Théorie du consommateur et modèles de choix discrets
Le choix du consommateur est au cœur de la problématique économique. Afin de comprendre les décisions du consommateur, il est important de connaitre à la fois les préférences des consommateurs par rapport au bien ou service proposé et également le mécanisme de décision. La théorie néoclassique postule que chaque choix procure un certain niveau de satisfaction au consommateur, appelé l’utilité et représentée par une fonction mathématique. Cette fonction d’utilité aide à classer les choix possibles par ordre de préférence et à choisir celui, qui apporte le plus d’utilité et qui satisfait la contrainte budgétaire. Ainsi définie, la fonction d’utilité doit satisfaire l’hypothèse de rationalité de l’individu. L’individu est rationnel s’il peut comparer tout couple de bien ou service (critère de complétude). Les préférences doivent être transitives, c’est-à-dire si le bien a est préféré au bien b et si le bien b est préféré au bien c, alors le bien a est préféré au bien c. Et, finalement, un bien doit pouvoir être comparé à lui-même (critère de réflexivité). Par conséquent, la théorie néoclassique présume que les choix sont déterministes (de Palma et Tisse, 1987).
Néanmoins, en regardant les situations réelles de choix, les choses ne sont pas si simples. Les consommateurs ne sont pas constants lors de choix répétés dans des circonstances similaires. Le choix peut résulter d’une décision impulsive et non rationnelle. Les individus peuvent avoir des comportements altruistes ou manquer d’information ce qui empêchera de choisir le bien qui maximisera l’utilité. Si le choix est fait en commun par plusieurs décideurs, la transitivité des préférences n’est plus vérifiée. Ce paradoxe est énoncé par Condorcet en 1785 et prouvé mathématiquement par Arrow (1950). L’individu peut oublier de prendre en compte tous les facteurs ou il peut se tromper dans ses jugements.
L’énergie et les équipements utilisant l’énergie ne font pas exception à ces observations. Dans les logements l’énergie n’est pas toujours achetée directement en tant qu’un bien distinct, que le ménage peut stocker et utiliser en quantité plus au moins précise. Si cela peut être le cas du fioul, du GPL (Gaz de Pétrole Liquéfié) ou du bois (énergies de stock), ce n’est plus le cas de l’électricité et du gaz de réseau (énergies de réseau ou de flux). Ces deux énergies sont utilisées pour faire fonctionner plusieurs appareils à la fois et de ce fait il est impossible de savoir directement quel appareil a consommé quelle quantité d’énergie et à quel moment sans installer des compteurs de consommation électrique. Par ailleurs les factures d’électricité et de gaz, telles qu’elles existent en France, sont un moyen assez peu efficace pour suivre sa consommation. Prenons l’exemple de l’électricité. Les factures sont soit mensuelles établies grâce à une estimation de la consommation annuelle basée sur la consommation de l’année précédente et vérifiée par un relevé du compteur une à deux fois par an. Soit trimestrielles avec deux relevés du compteur et la possibilité de déclarer par soimême le relevé. A défaut des moyens techniques qui enregistrent régulièrement le relevé du compteur, le ménage devra le faire manuellement s’il veut suivre sa consommation de près. Ou encore il peut adopter une stratégie qui consiste à minimiser d’abord la consommation des gros équipements aux usages fréquents (Desjeux, 1996).
Les équipements utilisant l’énergie (ou qui l’économisent) sont variables. Certains, comme par exemple le système de chauffage, entrainent des dépenses d’installation qui dépassent le revenu mensuel du ménage et sont considérés comme de l’investissement. Utilisant des études empiriques, les chercheurs notent que certains équipements avec un bon rapport coût–efficacité sont négligés par le consommateur et ont, contre toute logique, une faible part de marché. Ce paradoxe est appelé le paradoxe de l’efficacité énergétique et a plusieurs explications (Jaffe et Stavins, 1994). Les ménages pourront subir un manque d’informations sur les nouvelles technologies et considérer que la recherche de l’information est trop coûteuse. Le coût de l’équipement en termes des dépenses d’énergie pourrait être négligeable et ne pas être le critère de décision. Si en moyenne l’équipement est intéressant du point de vu de l’investissement, il peut ne pas l’être pour une partie des ménages. Il faut noter aussi que l’acheteur de l’équipement n’est pas toujours celui qui l’utilise. C’est le cas des logements loués. Les propriétaires bailleurs ne sont pas intéressés par les investissements en efficacité énergétique du moment que les dépenses d’énergie sont à la charge du locataire. Inversement, le locataire n’est pas prêt à financer l’investissement en intégralité si la durée d’occupation du logement est courte.
En tenant compte des limites de la théorie néoclassique exposées plus haut, les chercheurs ont développé des modèles de choix discrets à utilité aléatoire dans lesquels les choix sont appréhendés de façon probabiliste. Les psychologues sont les premiers à considérer les choix comme étant stochastiques. Fechner (1948) introduit pour la première fois l’hypothèse que les actions d’un individu peuvent être décrites par une variable discrète qui vaut 1 si l’action se produit ; 0 sinon. Thurstone (1927) développe le modèle à l’utilité aléatoire pour décrire la variabilité des réactions d’un individu au même stimulus physique. Luce (1959) propose le modèle aux décisions stochastiques et introduit l’axiome de choix pour formaliser les relations entre les probabilités (voir encadré 2.1). Marschak (1960) interprète le stimulus psychologique comme une utilité dérivée du processus de maximisation. Tversky (1972) considère que la procédure stochastique de choix est faite par une élimination successive des alternatives de choix. En partant des modèles de choix discrets utilisés en psychologie, les économistes proposent une approche conceptuellement différente introduite par McFadden (1974).
Ce dernier considère non plus les individus les uns indépendamment des autres, mais comme une population confrontée à la même situation de choix dans des conditions comparables. Ces individus présentent des similitudes de sorte qu’il est finalement possible de déduire les comportements communs de la population en utilisant un échantillon représentatif de celle-ci. Les comportements pourront être expliqués par les caractéristiques des actions à choisir, par l’environnement de choix ou, par exemple, par les facteurs sociodémographiques. Il n’y a qu’une partie de ces variables qui est observable par le modélisateur. Alors, comme le soulignent de Palma et Tisse (1987), « le modélisateur peut, au mieux, prédire le comportement d’un individu à une fonction de probabilité près ».
L’axiome de Luce et IIA
L’indépendance des alternatives non-pertinentes (IIA) est un axiome fondamental de la théorie décisionnelle. Si l’action A est préféré à l’action B, l’ajout d’une action supplémentaire C ne peut changer l’ordre de préférence entre A et B.
Luce (1959) propose l’axiome relatif aux probabilités de choix qui lui permet de déduire les utilités associées aux actions. Cette axiome reflète l’idée que l’individu élimine d’abord une partie des actions qui sont peu probables (apportant peu d’utilité), puis choisit l’action optimale parmi celles qui restent.
Utilité aléatoire
Cette section a pour but de présenter le principe et la notation générale de l’utilité aléatoire. Prenons une population de N décideurs où chaque individu n ∈ N a une utilité déterministe. Ces décideurs font face à un ensemble J des choix possibles, qui sont mutuellement exclusifs et exhaustifs. Ces choix sont discrets et en nombre fini j = 1, 2, …, J. Alors à chaque choix j le décideur n associe une utilité Unj . Le modélisateur qui observe les choix n’a pas une information parfaite sur l’environnement du choix et les individus. Et il n’a pas une connaissance parfaite de la forme de la fonction d’utilité. L’utilité Unj est dédoublée en Vnj , qui est une partie observable par le modélisateur, et en ξnj qui ne l’est pas. Dans ce cas ξnj est le terme aléatoire continu. Unj est, par conséquent, une utilité aléatoire qui s’écrit comme suit :
Unj = Vnj + ξjn (1.1)
La partie observée par le modélisateur Vnj est expliquée tout d’abord par les attributs Xnj qui caractérisent chaque choix j et permettent à l’individu n de comparer les alternatives. Afin de compléter la partie observée, il est possible d’y ajouter les caractéristiques Zn propres aux individus, mais invariantes aux alternatives de choix (comme par exemple le niveau de revenu). La fonction Vnj = V (Xnj , Zn) est l’utilité représentative dont la forme fonctionnelle et les liens entre les variables Xnj et Zn dépendent de paramètres inconnus que le modélisateur est amené à estimer (Train, 2009). En supposant que l’utilité aléatoire suit toujours le principe de maximisation, on peut en déduire que l’alternative i est choisie si est seulement si Uni > Unj , ∀j 6= i (Marschak, 1960). Et la probabilité que l’individu n choisisse l’alternative i est donnée par :
Pni = P(Uni > Unj , ∀j 6= i) (1.2)
= P(Vni + ξni > Vnj + ξnj , ∀j 6= i) (1.3)
= P(ξni − ξnj > Vnj − Vni, ∀j 6= i) (1.4)
D’une part la définition universelle pour les modèles de choix discrets implique que l’ordre de préférence est stable par addition et multiplication. Cette propriété est utilisée dans les modèles Logit pour normaliser l’utilité par un paramètre de position µ = 0 afin d’obtenir la loi Gumbel standard et simplifier ainsi le calcul des probabilités. D’autre part, ce qui compte c’est la différence entre les valeurs d’utilités pour les différents choix j et non le niveau d’utilité. Cela permet d’inclure dans les modèles des constantes spécifiques à chaque alternative du choix, si les choix sont labélisés. C’est-à-dire quand on s’attend à ce que le type du bien, du service ou de l’action peut être en soi un critère de choix. Par exemple le ménage décide d’entreprendre des travaux d’efficacité énergétique dans son logement et hésite entre : installer un nouveau chauffage ou améliorer l’isolation des murs. De la même manière il est possible d’introduire des variables sociodémographiques en supposant qu’elles peuvent influencer l’une ou l’autre alternative de choix. La valeur de ces variables est la même pour toutes les alternatives de choix, ce qui force le modélisateur à évaluer l’impact de ces variables pour chaque alternative. En reprenant l’exemple des travaux de rénovation, on peut supposer que selon le type de logement les ménages préfèrent soit améliorer l’isolation, soit installer un nouveau chauffage. Le type de logement est une variable qualitative avec deux modalités (maison ou appartement). Il est mathématiquement impossible d’estimer l’impact de chaque modalité de logement pour chaque choix. Mais en fixant l’une des modalités à 0 (modalité de référence), on peut estimer l’impact de l’autre modalité en la comparant à celle de référence (Train, 2009, pp. 20–22). Par exemple la maison est une modalité de référence fixée à 0, tandis que l’effet de l’appartement reste à estimer. Si l’effet de l’appartement est proche de 0 et donc proche de celui de la maison, alors on conclura que le type de logement n’influence pas le choix de l’alternative en question. Si l’effet de l’appartement est positif (resp. négatif) pour le choix j, alors on peut dire que la probabilité que l’alternative j soit choisie est plus forte (resp. plus faible) si le ménage habite dans un appartement.
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Table des matières
Introduction
Contexte et enjeux
Motivations de recherche
Organisation du travail
Structure de la thèse
Contributions écrites et orales
1 Utilité aléatoire pour modéliser les préférences des ménages
1.1 Théorie du consommateur et modèles de choix discrets
1.2 Utilité aléatoire
1.3 Typologie des modèles de choix discrets
1.3.1 Logit Multinomial
1.3.2 Logit Emboité
1.3.3 Hétérogénéité des préférences
1.3.3.1 Logit Mixte à paramètres aléatoires
1.3.3.2 Modèle des classes latentes
1.4 Mesures de performance et tests
1.4.1 Qualité du modèle
1.4.2 Tests de significativité des paramètres estimés
1.4.3 Test d’IIA
1.4.4 Rapport de risque relatif
1.5 Nature des données
1.6 Interprétations économiques
1.6.1 Consentement à payer et prix de réservation
1.6.2 Taux d’actualisation implicite
1.6.3 Demande indirecte, identité de Roy et modèle discret-continu
1.7 Conclusion
2 Mesure des contraintes dans le cadre du choix de chauffage
2.1 Modélisation des contraintes lors du choix de moyen de chauffage
2.1.1 Comment définir les contraintes ?
2.1.2 Présentation de la méthodologie
2.1.3 Choix du système de chauffage
2.1.4 Description des contraintes utilisées
2.2 Présentation des données
2.3 Résultats d’estimation
2.3.1 Résultats globaux pour les années 2006 et 2013
2.3.2 Chauffage dans les maisons individuelles en 2006
2.3.3 Chauffage dans les appartements en 2006
2.3.4 Chauffage dans les logements en 2013
2.4 Quels ménages ont les choix les plus contraints ?
2.5 Résultats de classification en groupes par l’algorithme Espérance-Maximisation
2.6 Degré des contraintes et implications pour les politiques énergétiques
2.7 Conclusion
3 Conception et mise en œuvre de l’enquête expérimentale
3.1 Méthodologie
3.1.1 Plan du travail
3.1.2 Méthode des plans factoriels
3.1.3 Quels attributs pour quels choix énergétiques ?
3.1.4 Les limites de l’enquête expérimentale
3.2 Conception du questionnaire
3.2.1 Contexte, objectif et structure du questionnaire
3.2.2 Situations expérimentales
3.2.3 Description des attributs
3.3 Résultats de l’enquête et statistiques descriptives
3.3.1 Consommation d’électricité et utilisation d’énergie
3.3.2 Chauffage et son utilisation
3.3.3 Confort thermique
3.3.4 Expériences de choix
3.4 Conclusion
4 Quelles sont les préférences des ménages pour les travaux de rénovation?
4.1 Spécification globale des modèles
4.1.1 Utilité aléatoire
4.1.2 Spécification des effets
4.1.2.1 Effet revenu
4.1.2.2 Inertie des préférences
4.1.2.3 Montant d’investissement et signal de qualité
4.1.2.4 Confort thermique
4.2 Homogénéité des préférences
4.2.1 Situation 1 : choix du chauffage suite à une panne
4.2.2 Situation 2 : choix du chauffage et focus sur le financement des travaux
4.2.3 Situation 3 : choix d’un chauffage électrique suite à une panne
4.2.4 Situation 4 : choix des travaux de rénovation
4.2.4.1 Influence des attributs sur le choix de la rénovation
4.2.4.2 Influence des caractéristiques individuelles sur les alternatives de choix
Conclusion