L’aménagement du territoire est une discipline qui par essence, parce qu’elle s’intéresse à l’organisation des hommes et de leurs activités dans un espace donné, doit s’adapter aux changements économiques et sociaux. L’aménagement tel qu’il est conçu et pratiqué aujourd’hui n’a rien à voir avec l’aménagement de l’après Seconde Guerre mondiale. La crise économique, la libéralisation de l’économie, la décentralisation, la construction européenne, etc, ont profondément modifié les modes de gouvernance et les outils de politiques publiques : à contexte nouveau, enjeux, idéologies et pratiques d’aménagement du territoire nouveaux. Parmi les concepts mis au premier plan aujourd’hui par l’Europe comme par la France on peut souligner la cohésion territoriale, notion introduite dans le droit européen avec le traité d’Amsterdam (1996) qui vient compléter le traité de Maastricht établissant la cohésion économique et sociale, et la compétitivité des territoires, notion particulièrement valorisée depuis son inscription dans la stratégie de Lisbonne (2000) . L’affirmation de ces deux objectifs, bien qu’ils puissent paraître a priori antinomiques, l’un renvoyant plutôt à la coopération et l’autre à la concurrence, nous semble mettre en évidence quelques aspects révélateurs de la façon dont s’appréhende l’aménagement du territoire à l’heure actuelle. Ainsi, ces deux concepts suggèrent qu’un espace géographique (qu’il soit national, communautaire, …) est constitué de territoires qui sont en interaction c’est-à-dire qu’ils exercent une action réciproque les uns sur les autres : d’une approche globale du territoire on passe alors à une approche systémique des territoires. De plus, ces concepts nous éclairent sur la nature même de ces interactions qui peuvent prendre la forme de luttes (compétition) ou de solidarités (cohésion). Le fait que les territoires soient en interaction les uns avec les autres n’est pas difficile à appréhender intuitivement. En effet, qu’il s’agisse du rapport des villes-centre aux communes avoisinantes, du rapport des agglomérations les unes avec les autres, ou d’autres configurations territoriales encore, les territoires se positionnent tous plus ou moins par rapport à d’autres soit parce qu’ils sont concernés par un phénomène commun (l’étalement urbain par exemple réunit de fait plusieurs communes autour de la question), soit parce qu’ils sont confrontés à des problématiques ou enjeux similaires (attractivité démographique et économique, visibilité internationale…). Il y a interaction dans la mesure où l’action de l’un (politique urbaine en matière de logement, d’accueil de populations ou d’activités, …) a nécessairement des répercussions sur d’autres. Les stratégies des acteurs ne peuvent donc pas être indépendantes les unes des autres.
En revanche, la nature de ces interactions est plus délicate à percevoir. Certes, on mesure bien la concurrence farouche à laquelle peuvent se livrer des territoires pour attirer telle ou telle entreprise, et les diverses alliances et coalitions d’intérêt nous fournissent des exemples de coopération. Pourtant, une analyse dichotomique des relations territoriales qui opposerait les territoires qui coopèrent et ceux qui se font concurrence, apparaît clairement insuffisante. Mais dès lors que l’on postule l’ambivalence des relations territoriales, leur compréhension s’avère moins aisée. Or la compréhension des mécanismes qui régissent les relations entre les territoires s’avère déterminante pour qui veut faire de l’aménagement.
Qu’est-ce que la théorie des jeux ?
Présentation générale
Si l’objet de la théorie des jeux a, dans un premier temps, concerné les jeux de société, son champ d’étude s’est très vite élargi à ce que l’on pourrait grossièrement nommer les jeux sociaux ou jeux d’acteurs. Autrement dit, cette théorie se réclame de formaliser des situations sociales et donc des processus d’interactions entre des individus sous la forme de jeux. Elle peut donc toucher a priori des domaines très divers dès lors qu’il y a des interactions sociales ; pourtant le recours à cette théorie a essentiellement concerné des problèmes de type économique puis militaire et politique. Par le travail de formalisation qu’elle implique, la théorie des jeux se veut être « une mathématique de la stratégie et de la détermination des solutions d’un jeu» . Ce souci applicatif et l’usage de la modélisation mathématique font de cette théorie une branche de la recherche opérationnelle. Sans entrer dans un historique détaillé, il est nécessaire de citer le mathématicien John von Neumann et l’économiste Oskar Morgenstern qui publient en 1944 « Theory of Games and Economic Behavior ». A la fois dans le prolongement et en rupture avec les réflexions sur les jeux de hasard qui ont donné naissance au calcul des probabilités, cet ouvrage formule les premiers fondements de la théorie moderne des jeux. Il concerne essentiellement la résolution de jeux à somme nulle, type de jeux dans lesquels le gain d’un joueur est strictement égal aux pertes des adversaires. C’est le cas de la majorité des jeux de société où si l’un des joueurs gagne, les autres perdent. En revanche, dans bien des situations sociales, on comprend aisément que l’on soit davantage confronté à des situations de jeu à somme non nulle dans le sens où les issues du jeu peuvent très bien être profitables pour tous ou au contraire dommageables pour tous . Le nom de John Nash qui, dans les années 1950, présente la définition d’une stratégie optimale pour un jeu à plusieurs joueurs appelée équilibre de Nash , doit également être signalé. Depuis, de nombreux auteurs se sont penchés sur cette théorie et ont apporté des raffinements aux concepts élémentaires développés par les premiers théoriciens. Les apports de la théorie des jeux ont encore été récemment mis en évidence avec l’attribution de deux prix Nobel en 2005 à deux théoriciens des jeux, Robert Aumann et Thomas Schelling.
La théorie des jeux repose sur des concepts et sur un vocabulaire qui lui sont propres. Très souvent, c’est assez logiquement qu’elle est présentée sous la forme de jeux. Les principaux jeux au centre du répertoire des théoriciens sont le dilemme du prisonnier, le jeu de la poule mouillée, celui de la chasse au cerf et celui de la bataille des sexes. Ils portent le nom du récit de situations fictives, expression narrative d’une situation de jeu et support métaphorique du jeu lui-même. Ce récit doit coller le plus justement possible au modèle mathématique élaboré par les théoriciens. Selon C. Schmidt, le modèle « coïncide parfaitement lorsque son récit a été imaginé de toutes pièces, dans le seul but [de l’] introduire » comme c’est le cas pour le dilemme du prisonnier. C’est la raison pour laquelle ce jeu, qui a connu de nombreux développements, nous a paru donner une illustration parlante de la théorie des jeux et pouvoir apporter à lui seul un éclairage satisfaisant sur des situations sociales variées pouvant toutes y être associées.
Le dilemme du prisonnier
Le récit attaché au célèbre jeu du dilemme du prisonnier décrit la situation sociale suivante : deux personnes sont accusées d’un crime suffisamment grave pour risquer dix ans de réclusion chacune. La justice ne détient cependant pas de preuves suffisantes pour les condamner et décide de les interroger séparément. Elle leur expose la situation ainsi : si les deux inculpés avouent, ils seront condamnés à cinq ans de prison chacun, si aucun des deux n’avoue ils auront deux ans de prison chacun, si l’un avoue mais pas l’autre, celui qui avoue sera libéré tandis que l’autre purgera une peine de dix ans. Sur ces seules informations et sans se consulter ils doivent choisir une stratégie : avouer ou ne pas avouer !
Pourtant on constate aisément que les inculpés pourraient s’en tirer à bien meilleur compte… Ainsi, la troisième information que nous délivre ce tableau est que la case issue de l’adoption par les deux joueurs de la stratégie « ne pas avouer » (case jaune), ne correspond qu’à deux années de prison par acteur (soit trois de moins que dans le cas de l’équilibre de Nash). De plus, cette issue correspond au « plus grand bonheur global » selon la pensée utilitariste. En effet, le calcul utilitariste consistant à évaluer le bien-être global d’une population, cela revient dans notre exemple à rechercher le coût total (supporté par les acteurs) le plus faible. Il s’agit bien de l’issue désignée, qui correspond à quatre ans de prison (deux chacun) alors que les trois autres issues du jeu représentent dix années de prison . Présenté de cette façon, l’adoption de cette stratégie par les joueurs paraît plus logique, et pourtant la théorie des jeux nous informe qu’elle est irrationnelle et que par conséquent elle ne peut être choisie par les joueurs. Et effectivement il est irrationnel pour le joueur 1 d’opter pour la stratégie « ne pas avouer » car il s’expose au plus grand risque : dix ans de prison si l’autre avoue. Or « avouer » constitue justement pour le joueur 2 une stratégie dite dominante. Il s’agit d’une stratégie qui domine toutes les autres parce que ses conséquences sont meilleures dans tous les cas. En effet, le joueur 2 a toujours intérêt à avouer, que le joueur 1 avoue (le 2 prend alors cinq ans au lieu de dix) ou que le joueur 1 n’avoue pas (le 2 évite alors la prison au lieu de prendre cinq ans).
Il est donc clair, à travers cet exemple, que la stratégie (ici binaire) d’un individu dépend elle-même de celle de l’autre et que la prise en compte par un joueur de ce qu’est susceptible de jouer son adversaire est essentielle. Par ailleurs, malgré la formalisation et les justifications mathématiques, on constate qu’il existe des circonstances comme celles-là où la rationalité individuelle des joueurs mène à des situations sous optimales… une solution équilibrée au sens de Nash n’est pas nécessairement une solution optimale ! Et il en est de même pour les stratégies dominantes. C’est la raison pour laquelle ce jeu porte bien son nom de dilemme.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : THEORIE DES JEUX ET AMENAGEMENT DU TERRITOIRE
A. Qu’est-ce que la théorie des jeux ?
1. Présentation générale
2. Le dilemme du prisonnier
3. Peut-on résoudre le dilemme ?
B. L’aménagement du territoire : un domaine d’application ?
1. Compatibilité conceptuelle
2. Application : première approche
DEUXIEME PARTIE : LA FORMALISATION DES RELATIONS DUALES ENTRE VILLES PAR LE DILEMME DU PRISONNIER
A. La prise de conscience simultanée de la pression compétitive et du besoin de coopération en gestion urbaine
1. Enquête auprès de villes
2. Expressions de la concurrence inter-cités
3. Partenariats entre concurrents
B. Application du dilemme du prisonnier aux jeux intercommunaux
1. L’implantation d’établissements d’hébergements touristiques dans le cadre d’une politique de développement touristique supra-communale
2. L’implantation d’un équipement d’intérêt intercommunal
3. Des exemples schématiques
4. Au-delà de la formalisation des dilemmes, des moyens d’actions ?
C. Application du dilemme du prisonnier aux jeux métropolitains
1. Métropoles et échelles métropolitaines
2. Le dilemme du prisonnier appliqué aux relations inter-agglomérations
TROISIEME PARTIE : ECHAPPER AU DILEMME OU LA CREATION D’ESPACES DE COOPERATION
A. La montée en puissance des structures de coopération inter-cités
1. L’intercommunalité
2. Réseaux de villes et coopération métropolitaine
B. Elargissement aux politiques d’aménagement du territoire en général
C. Ces structures évacuent-elles véritablement les dilemmes ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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