du bonheur, particulièrement la dignité du sujet, s’affirmant comme une morale de la sécurité ; et d’autre part le conséquentialisme, qui observe les conséquences et qui repousse les limites déontologiques, ne se fixant comme fin que le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Ce dernier s’affirme comme une morale de la décision inédite, visant un bien ou un moindre mal encore inconnu, et qui dans l’Histoire vise essentiellement l’accroissement du bien commun ou autrement dit de la prospérité.

Cette opposition qui caractérise les tenants de l’utilitarisme comme doctrine, se retrouve dans l’opposition qui définit l’action politique chez Max Weber, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Tandis que pour John Stuart Mill prévaut la morale conséquentialiste, qui est selon lui le propre des décideurs , pour Max Weber prévaut la déontologie, ou le principe de responsabilité . Il ne s’agit pas ici de trancher dans un débat qui dure depuis deux siècles et où chaque auteur s’est efforcé de déceler la complémentarité des deux éthiques opposées, mais plutôt de penser que l’usage de l’utilitarisme comme catégorie sociologique chez Weber, morale pratique et pérenne, témoigne de son importance dans le façonnement de la pensée des hommes { l’ère industrielle. Pour preuve, la valeur sociale de l’individu est une valeur-travail qui, une fois intégrée l’éthique du capitalisme , s’estime { sa capacité { réussir financièrement, c’est-à-dire à maximiser sa capacité à jouir de la vie : c’est ainsi que l’utilitarisme s’impose { toute une société, lorsque chacun s’y conforme personnellement comme à une morale de l’avidité. Lorsqu’il échoue, le sujet utilitariste est entièrement responsable .

Car le problème crucial de l’utilitarisme est qu’il n’est pas une casuistique qui s’impose pour un seul sujet, mais la morale d’une civilisation entière, qui a conquis chaque recoin de la planète : la civilisation industrielle. L’indéniable rétivité des sociétés civiles particulières ne peut le dissimuler. L’orientation de la morale vers le profit qui permet le confort, et donc l’affranchissement des pénibilités matérielles, est le moteur moral du travail individuel. Selon Max Weber, l’éthique protestante, qui de la réussite matérielle fait une preuve nécessaire et non pas suffisante de l’élection personnelle, a engendré l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire l’extension du prêt { une population plus nombreuse, par l’assurance du travail du créancier, qui veut et doit réussir, c’est-à-dire pour qui la réussite matérielle est le souverain bien . C’est ce conditionnement social que mettent en perspective Horkheimer et Adorno, le comparant { l’enseignement marxiste qui souligne le conditionnement dont est victime le travailleur contemporain, utilitariste pragmatique, qui pense à la réussite matérielle plutôt qu’{ ce qui le fait la vouloir .

Cependant ce n’est pas seulement du point de vue subjectif que la morale utilitariste est prépondérante { l’ère industrielle. Si l’utilitarisme engage toutes les forces morales du sujet vers la réussite matérielle, qui est la réalisation de la maximisation des moyens de son bien-être et l’assurance de l’affranchissement de son déterminisme matériel, son action est similaire sur la société entière. Il ne s’agit plus alors d’un utilitarisme idéaliste tel que l’on peut le concevoir dans les termes de Horkheimer et Adorno, mais d’un utilitarisme productiviste, lequel va { l’encontre de son principe même.

En effet, le principe d’utilité réclame le plus grand bien pour le plus grand nombre, quantifiant le souverain Bien, qui était jusqu’ici une qualité, c’est-à-dire un état mental. Or ici ce n’est pas le bonheur qui est quantifié, car il ne se mesure pas { la richesse, mais le moyen d’y parvenir, c’est-à-dire le confort comme affranchissement du déterminisme matériel, comme accessibilité au bonheur. Or, bien qu’en théorie le confort, sécurité et prospérité, permette l’accession au bonheur, en pratique la maximisation des moyens permettant d’atteindre le bien, en d’autres termes la mise sur le marché { des prix de plus en plus abordables d’objets voués au confort, engendre une surenchère de confort qui se traduit en terme d’obligation sociale plus qu’en réelle incitation. S’il ne s’agit pas nécessairement d’entrer en compétition avec ses voisins, en suivant l’expression américaine « keep it up with the Jones », il est nécessaire d’avoir accès à certains outils techniques et à un certain confort pour exister socialement, tels que la voiture, internet ou le téléphone portable .

Concrètement, la production et l’acquisition des moyens du bonheur deviennent plus importantes que le bonheur lui-même, conçu comme un corollaire du confort. Mais l’individu qui cherche les moyens qui lui permettent de vivre au rythme de la modernité, passe son existence à travailler pour ces moyens, à les acheter, et perd aussi son temps à les utiliser par curiosité, fractionnant son temps de loisir. Ce qui fait de l’utilitarisme la cause morale de l’aliénation productive, parce que l’individu doit travailler afin d’acquérir les objets lui permettant de suivre le rythme de la modernité ; mais aussi de l’aliénation consommatoire, puisque ces objets le détournent des véritables questionnements qu’exige le bonheur par un divertissement sans fin ; ainsi que de l’aliénation spectaculaire et de ses addictions immatérielles. L’utilitarisme est ainsi lié à la santé de la production industrielle, garante de la stabilité économique ; ce n’est pas le plus grand bonheur pour le plus grand nombre qu’il assure, mais une continuelle surenchère d’objets. Il apparaît dès lors de moins en moins moral, lorsque la désillusion grandit ; outre la révolution prônée par le Communisme, qui prend parti pour les perdants de la division nationale et internationale du travail, pour les prolétaires, la surenchère productive et consumériste que promeut la morale utilitariste, qui a permis l’extension de la civilisation industrielle { la planète entière, met à terme en péril cette même civilisation, en épuisant ses ressources et en anéantissant l’équilibre de son environnement naturel initial. Si l’utilitarisme, par son versant déontologique permet de conserver en principe la dignité de l’individu et l’éthique nécessaire aux rapports intersubjectifs mercantiles, c’est au service de cette éthique mercantile qu’il profane les ressources et l’intimité humaine en les bradant couche après couche, pour le plus grand nombre et pour personne. L’utilitarisme n’est dès lors plus déontologique ou conséquentialiste, il est productiviste.

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Table des matières

Introduction
Première partie : Théorie esthétique de l’Histoire industrielle
I. Le renversement de l’Histoire industrielle
1. L’Idée esthétique et le renversement historique
2. L’utilitarisme, morale industrielle
3. Le renversement et le découpage historiques
4. Les deux moments de la raison spatiale
5. La raison plastique
II. Phénoménologie de l’Idée esthétique
1. Métaphysique de la production incrémentielle
2. L’idée de révolution
3. L’Idéal du Progrès
4. L’Idée esthétique de modernité
5. L’Identité moderne
6. L’aliénation spectaculaire et le Design matériel comme spiritualité
Deuxième partie : La beauté utile
I. Le sacré comme principe esthétique
1. Définition nécessaire du sacré
2. Les arts de la représentation. Sacralité de l’esprit absolu
3. Modernité du sacré de la représentation
4. Le sacré dans l’art utilitaire
II. Beauté et utilité dans la tradition occidentale
1. Ornement et parure
2. L’utilité exclue de la beauté artistique
3. La beauté utile
4. L’idéal d’utilité
5. Le classicisme utilitaire antique
III. Esthétique utilitaire industrielle
1. La spatialité
2. L’art industriel
3. Catégories d’espace et œuvres de Design
IV. L’immanence spatiale
Troisième partie : Histoire philosophique du Design
Introduction
I. Le symbolisme industriel
1. L’artiste utilitaire
2. Démiurgie et Profusion
3. Le sublime industriel
4. L’archaïsme industriel
II. Le classicisme utilitaire
1. Le nihilisme futuriste
2. Le classicisme industriel
3. L’art décoratif
III. Le romantisme industriel
1. L’organicisme
2. Plastique et résurgence
IV. L’ère informatique
1. Le nihilisme contemporain
2. La postmodernité
3. Le néoclassicisme
4. La démiurgie graphique
Conclusion : L’idéalisme plastique
Bibliographie

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