Théâtre et crise du langage

Échec du langage

   Le langage, véritable vecteur de la compréhension entre les hommes, sert de point de départ pour la littérature dont il est l’expression. Il est le symbole de l’intelligence de l’homme. Faisant primer le langage sur les autres valeurs de l’homme dans l’acquisition de son statut d’être doué de raison, Edward Sapir remonte à la création de l’univers : Le langage est un héritage extrêmement archaïque de la race humaine ; il est bien douteux qu’un autre aspect culturel de l’humanité, que ce soit l’art de faire jaillir du feu ou de travailler la pierre puisse se targuer de plus d’ancienneté […] Le langage est même antérieur aux manifestations les plus primitives de la culture matérielle, et qu’en réalité ces manifestations ne deviennent possibles que lorsque le langage, instrument d’expression et de communication, se fut lui-même constitué. Mais son évolution a connu des déséquilibres liés à plusieurs phénomènes. Cette crise a entraîné l’humanité dans une difficulté à communiquer par le biais des mots. Soulever la question de l’échec du langage comme moyen de communication remonte à l’aube de l’humanité. Ainsi, dans la Bible, nous pouvons lire : Toute la terre avait une langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons !faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils se dirent encore : Allons !bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre […] Allons !descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. Nous voyons clairement que l’incompréhension des hommes a été provoquée par un châtiment divin. Il est à noter que les hommes, en construisant cette tour de Babel, avaient pour ambition de trouver un repère qui leur servirait de stabilité. Mais, Dieu ayant constaté leur intelligence – l’usage de la parole comme moyen de communication entre les hommes pour travailler ensemble et développer l’entente dans la société – trouva les moyens de les conduire à une incompréhension totale. La destruction de cette tour de Babel est considérée par les hommes de Lettres comme la parturition des différentes langues du monde. L’éclatement qu’a subi cette langue unique, dont parlaient tous les hommes, est la première manifestation de la crise du langage. Cette crise qui se manifeste par l’incapacité des mots employés par les locuteurs, les écrivains à rendre compte de ce qu’ils ressentent, a nourri des réflexions littéraires et philosophiques. Après les guerres de religion au Moyen-âge, la littérature française a été secouée par des crises. Celles-ci résultent d’une volonté de dépasser, de remettre en cause les chefs-d’œuvre qui faisaient l’éloge de la religion afin de réinventer la littérature. Parmi cette vague d’écrivains, nous avons Montaigne, Joachim Du Bellay qui prônaient une rupture avec les auteurs grecs et latins. Ce sont les événements marquants de l’histoire qui dictent leurs lois à la littérature. Celle-ci, même si elle exploite la fiction, est liée comme les branches d’un arbre à la société. Si l’humanité connaît un bouleversement, c’est toute la littérature, voire toutes les sciences qui sont appelées à revoir leurs orientations. Il y a donc un rapport de cause à effet entre la littérature et l’histoire. Par conséquent, la littérature française contemporaine n’a pas échappé à cette règle. Ce siècle, qui a été le théâtre des Deux Guerres mondiales, a aussi tant soit peu bouleversé les productions littéraires. Quel que soit le genre littéraire dans lequel évolue un écrivain, force est de constater qu’il a été, à un moment ou à un autre, appelé à se pencher sur la question de remise en cause des valeurs traditionnelles. L’usage du langage comme moyen de communication est obsolète car les mots ont perdu leurs sens. Certains sont interchangeables, d’autres sont insignifiants. Il arrive que « les mots [nous] lâchent, il est des moments où même eux [nous] lâchent » constate Winnie dans Oh les beaux jours. Il faut rappeler que cette réorientation de l’objet de la littérature n’est pas née ex nihilo. Il y a eu tout un processus de crises. À cet effet, Thibaudat s’interroge : Qu’est-ce qui produit et détermine cette révolution dramaturgique des années cinquante ? Une crise généralisée de la langue théâtrale. Du langage automatique à l’ellipse, tout y passe. La sacro-sainte réplique qui faisait mouche, le dialogue du tac au tac connut ses virtuoses, de Beaumarchais à Sacha Guitry, sont renvoyés en coulisses […] Cette crise en entraîne une autre : celle de la communication. Désormais, la littérature a besoin d’un souffle nouveau pour reconquérir son bien qui lui échappe depuis longtemps. Les écrivains réfutent la mimèsis parce qu’il n’y a plus de réalité qui puisse avoir droit de cité dans la littérature. Cela est souligné par Emmanuel Jacquart, pour qui Ce réel a d’ailleurs la fâcheuse propriété de varier selon les individus. Les mêmes termes n’ont pas les mêmes résonances. Mêmes les vocables aussi simples que maison ou arbre présentent des connotations variant selon les individus. Toute compréhension est alors une incompréhension. Tout accord de sentiment et pensée est alors un désaccord, il s’avère donc impossible aux hommes de se connaître par le langage. Le théâtre, qui a longtemps été le genre qui exprime de façon excellente un langage homogène (le Classicisme), a perdu sa richesse. Ainsi, le Théâtre de l’Absurde n’est pas sorti indemne de ce déséquilibre. Adamov, Ionesco et Beckett ont mis en scène cette désorientation de l’être humain. Ils ont surtout mis en exergue la sclérose des mots à exprimer les réalités de l’espace et du temps. En effet, le théâtre de degré zéro comme l’appelle Jacquart est l’expression sui generis de cette incommunicabilité qui a émaillé les Lettres à partir des années cinquante. Respectivement, Samuel Becket a mis à nu le langage humain articulé. Il a situé l’absurdité du monde au sein du langage. Il estime que cette incompréhension n’est pas due à l’homme mais plutôt au caractère incongru de son langage. Ce sont les mots qui naissent, évoluent et disparaissent. Cette putréfaction du langage rend l’homme étranger à son prochain, à sa propre langue car, « cette crise de langage est le plus artificielle, volontaire. La propagande a bouleversé consciemment la signification des mots pour jeter le trouble dans les esprits […] Lorsqu’on dit que le blanc est noir et le noir est blanc, il est en effet bien difficile de s’y retrouver », s’écrie Eugène Ionesco dans sa préface. Il y a une volonté de déconstruire le langage pour le renouveler, le révolutionner afin de dire l’indicible. Le langage est vide de sens et les mots peuvent être ainsi source de vives discussions entre les protagonistes. Cet échange entre Estragon et Vladimir illustre ce phénomène :
Estragon (mâche, avale).- Je demande si on est liés.
Vladimir.- Liés ?
Estragon.- Li-és.
Vladimir.- Comment, liés ?
Estragon.- Pieds et poings.
Vladimir.- Mais à qui ? Par qui ?
Estragon.- A ton bonhomme.
Vladimir.- A Godot? Liés à Godot ? Quelle idée ? Jamais de la vie ! (un temps.) Pas encore. (Il ne fait pas de liaison.) (EAG, 27). Nous constatons que le sens que donne Estragon au participe « Liés », n’est pas compris par Vladimir. Estragon demandait si leur avenir, leur bonheur serait lié à Godot. Alors que son interlocuteur, lui, le comprend dans le sens de serrer une corde, de joindre, d’attacher. En un mot, le sens propre du mot. Ce trope est un peu ou prou présent dans le Théâtre de l’Absurde. D’autre part, les mots sont sources de mésentente, de folie ou même de mort34. Quand Lucky se plonge dans sa logorrhée (EAG, pp. 59-62), Pozzo a toutes les peines du monde pour l’écouter. Dans les didascalies, le dramaturge nous indique que Pozzo est « d’abord accablé, ensuite dégouté puis agité. » Il ne pourra pas s’empêcher de lui ôter son chapeau. Ce sont les mots qui constituent le nœud du problème lié au langage. « On pense en mots » nous dit Léonard Bloomfield et si ceux-ci sont troués, accablants, alors il est évident que l’on ne se comprenne plus. Le théâtre, qui est au diapason de la réalité de par sa représentation, devient un champ idéal pour phagocyter le langage. Les pièces ne sont plus écrites dans un style parfait, mais plutôt dans un langage dilacéré, dans un « non-style ». Cette insignifiance des mots est considérée comme une révolution dans la production littéraire, voire artistique. Précisons que la création littéraire consiste à dépasser les formes sclérosées pour aboutir à des formes nouvelles. Le langage a longtemps été considéré comme un monument, mais l’évolution du monde a montré qu’il est interchangeable, flexible, et au-delà même réductible à un balbutiement, une incantation. Roland Barthes a bien pris en compte ce phénomène dans l’écriture au XXᵉ siècle : Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même : les écrivains aujourd’hui le sentent : pour eux, la recherche d’un non-style, ou d’un degré zéro ou d’un degré parlé de l’écriture, c’est en somme l’anticipation d’un état absolument homogène de la société ; la plupart comprennent qu’il ne peut y avoir de langage universel en dehors d’une universalité concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil. En attendant Godot et Fin de partie sont la manifestation concrète de cette faillite du langage. Ainsi, Beckett, pour atteindre son objectif, utilise dans ses pièces tous les registres de langue (soutenu, courant, familier.) Il intègre le langage parlé au sein de l’écriture. Par ce faire, il procède d’un décalage total d’un langage purement littéraire à un langage familier. La crise du langage, dérivée de la crise sociale, a donné les lettres de noblesse à un langage familier. Il n’est pas étonnant de voir dans En attendant Godot des injures comme « le salaud ! la vache » (EAG, 44), goitre (EAG, 34) ou « Boucle-le ! (FP, 22) employées par les personnages. Le texte théâtral ne peut plus être étudié selon les conventions aristotéliciennes car il n’est plus inspiré d’un événement historique s’inscrivant dans un temps et un espace définis. C’est pourquoi nous considérons le théâtre de Beckett comme un théâtre de refus pour cette excellente raison qu’il ne raconte pas une fable37. Estragon soupire : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible » (EAG, 57).

Le monologue

  Dans la dramaturgie, le monologue est un discours que le personnage se tient à luimême sur scène sans tenir compte des réactions des autres. Ce discours est le lieu d’expression de la pensée du personnage. Le protagoniste qui monologue, livre ses peurs, ses problèmes pour y trouver des solutions. Le monologue est comme une sorte de prière car il ne s’adresse à personne. C’est un moment de recueillement pour le personnage. Déconnecté des autres, le protagoniste parle à lui-même ; ses réflexions le lient à un pouvoir suprême. C’est pourquoi, dans les pièces du XVIIᵉᵐᵉ siècle, le dénouement est révélé, le plus souvent, dans le nœud. Le monologue permet au public de découvrir la personnalité, la psychologie, voire la vision du personnage. À Jean-Jacques Delfour de préciser sa définition : Le monologue est un discours qui porte en lui-même son unité, laquelle prend appui sur la raison d’une personne en tant qu’unique ; le monologue est la forme propre du discours individuel, il est un mode d’être, non d’une personne seule mais d’un individu, d’un être indivis qui pense, à voix haute, qui agit, qui hésite, qui ressent, qui veut, etc.. Toute parole au théâtre est un discours composé d’idées, d’opinions qui entrent en confrontation. Le monologue, même s’il demeure individuel, s’adresse à quelqu’un, ne seraitce qu’à l’être profond du personnage. Par le biais du monologue, le personnage utilise ses forces psychiques pour communiquer un message. Son for intérieur se voit ainsi livrer aux autres par des émissions vocales. Cependant, l’évolution de la littérature, rappelons-le, laisse percevoir certains changements quant à l’emploi du monologue dans le domaine théâtral. Chaque époque est à l’image de ses réalités et celles-ci façonnent l’art et les productions de l’époque. En effet, le Théâtre de l’Absurde, né au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, fera du monologue son socle pour des fins novatrices au niveau de l’écriture. Beckett l’emploie pour exprimer l’état de solitude dans lequel évoluent ses personnages. Pour lui, l’homme, même s’il vit dans une société, est seul devant ses problèmes. Il a besoin de la solitude pour interroger ses pulsions car : « Le langage, note Sapir, entant que structure, constitue par son aspect intérieur le moule de la pensée. » Dans ce contexte, toute communication est vouée à l’échec car les propos n’ont pas de destinataires agréés. Au début de l’acte II d’En attendant Godot, Vladimir se croyant seul, chante à tue-tête. Après, Estragon lui fera ce reproche : « Cela m’a fait de la peine. Je me disais, il est seul, Il me croyait partir pour toujours et il chante » (EAG, 82). Les personnages beckettiens vivent dans un silence où le monologue leur sert de porte de sortie. Donc, l’échec du langage, et au-delà de la communication, a été estompé par ce manque de dialogues dans les textes théâtraux. L’incommunicabilité des personnages les jette dans un univers où les protagonistes ne parlent qu’à eux-mêmes. Ils monologuent, soliloquent souvent parce qu’ils n’ont pas non seulement d’interlocuteur qui puisse les comprendre mais aussi parce que cette éviction est l’image d’un homme qui vient de sortir d’une crise, où l’on se croyait perdu comme dans un labyrinthe. Lucky, le personnage guignolesque, l’esclave aux dires de Pozzo, ne jaillit de son silence, de son statut d’animal que dans un monologue approximativement incompréhensible. L’échec du langage se fait davantage pressent, eu égard à la construction syntaxique45 de son discours monologique. Par conséquent, soulever la question du monologue dans l’œuvre beckettienne et singulièrement dans En attendant Godot, sans insister sur le monologue de Lucky (EAG, pp. 59-62) est, si nous osons dire, dénigrer l’œuvre qui a été qualifiée par Roger Blin de « bombe» dans l’évolution du théâtre contemporain. En effet, dans cette tirade de Lucky, excepté la fin interrompue par Pozzo, Vladimir et Estragon, il n’y a aucun signe de ponctuation. Tout le discours est une suite d’énoncés, souvent des répétitions comme ce passage : « On ne sait pourquoi », répété onze (11) fois, qui révèle toute la place capitale de l’interrogation, signe de l’ébahissement du personnage devant le fait constaté. Lucky qui connaissait « la beauté, la grâce, la vérité de première classe » (EAG, 45), est maintenant incapable d’exprimer ce qu’il ressent. Pour atténuer son inquiétude, il emploie dans son monologue le superlatif à quatre reprises : « ce qui est encore plus grave » (EAG, 61) pour mettre en lumière l’amaigrissement, la déperdition, l’évanescence de l’homme devant la faiblesse des expériences scientifiques. Cette absence de signe de ponctuation fortifie le caractère incantatoire de la pièce. Ces « paraphasies phonétiques » de Lucky (quaquaqua, acacaccademi) transforment son langage en celui d’un aphasique. Les anomalies phonétiques s’entachent sur le sens de son discours. Le langage perd ainsi sa quintessence. Il ne gardera que le signifiant (lexème). Et cela parce qu’il y a une rupture entre la pensée et les mots que profère Lucky. Finalement, les mots deviennent des émissions vocales sans construction syntaxique correcte. En dépit de son caractère logorrhéique (absence de signes de ponctuation, évolution des tonalités jusqu’à l’étouffement, répétitions de certaines énoncés…), « un texte est aussi fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation. » Ce monologue de Lucky est considéré par Beckett comme une confrontation de deux discours : d’un côté le discours laudatif des sciences couronnées par les réussites de Wattman, les découvertes de Guillaume de Testu corroborées par « l’essor de la culture physique de la pratique des sports », et de l’autre côté, celui d’un monde où l’homme « malgré les progrès de l’alimentation et l’élimination des déchets est en train de maigrir. » Cette alternance de deux discours sur l’humanité en déroute montre le côté satirique du monologue qui était une de ses fonctions au Moyen-âge. Beckett, de ce fait, satirise les expériences scientifiques qui n’ont pas pu être achevées et qui n’ont pas empêché l’évanescence de l’espèce humaine. Il suffit de reconstituer le monologue pour déceler la quintessence du discours. Ainsi, relisons ce passage : « […] il apparait que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l’homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme […] malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir…» (EAG, 60). Les auteurs du théâtre des années cinquante, particulièrement Ionesco, ont mis l’accent sur la mort, l’évanescence – il est à retenir que c’est la mort qui est la cause de l’angoisse de l’homme car sachant bien que tous les efforts seront vains pour l’empêcher le moment venu – l’ont ainsi représentée par cette impossibilité à communiquer un message. Ils estiment que l’homme est emmuré dans une prison où tout contact avec la société ne ferait qu’aggraver la situation. Ils voulaient un théâtre qui extérioriserait leur univers à eux sans influence d’idéologies pérennes, inventées par des pseudo-intellectuels. Cet univers est à l’image du monde d’après-guerre ; il n’évoque pas la guerre comme dans les œuvres des poètes de la Résistance mais plutôt ses corollaires. Les conséquences de la guerre ont téléguidé la littérature vers l’expression d’une angoisse totale et d’une remise en cause des concepts.

Le jeu de mots

   Au début du XXᵉ siècle, la littérature française s’est appesantie sur son essence même : le mot. Depuis la Première Guerre, les prémisses d’une idée de remise en question du langage née des conséquences du conflit étaient en germe. Les différentes expérimentations avaient fait sauter les canons de « l’unité linguistique et subjective », de « l’anthropomorphisme et [des] structures sociales » Le mouvement surréaliste en appelle désormais à une révolte dans l’écriture. Il faut faire abstraction de la « Raison » et du « Beau. » André Breton mène les siens après une expérience avec Philippe Soupault : Il m’avait paru, et il me paraît encore […] que la vitesse de la pensée n’est pas supérieure à celle de la parole, et qu’elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui secourt. C’est dans ces dispositions que Philippe Soupault, à qui j’avais fait part de ces premières conclusions, et moi nous entreprîmes de noircir du papier, avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. […] Dans l’ensemble, ceux de Soupault et les miens présentaient une remarquable analogie : même vice de construction, défaillances de même nature, mais aussi, de part et d’autre, l’illusion d’une verve extraordinaire, beaucoup d’émotion, un choix considérable d’images d’une qualité telle que nous n’eussions pas été capables d’en préparer une seule de longue main, un pittoresque très spécial et, de-ci de-là, quelque proposition d’une bouffonnerie aiguë. Samuel Beckett, qui fait partie de ceux qui ont compris qu’il y avait plus de réalité à décrire, se penchera sur l’exploitation des formes démodées de la langue française. En effet, En attendant Godot et Fin de partie s’inscrivent dans cette perspective qui s’appuie sur la fonction métalinguistique. Tout est signe et toute utilisation est susceptible d’être une matière à créer une œuvre. Ces entités phoniques dont parle Clov (FP, 45) en réponse à Hamm nous mettent en face d’une situation délicate : celle de la communication. Or, si les mots que les locuteurs emploient ne sont plus compris par le destinataire, il surgit alors une crise du langage. Les personnages n’évoluent plus dans un processus de compréhension. Le « feed-back » est mis en cause. Les échanges, au lieu de servir de moyens de compréhension, servent plutôt à enfoncer les personnages. Par conséquent, la littérature retrouve son autonomie, sa « littéralité. » C’est ce qui est souligné par Roland Barthes lorsqu’il écrit : Je puis donc dire indirectement : littérature, écriture ou texte. Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur le langage. Par cette déclaration, Barthes met en berne le drapeau du contenu sémantique de l’œuvre. Il revient par la même occasion sur le but de la littérature qui était réduit à l’engagement. Pour les écrivains-philosophe notamment Jean-Paul Sartre la littérature doit se mettre au service de la société. Ils soutiennent l’idée que l’écrivain doit être le « porte-parole » de la société. Il est dans l’obligation de s’engager pour la vie de la cité, si besoin y est, de remplacer la plume par « une épée », pour reprendre ainsi une expression du chef de file de l’Existentialisme. Pour Barthes qui se situe dans la même logique que Saussure, ce qui est fondamental c’est l’image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appeler « matérielle », c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstrait. La littérature française depuis Mallarmé a rompu cette alliance avec le sens. C’est dorénavant sur le mot que doit se faire le travail d’orfèvre. Ce « déplacement du langage » dont parle le critique français résulte d’un processus de jeu sur les mots. Le théâtre français moderne, à l’image de ses innovations dans la « poétique » du personnage et de « l’espace-temps », n’a pas occulté la machine productrice de mots. Fin de partie et En attendant Godot expriment à plusieurs niveaux cette innovation de l’écriture dramatique. Quand Hamm demande à Clov de regarder l’océan, Hamm. – Regarde l’Océan ! Clov descend de l’escabeau, fait quelques pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, regarde longuement. Il sursaute, baisse la lunette, l’examine, la braque de nouveau.
Clov. – Jamais vu une chose comme ça !
Hamm (inquiet). – Quoi ? Une voile ? Une nageoire ? Une fumée ?
Clov (regardant toujours). – Le fanal est dans le canal (FP, 44-45). sa réponse est sémantiquement dépourvue de sens. Au lieu de dire s’il existe ou pas quelque chose dans l’océan, il parle de « canal. » Cet effort de rapprocher « canal » à « fanal » est vide de sens. Nous sommes même tenté d’affirmer qu’il y a juste là un jeu de mots, une illusion de signification. Ce calembour s’appuie sur le signifiant. Les écrivains ont mis l’accent sur le son, et cela a concouru à une « musicalisation » du texte dramatique. Cette écriture du signifiant s’opère aussi par association de mots n’ayant pas de sens. Les Ubu dans Ubu roi, comme des enfants, se sont livrés à un calembour.
-Tiens ! Polard, soûlard, bâtard, hasard, tartare, calard, cafard, mouchard, savognard, connard !
-Tiens ! capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon !
Ici, l’accent est mis sur la sonorité dans le premier passage en [ar] et dans le second en [ᴐ]. Cette paronomase est l’apanage du théâtre moderne. C’est une écriture exsangue de contenu sémantique car la combinaison aboutit à une incantation. Les deux passages sont des suites d’adjectifs. Esslin arrive à la conclusion suivante : « En faisant contredire l’action par le langage, en réduisant celui-ci à un charabia, en abandonnant la logique discursive pour les associations ou les assonances d’une logique poétique, le Théâtre de l’Absurde a apporté une nouvelle dimension à la scène. » Nous dirons même que cette mise au point du désœuvrement de la raison raisonnante était la cible des Surréalistes, en l’occurrence André Breton qui définit le mot « SURRÉALISME » en ces termes : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Beckett aime jouer sur les mots. Il cherche à rimer son texte, en dépit de son caractère prosaïque – car le texte théâtral est écrit pour être entendu et non pour être lu comme un roman. Examinons ce fragment : « Mais non, je n’ai jamais été dans le Vaucluse ! J’ai coulé toute ma chaudepisse d’existence ici, je te dis ! Ici ! Dans la Merdecluse ! » (EAG, 86). Ce nom « Merdecluse », formé à partir de la racine « Merde » et du suffixe « Cluse », estemployé dans un but phonique pour rimer avec le nom de la ville « Vaucluse », (c’est dans cette petite ville qu’ont séjourné l’auteur de Fin de partie et sa femme Suzanne pendant l’occupation allemande.) Par ce néologisme, Vladimir crée une « histoire et une géographie. » Il relie son vécu qui a lieu dans le Vaucluse à son passé qui n’est essaimé que de dégouts, de déceptions. Par le jeu de deux mots, réalisé à partir de l’aphérèse (c’est-à-dire que l’énonciateur efface le phonème initial [vo] par le phonème initial [mɛrd] pour créer un néologisme : merdecluse). Ce mot nouveau dit toute la situation du personnage. De même, il exprime une idée qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Ce sont ces nouvelles formes qui constitueront les fondements du théâtre de degré zéro. Le jeu de mots consiste également à mettre en corrélation deux niveaux de langue. Beckett utilise beaucoup cette technique pour des expressions familières. Ainsi, Hamm et Clov, après avoir aperçu une puce, décident de l’éliminer :
Hamm. – Une puce ! C’est épouvantable ! Quelle journée !
Entre Clov, un carton verseur à la main.
Clov. – Je suis de retour, avec l’insecticide.
Hamm. – Flanque-lui en plein la lampe !
Clov dégage sa chemise du pantalon, déboutonne le haut de celui ci, l’écarte de son ventre et verse la poudre dans le trou. Il se penche, regarde, attend, tressaille, reverse frénétiquement de la poudre, se penche, regarde, attend.
Clov. – La vache ! (FP, 48-49).
La phrase « Flanque-lui en plein la lampe ! » et « La vache ! » ne sont pas propres au théâtre. Chez Beckett, ce sont ces alternances de registre qui expriment les pures vérités. Dans En attendant Godot, les expressions familières foisonnent. Estragon, « estropié » par Lucky, fulmine. Estragon emprunte un langage argotique : « Gogo léger – branche pas casser – Gogo mort. Didi lourd – branche casser – Didi seul » (EAG, 22). En attirant Vladimir sur le fait que l’arbre peut lasser à tout moment s’il était une fois monté, il utilise des expressions terre-à-terre. Les verbes sont soit à l’infinitif soit au participe passé. Parallèlement, les coq-à-l’âne font partie de l’idée de transformation du langage. Les personnages pataugent dans leurs échanges. Lorsque l’un a un problème nécessitant l’intervention de l’autre, celui-ci est dans un autre univers. Estragon n’est pas considéré par Vladimir qui divague. Il oublie les propos de son interlocuteur. Par ce biais, Beckett nous montre la perte de la logique. Ainsi, Vladimir, en parlant des deux larrons crucifiés, est étonné de voir que « tout le monde […] ne connaît que cette version.» Il est oublié par Estragon qui lui répond en ces termes : « Les gens sont des cons » (EAG, 16). Cette boutade met fin à une discussion qui était assez intéressante aux yeux de Vladimir. L’écriture beckettienne se fragmente au regard de l’enchaînement des récits qui n’ont « ni tête ni queue. »

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Table des matières

Introduction
Première partie : Échec du langage et de la communication
Chapitre I : Le langage théâtral de l’absurde
Chapitre II : L’écriture du signifiant
Deuxième partie : La démystification du personnage
Chapitre III : L’éclatement du moi
Chapitre IV : La symbolique du dualisme
Chapitre V : La destruction de l’espace-temps dans Fin de partie et En attendant Godot
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE

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