Mirowski et Nik-Khah : de l’excès de croyance à l’excès de critique
Étudier la situation d’application des théories pour critiquer les prétentions à la vérité de la science économique
Philip Mirowski et Edward Nik-Khah ont consacré, en 2007, un texte virulent et polémique au cas de la construction des enchères pour les droits d’utilisation du spectre électromagnétique sur le territoire américain . Assurément ce n’est qu’un texte mineur dans l’œuvre pléthorique de Philip Mirowski. Ce dernier a publié plusieurs ouvrages importants en histoire de la pensée économique et un nombre incalculable d’articles, au point de couvrir presque toutes les figurations de la science économique, de la révolution marginaliste à la fin du XIXe siècle à nos jours. Nous reviendrons plus bas sur ces travaux. Dans l’article qui va nous intéresser il fait fond sur le travail de terrain de son coauteur, Edward Nik-Khah, qui a consacré une thèse à l’histoire de la mise sur pied de ces enchères, sous la direction de Mirowski lui-même . Bref, le texte peut paraître marginal, c’est pourtant lui qui va retenir notre attention. Il convient parfaitement pour mettre en scène la situation de la science économique (le singulier est tout à fait provisoire et fait partie du problème) dans nos sociétés, entre excès de croyance et excès de critique, pour formuler de manière encore très vague le thème du présent travail. En outre, et c’est bien sûr lié, l’article, par sa radicalité, son ton volontiers ironique, son geste iconoclaste, a généré nombre de réponses et soulevé bien des débats. Autrement dit, l’article a participé à la structuration d’une littérature, celle au sein de laquelle nous voudrions essayer de nous insérer. Sans plus attendre, plongeons nous dans les rouages du récit composé par nos deux auteurs. Cela va nous permettre, en passant, d’éclairer la plupart des problèmes sur lesquels nous souhaiterions attirer l’attention du lecteur.
Mirowski et Nik-Khah commencent par expliquer qu’en 1994 l’agence américaine chargée de la régulation des télécommunications (U.S. Federal Communications Commission, désormais notée FCC) décide de délivrer les licences d’utilisation du spectre électromagnétique national en recourant à des enchères. Les auteurs restent vagues sur la manière dont les licences sont attribuées aux compagnies de télécommunication avant cette décision, on comprend plus ou moins qu’il s’agit d’un processus administratif, de gré à gré, peut-être sur le mode de l’appel d’offre. Ce n’est de toute façon pas essentiel pour leur argumentation, nos deux auteurs visent à travers ce cas un problème bien précis, la suite du récit le montre bien. Le Congrès fixe à la FCC un certain nombre d’objectifs, le mécanisme d’enchères doit les réaliser. Ils sont nombreux et de nature très diverse : utilisation intensive du spectre, innovation et déploiement rapide de nouvelles technologies, développement des services dans les zones rurales reculées par souci d’égalité territoriale, soutien à la concurrence et lutte contre la concentration des firmes du secteur, limitation de l’enrichissement excessif de ces dernières, formation d’une recette importante pour le gouvernement et donc pour le contribuable américain, aide à l’attribution des licences aux entreprises possédées par des minorités ou des femmes… Peu importe le détail, la liste exacte des objectifs, ce qui compte pour l’argument des auteurs c’est d’en restituer l’esprit, en l’occurrence la richesse et la variété. Et de souligner au passage, pour y revenir plus tard, que Mirowski et Nik-Khah établissent eux-mêmes cette liste de points, assez rigide, sous la forme d’items séparés du texte, sans référence à des sources, des discussions parlementaires par exemple. On ne sait pas si la liste des objectifs du Congrès est celle des acteurs (et de quels acteurs ?) en 1994, au moment de la décision d’en passer par des enchères, par un marché des licences, ou si elle est reconstituée et fortement stabilisée par les auteurs.
Ces quelques points de contexte mis en place par Mirowski et Nik-Khah permettent de comprendre l’intérêt de cette histoire, la direction vers laquelle nos deux auteurs veulent emporter le cas, ce qu’il peut signifier et apprendre. La réaction de la FCC, la solution que l’agence trouve pour construire un mécanisme d’enchère qui satisfasse les objectifs du Congrès, tout en composant avec les avis des parties intéressées impliquées dans le processus (chaines de télévisions et stations de radio, compagnies de téléphone, équipementiers, représentants des consommateurs et d’autres agences fédérales…) repose sur l’embauche d’économistes, en l’espèce des tenants de la théorie des jeux. Le cas devient l’observatoire idéal de la science économique en action, le lieu où enquêter sur ce qu’elle fait, sur ce qu’elle est capable d’accomplir. Une réponse vient immédiatement à l’esprit : la science économique va permettre de résorber en raison la chaude controverse qui s’annonce, trouver la seule solution nécessaire et efficace et l’imposer, par la seule force du raisonnement vrai, à tous les acteurs. Le texte n’est pas parfaitement clair. On ne sait pas bien si cette position est partagée par la FCC, comme un espoir qui expliquerait leur décision d’avoir recours à la théorie des jeux, ou si elle est défendue seulement par les théoriciens des jeux eux-mêmes (ce qu’une référence aux travaux de l’économiste de renom Paul Milgrom, impliqué dans la conception du mécanisme, laisse entendre), ou qu’elle est simplement une opinion répandue sur la science économique, opinion que Mirowski et Nik-Khah veulent combattre.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et le projet est maintenant clair. Mirowski et Nik-Khah mettent en scène empiriquement une double opération, à nos yeux capitale, qui forme le point de départ du présent travail. Les deux auteurs choisissent d’abord une situation empirique très particulière, que l’on peut qualifier provisoirement, avant d’en creuser les aspects tout au long de ce travail, de situation d’application, pour reprendre le terme qui vient spontanément à la bouche ou sous la plume des acteurs. Avec le cas de la FCC, ce n’est pas la science économique dans le superbe isolement de ses principes fondamentaux qui nous est présentée. Elle est au contact de réalités concrètes, immergée dans une controverse visant à la construction, à la fabrication d’un marché localisé. Cette situation empirique est rarement traitée dans la littérature. On rencontre plus souvent des commentaires sur les textes des économistes pour eux-mêmes, en cadrant le terrain de l’enquête autour des articles ou des ouvrages exclusivement, éventuellement insérés dans un contexte, mais éloignés de ce moment si particulier, figuré ici dans la cas de la FCC, où l’économiste est appelé à émettre des recommandations pratiques, appuyé sur le savoir livresque qui fait le miel des travaux précédemment évoqués. Cette distinction entre deux manières de construire, à un niveau très fondamental, le terrain de l’enquête sur la science économique ne recouvre pas l’opposition classique entre internalisme et externalisme. On peut tout à fait, nous le verrons, développer une vision internaliste de la science économique en situation d’application, et inversement offrir un compte rendu externaliste et contextualisé de la production livresque des économistes. La distinction passe plutôt entre un cadrage initial de l’enquête qui, implicitement ou explicitement, fait de la production de textes le cœur du travail de l’économiste, et un tout autre cadrage qui regarde en aval ce que l’observation de l’économiste aux prises avec un marché concret nous apprend sur la nature des savoirs économiques. Le premier genre est d’ailleurs celui dans lequel Philip Mirowski exerce, et excelle, habituellement. Comme signalé plus haut, l’intérêt de son travail avec Nik-Khah est justement de décaler un petit peu le regard. Non plus un corpus de texte, et éventuellement en amont leurs conditions de production institutionnelles, la vie, les rencontres, les réseaux de leurs auteurs, dans leurs universités, avec comme but ultime l’écriture de textes, de traités, d’articles, l’enseignement aussi. Le regard va vers l’aval et cette situation d’implication intime de la science économique dans l’ingénierie de marchés existants, historiques. Cette activité passe bien entendu par l’écriture d’articles, mais comme moment dans la production d’un objet : un marché efficient historiquement situé. Plutôt qu’internalisme et externalisme, la distinction semble plutôt passer par les pôles science fondamentale et science appliquée. Mais justement la suite du texte montre que c’est beaucoup plus compliqué que cela. Et quand un auteur comme Philip Mirowski passe de l’étude de ce qui ressemble à de la science économique fondamentale à l’étude des applications, c’est cette distinction même qui vacille, et tout la science économique qui est emportée ailleurs. Pour nous résumer : le premier mouvement intéressant de Mirowski et Nik-Khah consiste à regarder la situation singulière de l’application pour traiter de ce que fait la science économique, c’est-à-dire de ce qu’elle est, du type de vérité qu’elle produit, de son statut et de sa place dans nos sociétés. Le regard est décentré, il quitte la clôture du texte sur lui-même pour suivre ce qui se passe lors de la confrontation aux réalités économiques concrètes que ces textes évoquent.
Les présupposés de la démonstration de l’inconsistance des théories économiques : l’opposition entre noyau théorique langagier et réalité économique hors-champ
Le récit alternatif de l’application de la théorie des jeux à la construction d’un marché d’attribution des licences d’utilisation du spectre électromagnétique, version Mirowski et NikKhah, se déroule en deux temps. Ils montrent d’abord que la théorie des jeux impose la poursuite d’un critère étroit d’efficacité et évince la richesse et la diversité des buts du Congrès, tout en étant incapable de fournir une recommandation claire et un modèle d’enchère. Ce paradoxe s’explique, second temps, par le jeu des intérêts, notamment des grandes compagnies de télécommunication. La théorie économique est fausse, elle agit comme un écran de fumée, elle sert un groupe précis d’industriels, lui permettant d’avancer masqué. Mais c’est bien le big business (et non les formalismes sophistiquées des économistes), qui a conçu et façonné un mécanisme d’enchères à même de satisfaire ses objectifs, des objectifs bassement pécuniaires. D’un excès de croyance en la théorie économique (à même de réaliser dans la réalité un optimum déjà là), Mirowski et Nik-Khah nous font passer à un excès de critique (la théorie est fausse, pire elle masque habilement des intérêts puissants, il faut la combattre frontalement). En restituant les étapes intermédiaires de ce grand renversement, on verra combien il est problématique.
Le premier temps du récit affirme que les théoriciens de jeux, avec leur critère favori d’efficacité, à savoir l’attribution des licences à celui qui lui confère la plus grande valeur, excluent l’ensemble des objectifs du Congrès, qui englobent eux des considérations de justice, de redistribution, d’égalité territoriale ou des perspectives macroéconomiques sur le futur du secteur. Affirmer cela, comme le font Mirowski et Nik-Khah, suppose une opération théorique forte, sur laquelle il faudra revenir pour engager la discussion. La théorie économique et ses critères d’efficacité est en effet vue comme un bloc monolithique, déjà formé, et incapable d’encaisser de nouveaux buts ou de nouveaux objectifs, même sous la forme de contraintes. « Contraintes » est d’ailleurs un terme que les acteurs eux-mêmes emploient, mais que les auteurs disqualifient, justement parce qu’il provient des acteurs. Sa reprise exposerait l’analyste au péché de naïveté. Là encore, il faudra revenir sur les opérations qui soutiennent ce surplomb.
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Table des matières
Introduction
Première partie. De la critique de la science économique à la recherche de l’optimum
Chapitre 1. Le problème de la science économique : pour échapper à l’excès de croyance comme à l’excès de critique, la piste d’une reconnexion des formules aux processus d’économisation
Section 1. Mirowski et Nik-Khah : de l’excès de croyance à l’excès de critique
Introduction. Étudier la situation d’application des théories pour critiquer les prétentions à la vérité de la science économique
1. Les présupposés de la démonstration de l’inconsistance des théories économiques : l’opposition entre noyau théorique langagier et réalité économique hors-champ
2. Où la théorie économique devient l’écran de fumée qui masque le jeu des intérêts sociaux, et où la perspective critique atteint son point d’éclatement
Conclusion : essayer de ménager un chemin entre excès de croyance et excès de critique dans les pouvoirs de la théorie économique
Section 2. Faulhaber et Baumol : de la naturalisation de l’optimum à la piste de l’opérativité propre des formules
Introduction. La situation d’application des théories économiques comme problème posé à la naturalisation de l’optimum
1. La tentation d’un naturalisme atténué : l’argument des agents apathiques
2. Dépassement du naturalisme atténué : dégager le plan de l’opérativité propre des formules
Conclusion : le processus de formulation de l’optimum contre la recherche des fondements
Section 3. Daniel Breslau : la théorie comme médiation politique
Introduction. Problématiser la notion d’application de la théorie
1. Première composante : la théorie du marché parfait comme plateforme d’intégration
2. Deuxième composante : retour de la théorie comme cadre qui mutile la réalité économique
3. Troisième composante : la négociation sur la répartition du revenu
Conclusion. Vers le lien entre formalismes, cadrage des agences et organisation du processus productif
Section 4. Francesco Guala : la dissolution de la théorie dans l’exploration risquée des moyens de la coordination
Introduction. Dissoudre la théorie
1. La notion de machine économique
2. Contourner le mépris de l’application
3. Les quatre traits du raisonnement économique selon Guala
Conclusion. Dissolution de la théorie, avènement des surprises de la réflexion sur les moyens de la coordination
Section 5. François Vatin : calcul du ratio et réintroduction des processus productifs
Introduction. Approfondissement des limites des perspectives naturalistes et sociologistes
1. Première étape du raisonnement : la réintégration des processus productifs, le calcul du ratio
2. Deuxième étape du raisonnement : un calcul fini mais non clos
3. Troisième étape du raisonnement : le retour des paradigmes
Conclusion. Vers une redéfinition de la matière économique
Chapitre 2. Depuis la description des processus d’économisation vers le problème de l’opérativité propre des formules
Section 1. Michel Callon : de l’extension du processus d’établissement des transactions bilatérales à l’importance de la formulation des prix
Introduction. Les biens avec lesquels nous voulons vivre
1. Détour : une nouvelle conception de la matière économique
2. L’effet de cette nouvelle conception de la matière économique : la possibilité d’une ingénierie politique
3. Prolonger le projet d’ingénierie politique vers la question de l’optimum
4. Les spécificités de la question de l’optimum
5. Le lien à la question morale
6. L’appui fourni par la notion de formulation des prix
Section 2. Bruno Latour : le détour par l’articulation de nos attachements pour poser le problème de la formulation de l’optimum
Introduction. Tourner la seconde nature
1. Détour par une expérience alternative de la matière économique : première figuration (scripts)
2. Deuxième figuration (attachements)
3. Troisième figuration (propriétés)
4. Conclusion sur l’expérience alternative de la matière économique
5. Connexion au problème de l’optimum
Deuxième partie. Théorie économique et réalité industrielle : comment raconter « l’expérience EDF », la construction des tarifs à Électricité de France (1946-1964) ?
Chapitre 3. Première version : le récit de l’application de la théorie du rendement social de Maurice Allais (1948-1949)
Section 1. Compte rendu
Introduction. L’invention du coût marginal à long terme
1. Le point de départ : Marcel Boiteux et la théorie du rendement social
2. La théorie du rendement social comme projet de gouvernement
3. Programmer les investissements électriques pour réaliser le projet marginaliste
Conclusion. La préservation des relations marginalistes dans la réalité industrielle
Section 2. Commentaire : Se déprendre de l’opération de naturalisation, relocaliser l’espoir d’une physique sociale
1. L’argument du compte rendu : le récit d’une application
2. Identifier l’opération de naturalisation
3. Retour au compte rendu : se déprendre de l’opération de naturalisation comme de sa critique
Conclusion. La recherche de l’optimum, une expérience ouverte
Chapitre 4. Deuxième version : l’invention du coût marginal à long terme (août 1949), ou le récit de l’instauration d’un nouvel ordre de répartition
Section 1. Compte rendu
1. Comment étudier le lien entre moralisation et production des théories économiques ?
2. Les quatre épreuves morales de l’étude
3. Conclusion
Section 2. Commentaire : découvrir l’indétermination des coûts marginaux, saisir la tarification comme description d’un projet d’exploitation (nouvelle politique d’investissement, nouvelle figure du consommateur)
1. Reprise de l’argument du compte rendu : l’invention d’un nouvel ordre de répartition des biens entre les consommateurs
2. Détour par Gabriel Dessus : « Le coût marginal n’existe que dans le cadre d’un projet »
3. Naturalisation des coûts vs. description d’un projet d’exploitation
Chapitre 5. Troisième version : La négociation des tarifs (1949-1965), ou le récit de la modération des principes marginalistes
Section 1. Compte rendu
Introduction. Une mise en ordre de l’économie
1. La planification concurrentielle
2. De l’espace des théories à l’économie nationale : les médiateurs de la mise en ordre marginaliste de l’économie
3. Tempérer les principes marginalistes
Conclusion. Une nouvelle cartographie de l’économie nationale française dans l’après-guerre
Section 2. Commentaire : « Le coût marginal n’est donc pas une donnée objective préalable », saisir la recherche de l’optimum comme outil de négociation, ou la discussion sur les fins et les moyens de la nationalisation
Introduction. Les tensions de la recherche de l’optimum
1. L’argument du compte rendu : la thèse d’un paradigme du gaspillage minimum
2. Déchausser la référence au moindre coût : les coûts comme vecteurs de conduite des conduites
3. Retour au compte rendu : où il ne s’agit plus de réguler la logique marchande, mais de négocier sur ce qui compte le plus, donc de faire compter
Conclusion
Bibliographie