Théorie du flow et expérience plaisante
Performance et difficulté en tant que prédicteurs de l’expérience plaisante
À défaut de pouvoir mesurer directement les compétences du joueur (skills) en contexte de jeu vidéo, la plupart des chercheurs ont recours à des mesures de la performance, lesquelles sont soit objectives (p. ex. Holbrook & coll., 1984; Trepte & Reinecke, 2011; van den Hoogen, Poels, IJsselsteijn & de Kort, 2012), ou subjectives (p. ex. Jin, 2011; Przybylski, Rigby & Ryan, 2010; Ryan, Rigby & Przybylski, 2006). Des exemples de mesures objectives de la performance sont le ratio assassinat/décès, le succès ou l’échec à une mission ou un tableau, le nombre de ressources amassées, le temps requis pour compléter une course, etc. De plus, la majorité des études utilisent le terme « difficulté » (difficulty) du jeu plutôt que « défi », demandant aux participants d’évaluer eux-mêmes la difficulté du jeu (p. ex. Klimmt & coll., 2009), ou utilisant des niveaux préétablis de difficulté (p. ex. Chanel & coll., 2008; Keller, Ringelhan & Blomann, 2011; Klimmt & coll., 2009; Nacke & Lindley, 2008), tels que « facile », « moyen » et « difficile ». Typiquement, plus les compétences d’un joueur sont élevées, plus sa performance est bonne, et plus le jeu pose un grand défi, plus la difficulté est élevée pour le joueur (Malone, 1980). Dans la présente étude, il sera question de « performance » et de « difficulté » plutôt que de « compétences » et de « défi », bien qu’ils seront respectivement utilisés avec le même sens.
Très peu d’études s’intéressent à la valeur prédictive de la performance et de la difficulté sur l’expérience plaisante. Parmi celles-ci, l’étude de Trepte et Reinecke (2011) s’intéresse au lien entre la performance objective et l’expérience plaisante sous l’angle de la théorie de l’auto-efficacité (Bandura, 1977, 1997). Le sentiment d’efficacité personnelle en contexte de jeu vidéo est défini comme « l’évaluation faite par le joueur de sa propre habileté à maîtriser et contrôler le jeu » (Trepte & Reinecke, 2011; traduction libre). La performance des participants est évaluée selon le succès ou l’échec à 20 types d’évènements pouvant survenir dans un jeu de type « cours-et-saute », par exemple l’obtention de trésors, la défaite d’un ennemi, l’activation d’un point de sauvegarde ou l’atteinte d’un niveau supérieur. Le sentiment d’efficacité personnelle est évalué à l’aide d’un questionnaire de 11 items construit par Klimmt, Hartmann et Frey (2007; p. ex. « J’avais l’impression de pouvoir efficacement affecter les choses à l’écran »). Enfin, le sentiment de plaisir est évalué à l’aide d’un questionnaire comprenant cinq items, lesquels peuvent varier entre 1 et 6 sur une échelle de Likert, (p. ex., « Jouer à ce jeu était amusant », « J’ai apprécié jouer à ce jeu »). Lorsqu’ils contrôlent pour l’effet du sentiment d’efficacité personnelle sur la performance, Trepte et Reinecke ne peuvent conclure que la performance objective est un prédicteur significatif de l’expérience plaisante en contexte de jeu vidéo; ce serait plutôt le sentiment d’efficacité personnelle qui agirait comme médiateur entre la performance objective et l’expérience plaisante. Ainsi, l’expérience subjective d’accomplissement, de compétence et de contrôle prédirait l’expérience plaisante en contexte de jeu vidéo plutôt que la simple performance objective.
Shim, Hsu et Srivastava (2011) étudient la valeur prédictive de la performance du joueur en tant qu’un ratio Compétences/Difficulté (Skills/Challenge), où les compétences correspondent au niveau (level) du joueur tandis que la difficulté correspond au niveau (level) des monstres éliminés dans un jeu vidéo en ligne massivement multijoueur. L’expérience plaisante des joueurs est évaluée à l’aide de l’item « À quel point avez-vous apprécié jouer au jeu ? », auquel les participants doivent répondre une valeur entre 1 (« Pas du tout ») et 4 (« Beaucoup »). Les chercheurs montrent que la performance ne permet que de prédire partiellement l’expérience plaisante (mesure F = 75,7% dans un serveur Joueur versus Environnement), et que de connaître les motivations du joueur aide significativement à prédire son expérience plaisante (mesure F = 99,3% dans le serveur Joueur versus Environnement). Dans cette étude, les mesures de performance (ou de compétence) sont intégrées avec les mesures de la difficulté (ratio Compétence/Difficulté), et permettent de conclure que le ratio Compétence/Difficulté est un prédicteur significatif de l’expérience plaisante en contexte de jeu vidéo. Dans la présente étude, les prédicteurs « performance subjective » et « difficulté perçue » sont considérées de façon distincte, ce qui permet en autres de vérifier la contribution unique de chacun des construits sur l’expérience plaisante. Toutefois, étant donné la relation entre ces deux construits sous-tendue par la théorie du flow et l’appui empirique de ces deux études, l’interaction entre la performance subjective et la difficulté perçue est aussi étudiée en tant que prédicteur de l’expérience plaisante.
Influence de la familiarité au jeu sur les prédicteurs de l’expérience plaisante
Une étude de Klimmt et ses collaborateurs (2009) permet d’attirer l’attention sur une variable qui n’est pas considérée dans la théorie du flow, soit la familiarité au jeu. Les chercheurs mènent une étude (N=74) afin de mesurer l’impact de la satisfaction face à la performance ainsi que de la difficulté du jeu sur l’expérience plaisante de joueurs « experts ». Les participants jouent à un jeu de tir à la première personne (Unreal Tournament 2) à trois niveaux de difficulté préétablis : facile, moyen, et difficile. Ils doivent ensuite évaluer leur satisfaction face à leur performance et le degré auquel ils ont ressenti du plaisir lors de leur séance de jeu. L’expérience plaisante et la satisfaction vis-à-vis la performance sont mesurés à l’aide d’un questionnaire post-mission comprenant quatre items pour l’expérience plaisante (p. ex. « le jeu était divertissant »), et quatre items pour la satisfaction vis-à-vis la performance (« Je suis fier de ma performance dans le jeu »). Les items sont évalués sur une échelle de 1 (« pas du tout d’accord ») à 5 (« complètement d’accord ») par le participant. Les résultats de l’étude de Klimmt ne reflètent pas ce qui est attendu selon le modèle du flow. Les joueurs ont rapporté plus de plaisir pour le niveau de difficulté « facile », par rapport aux niveaux « moyen » et « difficile ». Selon la théorie du flow, les joueurs auraient dû préférer une condition où le défi correspond à leur niveau de compétences, soit un niveau de difficulté moyen. De plus, plusieurs études soutiennent plus spécifiquement que les experts préfèrent des activités qui comportent un certain niveau de défi, plutôt que des activités qui sont trop faciles pour leur niveau de compétences (Klimmt & Hartmann, 2006; Jansz & Tanis, 2007). Pour ces deux raisons, Klimmt et ses collaborateurs ont dû tenter de réconcilier ces résultats avec la littérature.
Les chercheurs émettent l’hypothèse que la familiarité du joueur au jeu auquel il s’adonne influence les relations entre les déterminants du flow et l’expérience plaisante. À noter que la familiarité au jeu est différente de l’expertise; telle que décrite par Klimmt et ses collaborateurs, la familiarité se mesure en « temps de jeu » (« playing time »), tandis que l’expertise est un concept plus complexe évalué selon différents critères dépendamment de la façon dont les chercheurs la définissent (Hoffman, 1997), par exemple l’âge auquel le joueur a commencé à jouer à des jeux vidéo (Latham, Patston & Tippett, 2013), le nombre d’heures qu’il a joué au jeux vidéo par semaine durant les six derniers mois (p. ex. Green & Bavelier, 2003), etc. Klimmt et ses collaborateurs ne fournissent aucune définition précise du concept de familiarité au jeu; toutefois, ils utilisent cette expression de façon interchangeable avec « utilisation du jeu » (game use), « exposition au jeu » (game exposure), et « expertise liée au jeu » (game-related expertise). Dans le cadre de la présente étude, la familiarité au jeu est définie comme l’expertise du joueur liée aux principes du jeu, tels que l’interface, les mécaniques, et les objectifs généraux du jeu.
Klimmt et ses collaborateurs supposent que lorsque les joueurs ne sont pas (ou peu) familiers avec le jeu utilisé, ils seraient plus dépendants des rétroactions directes du jeu afin de savoir s’ils doivent être satisfaits de leur performance. Leur expérience plaisante serait donc plus fortement associée à des évènements de succès, lesquels sont présents en plus grand nombre dans une difficulté plus facile, pour une familiarité au jeu plus basse. Les chercheurs émettent aussi l’hypothèse qu’une plus grande familiarité avec un certain jeu permettrait au joueur de construire ses propres représentations mentales par rapport à sa performance et la difficulté du jeu, et se fierait donc davantage à ces représentations (plutôt que sur les rétroactions du jeu) pour juger de son expérience plaisante. Les joueurs plus familiers seraient ainsi moins dépendants de la rétroaction directe du jeu que les joueurs moins familiers, qui ont moins été exposés au jeu. La théorie du flow s’appliquerait davantage lorsque la familiarité au jeu augmente : plus la performance subjective est élevée, et plus la difficulté perçue est élevée, plus l’expérience plaisante serait grande. En revanche, plus la performance est faible, peu importe le niveau de difficulté, et moins l’expérience plaisante est grande.
Toutefois, aucune étude à ce jour n’a encore testé les hypothèses de Klimmt et ses collaborateurs de façon empirique. Le présent projet de recherche contribue à l’approfondissement des connaissances sur le sujet du flow en contexte de jeu vidéo en s’intéressant au potentiel modérateur de la familiarité au jeu dans la relation entre la performance objective et l’expérience plaisante, ainsi que dans la relation entre la performance subjective, la difficulté perçue, et l’expérience plaisante.
Présente étude
Objectifs et hypothèses
Bien que certains chercheurs aient soulevé l’importance de s’intéresser à la familiarité au jeu en lien avec l’expérience plaisante, encore bien peu d’études portent sur la relation entre ces deux concepts. La présente étude s’inscrit dans la lignée des ouvrages portant sur la théorie du flow en contexte de jeux vidéo et a pour objectif de tester si (1) la familiarité au jeu est un modérateur de la relation entre la performance objective et l’expérience plaisante, et si (2) l’interaction triple entre la performance subjective, la difficulté perçue et la familiarité au jeu peut prédire significativement l’expérience plaisante.
Hypothèse 1 : La familiarité au jeu devrait avoir un effet de modération diminutif sur la relation entre la performance objective et l’expérience plaisante.
L’augmentation de la familiarité au jeu devrait entraîner une plus petite importance de la performance objective en tant que prédicteur de l’expérience plaisante. Plus précisément, à mesure que la familiarité au jeu augmente, l’expérience plaisante des joueurs devrait dépendre de plus en plus de leur propre jugement de ce qu’est une bonne performance, et de moins en moins des rétroactions directes du jeu. Moins la familiarité au jeu est grande chez un joueur, plus une performance objective élevée (rétroactions positives) devrait entraîner une grande expérience plaisante. De plus, moins la familiarité au jeu est grande chez un joueur, et plus une performance objective faible (rétroactions négatives) devrait entraîner une moins grande expérience plaisante.
Hypothèse 2 : L’interaction triple entre la performance subjective, la difficulté perçue et la familiarité au jeu devrait prédire significativement l’expérience plaisante.Plus les joueurs sont familiers avec un jeu, plus ils développent leurs propres critères de performance et de difficulté, et plus ceux-ci gagnent en importance sur leur expérience plaisante par rapport à lorsqu’ils sont moins familiers à un jeu. La performance subjective et la difficulté perçue affectent alors l’expérience plaisante de façon cohérente avec la théorie du flow à mesure que la familiarité au jeu augmente ; plus la performance subjective est élevée, et plus la difficulté est élevée, plus l’expérience plaisante est grande. Plus la performance est faible, peu importe le niveau de difficulté, et moins l’expérience plaisante est grande (difficulté faible = apathie, difficulté élevée = anxiété/frustration).
Stratégies méthodologiques
Afin de tester ces hypothèses, les participants devront jouer à une mission du jeu Assassin’s Creed : Unity, soit le plus récent titre de la populaire série de jeux Assassin’s Creed au moment du recrutement, lequel a lieu en automne 2015. Les jeux Assassin’s Creed sont de type « Action/Aventure », et ils assignent au joueur l’objectif général d’incarner un membre de la confrérie des Assassins et de préserver le libre-arbitre de l’humanité, menacé par l’ordre des Templiers (Ubisoft, 2017). Dans le cadre de l’expérience, le participant devra jouer à une mission du jeu et ensuite évaluer sa performance subjective, la difficulté de la mission à laquelle il a joué, ainsi que son expérience plaisante.
Performance objective
La performance objective correspond au pourcentage d’accomplissement des objectifs de la mission, et permettront de valider ou d’infirmer l’hypothèse 1. Le participant peut consulter les objectifs du jeu à n’importe quel moment puisqu’ils sont mis à jour automatiquement à gauche de l’interface alors qu’il joue. Plus le joueur atteint un grand nombre d’objectifs de la mission, plus sa performance objective est grande. La performance objective est évaluée par les chercheurs après l’expérimentation avec le participant, et ce, grâce à un enregistrement de sa session de jeu.
Performance subjective et difficulté perçue
Considérant la théorie du flow et l’importance de l’équilibre perçu entre la performance de l’individu et la difficulté d’une tâche, la présente étude utilise des mesures subjectives pour ces variables. De plus, les prédicteurs « performance subjective » et « difficulté perçue » sont considérées de façon distincte, ce qui permet en autres de vérifier la contribution unique de chacun des construits sur l’expérience plaisante, ainsi que de mesurer une plus grande variété d’effets d’interaction.
Familiarité au jeu
Alors que certains jeux sont destinés à être rejoués maintes fois par le joueur (p. ex. Unreal Tournament; voir Klimmt & coll., 2009), d’autres jeux guident les joueurs de façon linéaire à travers un contenu fini, telle qu’une histoire (p. ex. Assassin’s Creed : Unity). Comme souligné par Lazzaro (2004), une partie de l’expérience plaisante en contexte de jeu vidéo provient du fait de suivre l’histoire des personnages (easy fun). Or, lorsqu’un individu rejoue à un jeu dont il connaît l’histoire, il est moins susceptible de vivre les émotions de surprise, de curiosité et d’émerveillement aussi intensément que la première fois qu’il a joué au jeu (Adams, 2001). Dans le cas où le jeu comprend une composante narrative, l’exposition au jeu affecte donc non seulement la construction des représentations mentales par rapport au jeu (objectifs, obstacles, mécaniques, etc.; soit la familiarité au jeu telle qu’entendue par Klimmt et ses collaborateurs), mais aussi les réactions des joueurs face aux mêmes évènements de l’histoire (Adams, 2001). Ce dernier effet de l’exposition au jeu peut affecter la mesure de l’expérience plaisante, ce qui entre en conflit avec l’objectif de la présente étude. Afin d’éliminer l’effet de l’exposition à l’histoire sur l’expérience plaisante, la présente étude recrute des joueurs qui ont déjà joué à la série de jeux Assassin’s Creed (donc familiers aux principes du jeu), mais qui n’ont jamais joué à Assassin’s Creed : Unity (donc non-exposés à l’histoire du jeu). Cette stratégie méthodologique permet d’observer comment le fait d’avoir été plus exposé au jeu (et, par conséquent, d’être plus familier avec celui-ci) interagit avec les déterminants du flow pour prédire l’expérience plaisante, et ce, en éliminant la variable confondante de l’exposition à l’histoire du jeu.Afin d’évaluer sa familiarité au jeu dans le cadre de la présente étude, le participant doit cocher les titres de la série Assassin’s Creed auxquels il a joué, ainsi qu’un intervalle approximatif de complétion du jeu (p. ex. 0%, 50-75%, 100%). Ainsi, la familiarité au jeu peut être calculée en fonction de (1) le nombre de titres auxquels le participant a joué, et (2) le niveau de complétion de chacun des titres. Par exemple, les participants ayant joué à beaucoup de titres, à un haut niveau de complétion, obtiendront un plus haut score de familiarité à la série de jeux que les participants qui ont joué à moins de titres, avec un moins haut niveau de complétion.
Expérience plaisante
Meckler et coll. (2014) font une recension des techniques utilisées afin d’évaluer l’expérience plaisante en contexte de jeu vidéo. Parmi les quatre-vingt-sept études recensées, la plupart utilisent des mesures subjectives auto-rapportées (n=82). Plusieurs auteurs optent pour développer leurs propres items afin d’évaluer l’expérience plaisante (n=55), les items les plus souvent utilisés étant respectivement : « À quel point avez-vous apprécié jouer au jeu ? » (n=77) et « Jouer au jeu était amusant » (n=30) (traductions libres). La présente étude suit l’exemple de la grande majorité des études s’intéressant à l’expérience plaisante, et ce, en utilisant une mesure auto-rapportée de l’expérience plaisante (« À quel point avez-vous trouvé la mission plaisante ? »).
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Table des matières
Introduction
1. Conceptualisation de l’expérience plaisante en contexte de jeux vidéo
2. Théorie du flow et expérience plaisante
2.1 Présentation de la théorie du flow
2.2 Performance et difficulté en tant que prédicteurs de l’expérience plaisante
2.3 Influence de la familiarité au jeu sur les prédicteurs de l’expérience plaisante
3.1 Objectifs et hypothèses
3.2 Stratégies méthodologiques
Méthode
Participants
Matériel et mesures
Assassin’s Creed : Unity
Performance objective
Performance subjective
Difficulté perçue
Familiarité au jeu
Expérience plaisante
Procédure
Analyses
Tests préalables aux analyses
Termes d’interaction
Tests de modération et modèle de prédiction
Graphiques d’interaction
Résultats
Statistiques descriptives
Tableau de corrélations
Tests de modération
Performance objective (VI), familiarité au jeu (M) et expérience plaisante (VD)
Performance subjective (VI), difficulté perçue (M), familiarité au jeu (W) et expérience plaisante (VD)
Discussion
1. Performance objective, familiarité au jeu et expérience plaisante
2. Performance subjective, difficulté perçue, familiarité au jeu et expérience plaisante
2.1 Théorie de l’auto-détermination et motivation intrinsèque
2.2 Théorie de l’évaluation cognitive et expérience plaisante en contexte de jeux vidéo
3. Limites de l’étude
Conclusion
Références
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