Aspect de l’état de nature
L’écrivain du Discours consacre son temps à décrire ce qu’est l’état de nature. A ses yeux, c’est un état antérieur à toutes institutions, à toutes formes de sociétés, il n’appartient à aucune période de l’histoire, c’est-à-dire qu’il est en dehors de l’histoire ellemême. Cette dernière ne débute qu’à partir de la naissance de la société. A cet égard, la problématique est de connaître à quoi sert cet état qui n’a pas d’existence évidente et certaine ? Cette question aboutit à la fonction de l’hypothèse de l’état de nature chez notre philosophe. Pour lui, la connaissance de la formation de la société civile est essentielle. Or, selon lui, toute connaissance doit commencer par la comparaison. Il s’agit d’une comparaison établie entre l’état social, un pôle de l’histoire du genre humain et un autre pôle qu’est l’état de nature. Cette étude comparative permet de jauger moralement la dégénérescence de l’homme social. Le jugement de l’état de nature suppose un état d’abondance, de suffisance où la nourriture et la subsistance se gagnent aisément : Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits (…) La terre abandonnée à sa fertilité naturelle et couverte des forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce En outre, parler de l’état de nature c’est parler aussi de l’homme naturel, de sa vie en générale, c’est-à-dire parler des dimensions fondamentales de l’homme primitif.
La dissolution de l’état de nature
Au sujet de cette dissolution de l’état de nature, notre auteur s’aperçoit que des modifications sont inéluctables. Tout dans cette planète est bouleversé. Voici comment se déroule ce bouleversement selon lui : De grandes inondations ou des tremblements de terre environnèrent d’eau ou de précipices, des cantons habités. Des révolutions du globe détachèrent et coupèrent en île des portions de continent.1 Ces catastrophes dérobent, ravagent et nuisent aux magasins naturels de l’homme primitif. Ayant la même vision que Jean- Jacques ROUSSEAU, KANT affirme également que ce phénomène joue un rôle de dissolvant pour la constitution primitive. Il conçoit que ces forces majeures apportent tant de changements sur la nature en générale, c’est-à-dire que ce fléau pervertit la race humaine. Ainsi, dit-il : Il y a dans la nature un grand nombre de forces capables de détruire soit des hommes, soit des peuples, soit les genres humains tout entier : tels les tremblements de terre, les ouragans, les flux de mer, les comètes, etc.2 Par conséquent, la vie de l’homme devient de plus en plus compliquée et pénible. Il se soucie de sa subsistance et de son existence : La différence de terrain, des climats, des saisons peut les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre. Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d’eux une nouvelle industrie. Le long de la mer et des rivières ils inventèrent la ligne, et le hameçon, et devinrent pêcheurs et ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches et devinrent chasseurs et guerriers ; dans les pays froids ils se couvrirent des peaux de bête qu’ils avaient tuées ; le tonnerre, un volcan, ou quelque heureux hasard leur fit connaître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l’hiver : ils apprirent à conserver cet élément, puis à les reproduire, et enfin à en préparer les viandes qu’auparavant ils dévoraient crues1 Le passage susmentionné souligne qu’instantanément, l’égalité est rompue, d’innombrables inventions et techniques voient le jour et donnent naissance à la division du travail. La situation est désormais cause du mal. La perfectibilité humaine, une fois façonnée par tout ce changement, s’applique au travail du corps et aux exercices de l’esprit. D’une part, cela lui accorde la supériorité par rapport aux autres êtres naturels. En fait, il devient selon l’expression de DESCARTES : « Maître et possesseur de la nature »2 D’autre part, cette situation rend l’homme originel reconnaissant de ses prochains, c’est-à-dire qu’elle rend utile sinon nécessaire l’entraide ou l’assistance mutuelle. Et notre auteur affirme que : L’assistance de ses semblables lui devient nécessaire et quand enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit à peine pour les asseoir3. Enfin, nous pouvons signaler que l’homme originel commence à perdre son bonheur naturel. Déjà, il se préoccupe de quoi se nourrir, de quoi vivre. Cela aboutit donc à la fin de la liberté naturelle. Ne serait –il pas le commencement de la société ? Qu’en est il de cet ordre nouvel ?
Le monde idéal ou l’âge d’or
Nous assistons à un changement de formule d’appellation par Jean-Jacques ROUSSEAU de l’homme naturel qu’il dénomme désormais un homme sauvage. Cette bifurcation semble provenir de la supposition que l’homme naturel soit l’homme tel que la nature l’a voulu être, l’homme tel qu’il se trouve monté sur le trône de la nature. C’est l’homme des premiers moments, celui du premier âge. Mais, étant déchu par les chocs au niveau cosmique qui le terrifient, qui lui font valoir le goût de vivre avec ses voisins, divers changements ont dû survenir. Pareillement à une bille qui tourne au heurt d’un corps solide, l’homme naturel se détourne et commence à se donner la peine de se reconnaître mutuellement, en raison de l’impossibilité de lutter tout seul contre les bêtes féroces, et faute de sa décrépitude. Cette situation correspond au deuxième âge de l’état de nature. En effet, c’est pour essayer de nous faire comprendre la différence entre le premier âge et le deuxième âge de l’état de nature que notre auteur distingue l’homme naturel d’avec l’homme sauvage. L’homme naturel correspond à l’homme du premier âge de l’état de nature tandis que l’homme sauvage correspond aux habitants de l’état de nature après les funestes changements, il correspond à ceux du deuxième âge de l’état de nature. A ce propos, notre philosophe s’aperçoit en tout cas que ce dernier est un véritable printemps du monde. C’est un âge le plus heureux qui devrait être une période la plus durable. Les penchants primitifs y sont supposés encore plus modiques, ils s’apaisent dans la nature et par la nature elle-même. Les passions originelles s’engagent uniquement à satisfaire l’amour de soi, elles confèrent à l’homme des origines le bonheur et la bonté naturelle. Un passage du Rousseau juge de Jean- Jacques insiste que : Les habitants du monde idéal dont je parle ont le bonheur d’être maintenus par la nature à laquelle ils sont attachés.1 De là, nous pouvons retenir que l’homme sauvage vit en paix et en sécurité avec ses semblables. Rien ne lui manque dans sa vie. En poussant un peu plus loin notre réflexion à propos de ce monde idéal rousseauiste, nous arrivons même à penser que la théorie de la connaissance platonicienne s’avère cribler de critique. Pour PLATON, l’idéal ne se trouve pas dans ce monde sensible. Selon lui, ce monde nous emprisonne, nous enchaîne, il nous empêche de trouver le juste monde car le sensible n’est que l’ombre ou l’apparence de l’intelligible. Laissons-nous guider par les expressions de sa République citées dans Le Grand Larousse Universelle pour bien comprendre ce qu’est sa belle cité : La cité idéale, ce sont les idées, ou forme, qui constituent les modèles, (..), d’où les choses sensibles tirent leur être propre, ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Et ces formes sont des idées dans la mesure où elles sont le connaissable par excellence, cela seul, même qui puisse être véritablement connu, puisqu’il n’y a de connaissance authentique que du réel, et que l’unique réalité, ce sont les Idées.1 A cet égard, ceux qui constituent le monde idéal chez PLATON sont les idées, la réalité, le réel, le vrai, le beau, le bien, le soleil. En fait, l’idéal n’a rien à voir avec le sensible. Il réside, selon lui, dans le monde intelligible qu’il appelle encore le monde des idées. Il parait que l’auteur de La République maltraite dans son mythe de la caverne cette demeure sensible ou l’état de nature en quelque sorte, dans la mesure où il y conçoit des hommes enchaînés. Puis, il érige en théorie de connaissance son explication du monde hypothétique ou imaginaire, or, personne ne trouve une telle cité dans l’histoire ni même dans la réalité présente, il faut donc la fonder simplement en imagination. Un tel monde, à juste titre ne doit pas être objet du savoir, de la connaissance, mais seulement celui de la croyance en ce sens que « l’intelligible est de fait l’inconcevable »2 Par ailleurs, aux yeux de Jean -Jacques ROUSSEAU : « Platon veut remonter au-delà des Anges »3, c’est –à dire qu’il n’a pas le pied sur terre pour ainsi mépriser l’état de nature, si bien que nul ne rende malheureux l’homme sauvage dans ce monde sensible idéal et que cet âge ou cette époque soit préférable d’être la fin de toutes les révolutions de l’homme. Mais comment procède le passage de l’âge d’or à la société primitive ?
La conception pessimiste des sciences et des arts
Jean-Jacques Rousseau a une vision pessimiste des études. Celles-ci désignent l’ensemble de quelques disciplines ou matières, à savoir : les sciences, les arts, les lettres, la philosophie, la religion et enfin la représentation théâtrale. Pour lui, l’étude en soi est bonne. Cependant, elle fait partie des éléments de sa théorie du changement. Là où l’étude évolue, l’instance culturelle est en décadence : Les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde, à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux.1 BACON, comme Jean-Jacques ROUSSEAU, insiste sur l’effet néfaste de l’étude visà-vis des mœurs. Selon lui : Il est hors de toute dispute, (…), que les arts adoucissent les mœurs, qu’ils rendent les âmes plus douces, simples, ductiles, et dociles au commandement, qu’au contraire, l’ignorance les rend opiniâtres, réfractaires et séditieuses.2 Il est donc envisageable que les mœurs sont beaucoup moins compatibles avec l’étude. Celle-ci leur est pernicieuse. Elle est encore moins préférable par rapport à l’ignorance. Le pessimisme rousseauiste continue et arrive à dénigrer la philosophie de ses prédécesseurs et contemporains. Nous suivons comment il déprécie la philosophie de son époque d’après Joseph DEDIEU : On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. 3 Il prend la philosophie pour un art qui consiste à rendre vraies les idées fausses, à soutenir le mensonge et à l’élever au rang d’une doctrine. Il critique la mêlée philosophique dans laquelle la plupart des philosophes apprennent à analyser les qualités et les défauts des jugements de leurs voisins sans vouloir se donner la peine d’étudier ni de pallier les origines des maux de l’homme social : Le défaut de la philosophie (…) ne laissait apercevoir que les inconvénients présents, et l’on ne songeait à remédier aux autres qu’à mesure qu’ils se présentaient.1 Sa philosophie qui relève du sentiment apprend aux hommes leur dépravation et cherche à la résoudre : Mon but était excusable, et même louable, à ce que je crois ; car je montrais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent comment ils les pouvaient éviter.2 Il en est de même pour sa conception pessimiste de la religion laquelle est basée sur l’affirmation qu’il n’y a pas de connaissance dans le suprasensible. Cela atteste que religion et théologie ne peuvent pas être des sciences. Il revient que : connaissance, expérience et science sont des termes synonymes et appartiennent à ce monde sensible. Tandis que religion, théologie et métaphysique aussi sont synonymes, elles concernent le suprasensible. Puisque, sensible et suprasensible sont deux mondes opposés ; connaissance, expérience et science d’une part, religion, théologie et métaphysique d’autre part sont aussi des termes diamétralement opposés. En effet, nous ne pouvons connaître que ce qui est de ce monde. D’ailleurs, Jésus dit que : « Mon royaume ne fait pas partie de ce monde »3 donc, dans la religion il n’y a aucune place pour la théorie de la connaissance. Le fait de chercher à étudier en profondeur les Versets de la Sainte- Ecriture peut-être, a déclenché, déclenche et déclenchera de nombreuses guerres : Chrétiens contre Chrétiens, Chrétiens contre Musulmans, Musulmans contre Musulmans…, il est probablement aussi à l’origine de la pluralité des religions comme nous les voyons partout dans le monde. Un tel geste défait l’égalité, favorise le mépris de l’individu par l’individu. De même, la parole du Christ : « qu’ils soient un »4 n’est pas respectée. Loin d’être athée, il confie sa religion au cœur et non à l’intelligence : Non ce n’est point avec tant d’arts et d’appareils que l’Evangile s’est étendue par tout l’univers et que sa beauté ravissante a pénétré les cœurs. Ce divin livre, le seul nécessaire à un chrétien et le plus utile de tous à quiconque même ne le serait pas, n’a besoin que d’être médité pour porter dans l’âme l’amour de son auteur et la volonté d’accomplir ses préceptes (…) Il n’est point en tout cela question de belles-lettres ni de philosophie.1 Joseph DEDIEU explique davantage la pensée religieuse de Jean-Jacques ROUSSEAU qui insiste sur le cœur et non sur la raison : A plus forte raison, le cœur devra- t- il prévaloir dans les problèmes religieux, où la raison doit se taire puisque l’objet la dépasse.2 Finalement, Jean-Jacques ROUSSEAU fait mention des conséquences néfastes de la représentation théâtrale. A ce propos, il critique l’encyclopédiste Français d’Alembert qui veut installer une salle de théâtre à Genève. Citons un passage dans La lettre à d’Alembert : Le spectacle est un amusement qui risque de favoriser des mauvais penchants des peuples, au lieu de les modérer, que la scène est un tableau des passions humaines, et, que l’on n’échappe pas à la contagion de la passion ainsi représentée que la tragédie fait aimer, et dispose à éprouver ce désordre de l’âme ; que la comédie fait rire de la vertu et excite un penchant de notre nature déjà coupable, que le théâtre ne fait jamais de bien (…). Ainsi donc, le bien est nul. En résumé, Jean-Jacques ROUSSEAU doute des effets sociaux de l’étude. Le Discours I atteste que l’étude est inséparable du goût du luxe. Quelle est sa position à ce propos ?
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : DE L’ETAT NATUREL A L’ETAT SOCIAL
Chapitre premier : De l’état de nature
I-1-1 : Aspect de l’état de nature
I-1-2 : Les dimensions fondamentales de l’homme primitif
I-1-3- La dissolution de l’état de nature
Chapitre deuxième : Vers la dégénérescence de l’homme originel
I-2-1 Le monde idéal ou l’âge d’or
I-2-2-La nouvelle condition de l’homme
I-2-3- L’épiphanie du nouveau type anthropologique
DEUXIEME PARTIE : MECANISME DE LA PERVERSION DE L’HOMME SOCIAL
Chapitre premier : Le devenir historique et la perfectibilité humaine
II-1-1- La conception pessimiste des sciences et des arts
II -1-2 – Hostilité envers le goût du luxe
II-1-3- La décadence des mœurs
Chapitre deuxième : De la liberté confisquée à la liberté héroïque
II-2-1-Des lois spécieuses
II-2-2- Du rapport riche-pauvre ou de la liberté monopolisée
II-2-3-De l’usurpation de l’état civil
TROISIEME PARTIE : TENTATIVE ROUSSEAUISTE DE RESTAURATION DE LA LIBERTE CIVILE
Chapitre premier: La logique de l’acte d’association
III-1-1- L’essence de l’état civil
III-1-2- Moralité et communauté authentiques
III-1-3-La loi comme expression de la volonté générale
Chapitre deuxième : De l’autonomie sociale à la liberté civile
III-2-1-De l’autonomie sociale
III-2-2- De l’utilisation de la contrainte dans la restauration de la liberté civile
III-2-3-Nouvelle perspective de la liberté civile
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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