Jusqu’au début des années 2000, les sites internet se composaient essentiellement de textes et de liens hypertextes, aussi appelés signes passeurs pour reprendre la terminologie mise au point par Yves Jeanneret dans sa théorie de la trivialité, qui reliaient ces ressources documentaires entre elles. S’il était déjà techniquement possible d’intégrer du contenu media, images ou vidéos, sur les pages d’un site internet, les éditeurs de ces plateformes numériques devaient y réfléchir à deux fois et s’assurer de la pertinence de leur démarche avant de sauter le pas, sous peine de ralentir le chargement du site et de nuire à la navigation des internautes. Par conséquent, la raison fondamentale de cette prédominance du texte sur l’image était avant tout technique. En effet, le poids des contenus media étant bien plus important que celui des contenus textuels, ces derniers étaient donc généralement privilégiés afin de délivrer de l’information sans ralentir le chargement des pages. Ce parti-pris éditorial était ainsi contraint par une limitation technologique : la lenteur des connexions internet des foyers qui, à l’époque, étaient majoritairement connectés en bas débit, lorsqu’ils étaient effectivement reliés à internet.
Avec la généralisation des connexions à haut et à très haut débit, consulter des images et des vidéos sur internet est désormais à la portée du plus grand nombre. Aujourd’hui 82% des Français disposent de ce type de connexion à leur domicile et les temps de chargement de ces ressources autrefois longs, voire très longs, ne sont plus un obstacle à la conception et à la consultation de plateformes numériques en ligne visuellement riches et plus interactives. Ce sont donc bien les évolutions technologiques et techniques conjointes de la vitesse de connexion, des codes de programmation, du matériel informatique ainsi que la généralisation de l’équipement numérique des foyers qui ont permis l’avènement d’internet tel que nous le connaissons aujourd’hui. Sans cela, les sites internet et les réseaux sociaux qui font dorénavant la part belle aux images et à la vidéo n’auraient jamais pu se développer. La démocratisation de l’internet mobile, sur ordinateurs portables, Smartphones et tablettes, est également un facteur déterminant dans la diffusion quasi-universelle des contenus numériques multimédia qui accompagnent aujourd’hui les internautes au quotidien. Preuve en est, le succès croissant de réseaux sociaux comme Instagram, Periscope et Snapchat, basés essentiellement sur l’image et la vidéo et utilisables principalement depuis un téléphone mobile ou une tablette.
Les technologies numériques sont ainsi devenues le creuset d’une culture foisonnante de l’image, non seulement du fait des media digitaux mais aussi des usagers eux mêmes qui se sont mués en acteurs de l’internet et en éditeurs de contenus digitaux grâce à l’avènement du web 2.0 à la fin des années 2000.
C’est dans ce contexte actuel d’omniprésence de l’image dans l’espace digital que nous souhaitons inscrire notre réflexion autour de la présence numérique et de ses liens avec la tenue vestimentaire, au sens large du terme, qui inclut le vestimentaire et le paravestimentaire. Dans cette première partie, nous allons ainsi approfondir rapidement les notions d’identité numérique et d’e-réputation afin de les lier à l’image, au sens de représentation graphique. C’est ensuite grâce à cette passerelle que nous pourrons rapprocher la mode et l’attention qu’y portent les individus dans la construction ou la gestion de leur présence numérique.
Identité numérique, e-réputation et images
Dans son ouvrage Identité numérique et e-réputation, Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nantes, introduit une distinction entre identité numérique et e-réputation. Selon lui l’identité numérique recouvre l’ensemble des informations et contenus visibles sur internet générés par un individu alors que l’e-réputation est définie par ce qui est produit par un tiers sur le web au sujet de l’individu concerné.
L’identité numérique est formée par la « somme des traces numériques se rapportant à un individu ou à une collectivité ». Ertzscheid distingue trois types différents de traces : les traces dites « profilaires », qui correspondent à ce qu’un individu dit de lui-même ; les traces dites « navigationnelles », qui relèvent des sites fréquentés par un individu, sur lesquels il commente ou achète notamment ; et enfin les traces dites « inscriptibles et déclaratives », qui font référence aux publications dans lesquels un individu formule ses idées et opinions, comme par exemple dans le contenu d’un blog. En somme, ce qu’est l’individu, comment il se comporte et ce qu’il pense sur le web. De manière plus générale, l’identité numérique est donc « la collection des traces » laissées par un individu lorsqu’il surfe sur internet, qu’il s’agisse de contenutextuel, media, de données de géolocalisation ou encore d’identifiants de , ainsi que l’image de ces traces, telle qu’elle apparaît une fois retraitée par les moteurs de recherche.
La réputation numérique ou e-réputation est la seconde composante de la présence numérique. Elle est formée par l’ensemble des contenus relatifs à un individu publiés par des tiers et, en ce sens, apparaît comme la contrepartie nécessairement subjective et fluctuante de l’identité numérique. Elle est donc, par essence, nettement plus volatile et délicate à contrôler puisqu’elle repose sur l’image perçue ainsi que sur la confiance et la crédibilité accordées aux sources dont émanent les dites publications et sur lesquelles l’individu concerné ne peut que difficilement influer. Par nature, elle s’établit et s’instaure dans le temps et peut rapidement se dégrader, c’est notamment ce qu’il se produit lors d’un « bad buzz ».
De l’importance du vêtement dans la présence numérique d’un individu
Afin d’établir l’importance du vestimentaire et du para-vestimentaire dans la construction de la présence numérique d’un individu et de définir la notion d’éthos numérique vestimentaire préalablement évoquée, nous souhaitons nous arrêter un instant sur la notion d’éthos telle que définie par Ruth Amossy dans La présentation de soi, éthos et identité verbale. Dans cet ouvrage, Amossy propose une réflexion sur la manière dont les personnes se représentent au travers de leur discours oral ou écrit, de façon plus ou moins délibérée. Elle montre que la « présentation de soi », ou éthos, doit être entendue comme un pan constitutif de tout type de discours, qui concoure pleinement à façonner l’identité de l’énonciateur dans son environnement social. En conciliant les visions d’Aristote et de Goffman, elle définit l’éthos comme « une mise en scène de sa personne plus ou moins programmée » au travers du discours et comme « une notion qui relève de tout type d’échange et participe dans toute situation à son bon fonctionnement. » Pour l’auteure, la notion d’éthos est également à associer avec celle du stéréotype dans le sens où elle inscrit l’individu dans un système de représentations et d’interprétations sociales. Ainsi la présentation de soi se traduit par l’élaboration d’une image personnelle qui s’appuie sur l’imaginaire collectif grâce à la mobilisation de références et de schémas psychiques communs qui garantissent la « compréhensibilité » de l’image de soi véhiculée par le locuteur. « Il [le stéréotype] favorise la cognition dans la mesure où il découpe et catégorise un réel qui resterait sans cela confus et ingérable. Le sujet ne peut connaître le monde sans catégories préétablies, il ne peut agir dans la vie quotidienne que s’il ne lui est possible de ramener la situation nouvelle à un schème d’ores et déjà connu. » Dans son ouvrage, Amossy développe également le principe d’éthos préalable, en tant qu’image préexistante du locuteur, qui vient orienter les attentes et la réceptivité de l’audience vis-à-vis de son discours et possiblement la construction du discours lui-même. « L’éthos préalable serait donc l’image contextuelle de l’être réel. Elle ne se confond pas avec la réalité de la personne, mais consiste en la schématisation d’une réalité préexistante. En tant que telle, elle acquiert une grande importance pour le discours. Elle permet, en effet, une confrontation d’images, celle qu’on connaît de l’orateur et celle qu’il construit dans son discours. » En ce sens l’éthos préalable constitue le pendant dynamique du stéréotype, en tant que représentation collective plus ou moins figée, puisque le locuteur est acteur de la construction de cette présentation de soi préexistante. Ainsi stéréotype et éthos préalable ont un lien direct avec l’éthos discursif et la réceptivité de l’audience face au discours puisque l’image que l’auditoire se fait du locuteur avant sa prise de parole conditionne la portée de la présentation de soi qu’il va établir pendant l’échange. En résumé, l’éthos est la mise en scène de sa personne, délibérément ou non, au travers du discours ; l’éthos préalable est l’image préexistante que se fait l’auditoire de la personne au travers de ses précédentes représentations discursives ; et le stéréotype est un schème psychosocial collectif, réservoir de catégorisation et, par extension, de lisibilité et d’interprétation de la réalité. En définitive, ces concepts viennent se confronter et s’articuler pour former la construction communicationnelle qu’est la circulation sociale des discours.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : TENUE VESTIMENTAIRE ET PRESENCE NUMERIQUE, DE L’IMPORTANCE DU COSTUME DANS LA REPRESENTATION DIGITALE
A. Identité numérique, e-réputation et images
B. De l’importance du vêtement dans la présence numérique d’un individu
C. Besoin de « représentation digitale » et tenue vestimentaire
PARTIE 2 : REFLEXION SUR LE LIEN ENTRE TENUE VESTIMENTAIRE ET LEGITIMITE MEDIATICO-NUMERIQUE
A. Le vêtement : frivolité personnelle ou fait social total ?
B. Un éthos numérique vestimentaire déviant constitue-t-il un désaveu à l’encontre de la mode vestimentaire ?
C. Déviance, détournement et ignorance
PARTIE 3 : L’OMNIPRESENCE DE L’IMAGE A L’ERE DU TOUT NUMERIQUE COMME CATALYSUEUR DE LA CONSCIENTISATION VESTIMENTAIRE COLLECTIVE
A. L’image numérique ou la mutation des usages traditionnels de la photographie
B. L’influence du « lieu » de la publication numérique sur la mise-en-scène du corps habillé
C. Quid de l’éthos numérique vestimentaire du Français moyen ?
D. Recommandations stratégiques à l’intention des « industries du look »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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