Temps, prescience et contingence: Leibniz et ses antécédents scolastiques

LE PROBLÈME DU FATALISME LOGIQUE 

Aristote et la bataille navale

Le chapitre 9 du De interpretatione (DI par la suite) contient la formulation et la première réfutation d’un argument concluant au fatalisme logique, c’est-à-dire d’une inférence de la vérité d’une proposition à la nécessité de ce qui arrive. Plus précisément le raisonnement de DI 9 porte sur la vérité des propositions portant sur le futur. Ce court chapitre, extrêmement dense, est cependant l’une des parties du corpus aristotélicien les plus difficiles à interpréter, et sans doute, celui qui a conduit au plus grand nombre d’interprétations, et même, au plus grand nombre d’interprétations opposées. Ainsi que le remarque H. Weidemann, à la suite de D.C. Williams, il peut sembler qu’après tant de commentaires il soit devenu aussi facile d’établir une argumentation cohérente pour l’ensemble du chapitre que de montrer des figures délimitées dans un nuage . La pluralité des interprétations contribue à accroître la difficulté d’une approche naïve, qui se contenterait de saisir les grandes lignes du raisonnement. Cependant, nous tenterons de proposer une lecture la plus proche du texte lui-même, en nous appuyant sur l’interprétation « naturelle » et historiquement dominante – les deux ne vont pas toujours ensemble en philosophi  selon laquelle Aristote discute le problème dérivé de la vérité ou de la fausseté des propositions sur le futur. Si elles sont vraies ou si elles sont fausses, alors les événements futurs sont nécessaires. Refusant cette conclusion, Aristote procèderait à une reductio ad absurdum, le conduisant à rejeter l’application stricte du principe de bivalence aux propositions singulières sur le futur s’il a de la contingence.

Le chapitre comporte trois grands moments. La première partie présente deux arguments posant le problème de la vérité future (18a34-b25). Dans un second temps, Aristote développe les conséquences indésirables des inférences fatalistes de la première partie (18b26-19a22). Enfin la solution aux arguments de la première partie est proposée dans la dernière partie(19a23-b4). Ce découpage général du chapitre est admis par l’ensemble des partis, mais le sens même du découpage prête à discussion. Un des premiers problèmes concerne le fait de savoir si Aristote parle toujours in propria persona, et si non, à partir de quel moment il le fait. Un second problème concerne le découpage interne aux grandes parties, et en particulier dans quel passage Aristote propose sa solution. Tous ces problèmes sont en quelque sorte formels, causés par la brièveté du texte qui n’explicite pas le rôle exact de chaque moment du développement. A cela s’ajoute évidemment les problèmes internes à chaque thèse et argument avancés dans le texte.

La vérité future : le problème

Le chapitre s’ouvre par une thèse détaillée qui reprend les analyses des conversions des propositions du carré logique (DI 6-8). Cela dit, le sens même de ce qu’avance Aristote dans cette introduction fait l’objet de commentaires discordants.

In his ergo quae sunt et facta sunt necesse est adfirmationem vel negationem veram vel falsam esse ; in universalibus quidem universaliter semper hanc quidem veram, illam vero falsam, et in his quae sunt singularia, quemadmodum dictum est ; in his vero quae in universalibus non universaliter dicuntur non est necesse (dictum autem est de his). In singularibus vero et futuris non similiter (transl. Boethii, Aristoteles Latinus II-1, p.13).

Le sens général est clair : Aristote pense que les propositions universelles en général (passées, présentes et futures) et les propositions singulières au passé et au présent sont conformes à un principe, mais qu’il n’en va pas de même (ouk homoiôs) pour les propositions singulières sur le futur. Il s’agit du Principe de bivalence (PB) : Vp v V∼p . Dans le cas d’une paire de propositions indéfinies contradictoires, il n’est pas nécessaire que l’une soit vraie et l’autre fausse (cf. Cat. 10, 13b13-35). Le cas des propositions singulières sur le futur est celui sur lequel se concentre toute la difficulté interprétative. D’après l’interprétation standard, classique, Aristote affirmerait que le PB ne s’applique pas aux propositions sur le futur comme il le fait pour les autres.

Aristote énonce deux inférences fatalistes dans la première partie (18a34-b9 et 18b9-16). Chacun aboutit à une conclusion identique, à savoir que si le PB s’applique aux propositions singulières sur le futur, tout ce qui arrive se produit nécessairement . La formulation du premier argument est particulièrement problématique, en ce qu’Aristote pose une inférence de la vérité à la nécessité étayée par une argumentation analysant les rapports entre propositions et faits :

Nam si omnis adfirmatio vel negatio vera vel falsa est, et omne necesse est vel esse vel non esse ; si hic quidem dicat futurum aliquid, ille vero non dicat hoc idem ipsum, manifestum est quoniam necesse est verum dicere alterum ipsorum si omnis adfirmatio vera vel falsa est (utraque enim non erunt simul in talibus). Nam si verum est dicere quoniam album vel non album est, necesse est esse album vel non album, et, si est album vel non album, verum est adfirmare vel negare ; et si non est, mentitur, et si mentitur non est, quare necesse est aut adfirmationem aut negationem veram esse. Nihil igitur neque est neque fit nec a casu nec utrumlibet, nec erit, nec non erit, sed ex necessitate omnia et non utrumlibet (aut enim qui dicit verus est aut qui negat) ; similiter enim vel fieret vel non fieret ; utrumlibet enim nihil magis sic vel non sic se habet aut habebit (transl. Boethii, Aristoteles Latinus II, 1, p.13-4).

Réfutation des arguments fatalistes

Dans les lignes18b26-19a22 Aristote expose les inconvénients issus de la conclusion des inférences fatalistes, inconvénients qui doivent amener à rejeter les arguments ou leur conclusion. Si tous les événements sont nécessaires, alors il ne sert à rien de délibérer (18b31-33). Par définition en effet, on ne délibère qu’à propos de ce qui est possible (EN III 5, 1112a31-32, 1113a12) ; en conséquence on ne délibère que sur le futur, car seul le futur est encore indéterminé(EN VI 2, 1139b6-9). Donc si la conclusion de l’argument fataliste était avérée, il deviendrait inutile de délibérer. Mais nous avons l’expérience de la réalité de la délibération et de ses effets (19a7-8), donc la conclusion de l’argument doit être fausse . Il s’agit là d’une conséquence pratique, mais plus généralement, les arguments de la première partie empêcheraient l’existence d’une classe d’événements contingents, distincts des événements nécessaires. Pour cela Aristote part d’une caractérisation précise du contingent :

Quoniam est omnino in his quae non semper actu sunt esse possibile et non, in quibus utrumque contingit et esse et non esse, quare et fieri et non fieri (DI 9, , transl. Boethii, Aristoteles Latinus, II, 1, p.16 ; 19a9-11).

La définition du contingent esquissée ici présuppose les développements consacrés au rapport entre la puissance et l’acte dans Metaph IX, ainsi que ceux consacrés aux êtres incorruptibles dans De caelo. Aristote soutient que ce qui n’est pas toujours en acte peut être et ne pas être et est ainsi contingent. Le contingent est donc défini comme opposé au nécessaire aussi bien qu’à l’impossible. On peut déduire également de cette définition que ce qui est toujours en acte est nécessaire (Metaph. X, 8, 1050b6-7). Le concept aristotélicien du contingent est en effet lié à la possibilité du changement : ainsi [p] ne peut être contingent s’il est toujours vrai que ∼p. Mais si ce qui est toujours vrai implique la nécessité de l’événement, il peut sembler naturel de penser que la contingence tient seulement au fait que certains êtres changent, ne sont pas toujours dans le même état. Dans cette perspective, Aristote admettrait le principe de plénitude, et définirait le contingent possible comme ce qui a lieu parfois, mais pas toujours.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. LE PROBLEME DU FATALISME LOGIQUE
1. ARISTOTE ET LA BATAILLE NAVALE
1.1. La vérité future : le problème
1.2. Réfutation des arguments fatalistes
1.3. La solution des arguments fatalistes
1.3.1 La distinction des nécessités (19a23-27)
1.3.2. La nécessité dans une antiphasis (19a27-32)
APPENDICE SUR LA LOGIQUE DE LA RESTRICTION DU PB ET L’ADMISSION DU TIERS-EXCLU
2. LES FUTURS CONTINGENTS : QUELQUES POSITIONS MEDIEVALES
2.1. La notion de vérité déterminée : Boèce et Thomas d’Aquin
2.2. Vérité, immutabilité et restriction du PB : Pierre Auriole
2.3.1. Bivalence et nécessité per accidens
2.3.2. Les propositions temporelles et leurs conditions de vérité
2.3.3. Vérité immuable et contingente
3. DISCUSSIONS DU FATALISME LOGIQUE DANS LA SCOLASTIQUE MODERNE
3.1. Molina et la restriction du Principe de Bivalence
3.2. Le réalisme de F. Suárez : la vérité déterminée des propositions sur le futur
3.2.1. Sens de la vérité déterminée
3.2.2. Résolution des arguments fatalistes
3.2.3. Nécessité conséquente et antécédente : Anselme et Suárez
3.3. Le fatalisme logique ; porteurs de vérité et vérifacteurs : quelques positions jésuites
3.3.1. Une théorie nominaliste de la vérité immuable, atemporelle et contingente des propositions : Pedro Hurtado de Mendoza
3.3.2. Le problème des vérifacteurs : la futuritio absoluta
4. FATALISME, CONTINGENCE ET NECESSITE EX HYPOTHESI CHEZ LEIBNIZ
4.1. La défense de la vérité déterminée : l’universalité du Principe de Bivalence
4.2. La nécessité ex hypothesi
4.3. L’argument paresseux
4.4. Le fatalisme, le Praedicatum inest subjecto et la métaphysique de la substance
II. TEMPS ET PRESCIENCE
1. LA VISION DANS L’ETERNITE ET SES CRITIQUES
1.1. Introduction du dilemme de la prescience et de la liberté
1.1.1. Une première version, invalide, de l’argument incompatibiliste
1.1.2. Seconde version de l’argument fataliste théologique
1.2. La solution « éternaliste » : Boèce et Thomas d’Aquin
1.2.1. Le « néoplatonisme » de la solution boécienne
1.2.2. La solution de l’argument incompatibiliste
1.2.3. Réponse éternaliste a un argument appuyé sur la nécessité du passé
1.3. Critique de l’intelligibilité de la coexistence réelle des choses dans l’éternité
1.3.1. Les arguments scotistes
1.3.2. Présence intentionnelle et morcellement de l’éternité : l’évolution de la question dans la scolastique tardive
1.3.3. Transformation de la théorie de la présence réelle
1.4. Leibniz et la vision dans l’éternité
1.4.1. Le concept d’éternité
1.4.2. Temps et durée créée
1.4.3. Retour à l’éternité
1.4.4. Leibniz est-il « objectiviste » ou « réaliste » ?
1.5. Critiques de la solution éternaliste comme fondement de la prescience
1.5.1. Ce que Dieu ne peut pas connaître dans l’éternité
1.5.2. Le problème de la providence
1.5.3.Conclusion provisoire : l’importance de la providence divine chez Leibniz
2. LE PROBLEME DU FATALISME THEOLOGIQUE ET LA NECESSITE DU PASSE: LA SOLUTION OCKHAMISTE ET SES CRITIQUES
2.1. Introduction au dilemme dans sa version temporelle
2.2. La solution ockhamiste
2.2.1. Critique de Duns Scot
2.2.2. Eléments de la solution ockhamiste
2.2.3. La nécessité de la science divine
2.2.4. L’infaillibilité divine
2.2.5. Développements de la position ockhamiste
2.2.6. Sed modum exprimere nescio : une conséquence pour le statut de la prescience divine.
2.2.7. Développements ultétieurs dans la scolastique moderne: le cas de G. Vázquez
2.3. Difficultés de l’ockhamisme : le problème des prophéties et du pouvoir sur le passé
2.3.1. Ter me negabis : Les prophéties
2.3.2 Limites des solutions « ockhamistes » à la question des prophéties ; critiques médiévales
2.4. Réactions à la position ockhamiste dans la scolastique tardive (Molina, Suárez, Ruiz de Montoya)
2.4.1. La nécessité du passé — le cas du présent
2.4.2. L’immutabilité divine
2.4.3. L’intentionnalité mystérieuse et la providence impossible
2.5. La solution jésuite « moderne » au fatalisme théologique
2.6. Prescience, raison suffisante et contreparties : Leibniz
2.6.1. Premières réflexions (1670-1677)
2.6.2. Le Principe de raison suffisante et le déterminisme théologique
2.6.3. Prières et prophéties
2.6.4. « la prescience en elle-même » et le problème de l’essentialisme leibnizien
2.6.5. Contreparties de concepts complets et contingence
III. SCIENTIA MEDIA
1. LA METAPHYSIQUE DE L’ACTION : PROVIDENTIA ET CONCURSUS
1.1 Arrière plan médiéval : Thomas d’Aquin
1.2. Conservatisme, Occasionalisme et causes concourantes
1.3. Concours général
1.4. L’alternative thomiste : la prédétermination physique et les décrets conditionnés
1.5. Critiques jésuites de la prédétermination physique
2. NECESSITAS MORALIS
2.1. Moraliter possibile
2.2. Logique et interprétations des modalités morales
2.3. L’infaillibilité de la science divine et la nécessité morale
3. SCIENTIA MEDIA
3.1. Logique de la science moyenne
3.1.1. Précisions terminologiques
3.1.2. Les conditionnels illatifs : Gabriel Vázquez
3.1.3. Théories médiévales des conditionnels et des conséquences
3.1.4. L’ alternative aux conditionnels illatifs : le conditionnel promissif
3.1.5. L’usage des promissifs dans les conditionnels de la science moyenne
3.1.6. Le problème de la liaison : « causalistes » et « disparatistes »
3.2. La vérité des propositions sur les futurs contingents conditionnés
3.3. La ratio veritatis : le problème du fondement de la vérité
3.3.1. Aspects cognitifs de l’intentionnalité divine
3.3.2. Le medium de la connaissance divine
3.3.3. La connaissance dans les causes et ses critiques
3.3.4. La supercomprehensio moliniste
3.3.5. La connaissance fondée in veritate objectiva : approches réductionnistes et réalistes
3.3.5.1. La position ambiguë de Suárez
3.3.5.2. Approches réductionnistes
3.4. Le statut modal d’une science intermédiaire
3.5. L’étendue de la science moyenne et les cas limites : la scientia media reflexa
Excursus : Décret total et ordre des décrets
3.6. La science moyenne et la réconciliation avec la liberté
4. LA POSITION DE LEIBNIZ SUR LA SCIENCE MOYENNE
4.1. Premières critiques (1669-1677)
4.2. 1677 : Scientia media
4.3. La science moyenne dans la pensée de la maturité (après 1679)
4.3.1. PIS, notion complète et science moyenne
4.3.2. L’analyse des contrefactuels et leur sémantique
4.3.3. Difficultés spécifiques : miracles et degrés de ressemblance des mondes
4.3.4. La connaissance divine des futurs conditionnés et les décrets divins
4.3.5. Dispositions et prédictions : le problème de la liberté
4.3.6. Le choix divin du meilleur, les décrets conditionnés et la scientia media reflexa
CONCLUSION

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