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L’attraction de la périphérie, aux prémices de la zone
Disparus, les arbres et exploitations maraîchères de la route de Vannes laissent place au milieu du vingtième siècle au règne de l’ère marchande. Aussi faut-il imaginer par exemple qu’à l’emplacement où demeure aujourd’hui l’enseigne rouge et blanche au style texan bien connue de Buffalo Grill, poussaient autrefois laitues, choux-pommes et betteraves. Pour saisir l’ampleur du changement et comprendre la route aujourd’hui, nous reviendrons à travers cette première mise en contexte sur les grandes transformations du commerce de détail des siècles passés en France, ainsi que sur une chronologie sommaire des mutations spatiales et fonctionnelle de la route de Vannes.
Deux siècles de mutations législatives et commerciales
Le commerce de détail tel que nous le connaissons aujourd’hui est hérité de mutations radicales qui ont transformé l’achat et la vente au cours des deux siècles passés. Graduellement, l’économie de marché à supplanté l’économie de subsistance, dissociant lieux de production et de consommation ; actes de fabrication et de distribution1. Ainsi, les prémisses des grands regroupements commerciaux de même que des magasins discounts
sont à trouver dans des inventions boutiquières qui remontent à la fin du dix-huitième siècle. A cette période, les premiers passages parisiens, balbutiement des centres commerciaux contemporains, y apparaissent. En 1827, Paris en compte déjà une centaine. De même, les premiers magasins de nouveautés – spécialisés dans le textile et l’habillement- voient le jour suivis par les bazars – magasins généralistes – dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Commodément qualifiés de modernes, ils échafaudent de nouvelles façons de vendre les marchandises qui vont in fine bouleverser les rapports entre ville et commerce2. Les inventions en question se trouvent dans les procédés même d’attraction des clients, de mise en valeur des produits et des lieux de la vente : les prix sont bon marché et fixes, la publicité s’affiche dans les journaux à mesure que les surfaces de vente et de stockage grandissent. Ces principes – et la liste n’est pas exhaustive – se mettent en place dans les magasins de nouveauté avant d’être utilisés par les bazars. La révolution industrielle, le développement des chemins de fer et la croissance démographique de la population urbaine sont autant de facteurs stimulant le phénomène, mais déjà des défenseurs du «petit commerce» émettent de vives critiques de ces lieux qu’ils jugent malfaisants.
La véritable mutation, qui permettra ces innovations, intervient suite à la Révolution française. Du temps de l’Ancien Régime, la vente au détail est manoeuvrée par le droit des corporations3, imposant d’une part une immense spécialisation des commerçants et d’autre part une dépendance accrue des commerçants aux négociants et maîtres artisans. Les évolutions du commerce de détail sont de la sorte figées par les corporations qui luttent pour maintenir l’ordre établi, en inadéquation pourtant avec les attentes changeantes des chalands. A la fin du dix-huitième siècle, l’assemblée révolutionnaire abolit un certain nombre de règles régissant jusqu’alors le commerce de détail, libérant considérablement les achats et la vente. Ainsi, le décret d’Allarde de mars 1791 et la loi Le Chapelier de juin 1791 abolissent les privilèges de profession, le système corporatif, de même que les offices d’inspection des arts et du commerce. De la sorte, tout individu devient libre d’exercer la vente de marchandises. L’article sept de la loi du dix-sept mars en atteste : «A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix, et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits».1 Cette libéralisation du marché permet quasi un siècle plus tard – en 1869 – à Aristide Boucicaut d’ouvrir avec Le Bon Marché, le premier grand magasin de France2. Aristide Boucicaut, vendeur de métier, rejoint en 1852 une enseigne dont il devient rapidement actionnaire. En empruntant un capital important à son ami Henri-François Maillard, il rachète les parts des autres actionnaires ainsi qu’une série de bien immobiliers autour du magasin. Au bout de dix années, le grand magasin est inauguré, expérimentant des méthodes commerciales basées sur une observation des comportements du client. Au delà des nouvelles techniques de vente imaginées – l’entrée libre, les prix fixes, la réclame massive, les périodes de soldes et le mois du blanc – ce qui frappe dans cette opération, est son échelle inédite : cinquante-mille mètres carrés de surface au sol. A sa suite, les créations de grands magasins parisiens se multiplient – Le Bazar de l’Hôtel de Ville, le Printemps, la Samaritaine – par des associations de commerçants enrichis et de spéculateurs qui souhaitent placer avantageusement leurs capitaux. A Nantes, Jules-César Decré, employé du Grand Bazar Motté, ouvre en 1867 son propre bazar. La nouvelle génération lui succède et suivant la même logique d’expansion, les biens voisins sont acquis et la surface commerciale grandit. Le Bazar Decré devient les Grands magasins Decré Frères.
D’une économie de subsistance vers une économie de marché
L’apparition des grands magasins3 accompagne de nouvelles considérations urbaines, sanitaires et réglementaires, qui propulsent la fonction commerciale au coeur de l’organisation urbaine, comme l’illustre l’urbanisme du baron Haussmann. L’élargissement des voies, l’éclairage public et les grands espaces dédiés aux achats remplacent les ruelles tortueuses, sombres et débordantes de petits commerces qui caractérisaient antérieurement le coeur de la ville. L’architecture de ces nouveaux programmes emprunte ses canons aux bâtiments fastueux du siècle. L’architecte Henri Sauvage sera ainsi l’auteur des Nouveaux magasins de la Samaritaine4 à Paris – dont la toiture et la façade sont aujourd’hui inscrites à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques – avant d’imaginer la spectaculaire structure métallique5 des Grands Magasins Decré à Nantes. Les classes aisées de la population s’approprient hâtivement ces nouveaux lieux de manière ostensible, en rupture franche avec une pratique du commerce plutôt confidentielle et discrète héritée de la tradition aristocratique. L’acte d’achat devient un loisir.
En parallèle de cette transformation bourgeoise, les populations plus pauvres accèdent elles aussi à de nouvelles formes de commerce. La première qui constitue un changement est initiée par quelques grands chefs d’entreprise qui – pour des motifs humanitaires, hygiénistes ou financiers – créent au sein de leurs usines des lieux de distribution de denrées élémentaires, vendues en minimisant les coûts et sans marge. Les employeurs en proposant ces produits abordables assurent la forme de leurs employés et implicitement la pérennité de leur activité. L’autre changement intervient au sein du mouvement ouvrier, avec les coopératives de consommation : des organisations créées pour faciliter l’achat des denrées de première nécessité aux meilleur prix pour les travailleurs. Ces deux formes de commerce de détail annoncent l’arrivée des magasins populaires de la fin du dix-neuvième siècle. A ce moment, les Nouvelles Galeries créent Uniprix, le premier magasin dit populaire, avant que chaque grand magasin développe sa propre filiale populaire : Monoprix pour les Galeries Lafayette, Prisunic pour Le Printemps ou encore Priminime pour le Bon Marché. Les enseignes y instaurent des méthodes spécifiques aux moyens de la clientèle visée – choix restreint de produits, parfois bas de gamme, suppression de la livraison à domicile, des caisses de rayon, de l’emballage – qui préfigurent des enseignes discount.1
La crise de 1929 suivie par la Seconde Guerre Mondiale marquent un temps d’arrêt dans les innovations commerciales. L’heure est à l’inflation et la pénurie, et ce jusqu’au début des années 1950. La période de reconstruction qui suit, accompagnée d’un exode rural majeur et du fameux «baby boom», transforme en profondeur les villes, où s’ouvrent de nouvelles modifications dans la direction du commerce à bas prix. La plus grande est indéniablement l’arrivée de l’hypermarché. En juin 1963, s’ouvre à Sainte-Geneviève-des-Bois dans l’Essonne, ce que l’on nommera a posteriori : le premier hypermarché de France. Il s’agit d’un grand magasin en libre-service, sous l’enseigne Carrefour, qui ouvre quatre ans après la création de l’entreprise créée par les fils d’un grossiste en alimentaire de l’Ain, Jacques et Denis Defforey, associés à Marcel Fournier, commerçant à Annecy. Édifié par l’entreprise Bouygues, le bâtiment s’étend sur une surface 2500m², complété d’un parking extérieur de plus de quatre-cents places2. L’opération est dès son lancement reçue avec beaucoup d’enthousiasme par les nouveaux clients. La particularité de l’ouvrage est de réunir sous un même toit, alimentaire et non-alimentaire, en total libre-service. Bien qu’il reprenne certains préceptes éprouvés aux États-Unis tels que le «no parking, no business» et contrairement aux préconceptions sur l’américanisation de nos modes de vie, notons que le concept est bien français. Il est d’ailleurs concocté dans les bureaux du Groupement d’achats des grands magasins indépendants – GAGMI – à Paris, anciennement Société d’achats Decré, créée en 1930 par la famille nantaise3. A l’origine de plus de cents hypermarchés, le GAGMI permet ainsi au groupe Carrefour mais aussi Auchan de voir le jour. Il sera aussi à l’origine de Record, le premier hypermarché de l’agglomération nantaise, quatrième hypermarché de France et second en surface avec près de six-mille-cinq-cent mètres carrés. Six-mille-cinq-cent mètres carrés sur la route de Vannes.
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Table des matières
/ Avant-propos
/ Préambule
/ rencontre avec Michel Decré
/ Introduction
Mise en contexte : introduction
/ entrer en ville
/ zoner ou s’étaler
/ marcher pour appréhender le réel
Dialogue-fiction : introduction
/ Pluriel
/ Rythmes
/ Concurrence
/ Chapitre 1 : Une périphérie attractive
Mise en contexte : premier volet
> deux siècles de mutations législatives et commerciales
> d’une économie de subsistance vers une économie de marché
> maraîchage, vélodrome et shopping
Dialogue-fiction : premier volet
/ Locomotive
/ Caravane
/ Requins
/ Supprimer
Sommaire
/ Chapitre 2 : Tempérer l’urbanisme commercial
Mise en contexte : second volet
>1960 – 1990 : vers un encadrement législatif
> 1990 à 2000 : vers des mises en actes effectives
> la route de Vannes se rénove
Dialogue-fiction : second volet
/ Manager
/ Cohérence
/ Démolition
/ Signal
/ Chapitre 3 : Altération, à l’épreuve du XXI siècle
Mise en contexte : troisième volet
> les mouvements du retour
> le mouvement de l’avant
> du coté de la route de Vannes
Dialogue-fiction : troisième volet
/ Foutoir
/ Danger
/ Draconien
/ Mixer
/ Vocation
/ Conclusion
/ Corpus
/ Glossaire
/ Annexe illustrée
> photographie de la route de Vannes
>iconographie
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