Dans le contexte actuel des changements climatiques globaux et des bouleversements écologiques que la Terre est en train de subir, la crise de la biodiversité est certainement le seul point sur lequel tous les acteurs politiques, sociologiques ou scientifiques sont d’accord. La liste des espèces menacées s’allonge en effet chaque jour. A ce problème, à propos duquel certains n’hésitent pas à parler de 6ème extinction (Thomas 2007), s’ajoute la pauvreté de nos connaissances sur la biodiversité : selon les estimations, seul 1 à 10 % de la biodiversité est actuellement connu (Blaxter 2004 ; Savolainen et al. 2005). Le taux d’extinction est si rapide, et nos connaissances si fragmentaires, que certaines espèces disparaissent certainement avant d’être découvertes (Pimm et al. 2006).
Une bonne connaissance taxonomique de la biodiversité est cruciale pour les différents acteurs impliqués dans sa préservation et sa conservation (Mace 2004 ; Raven 2004) : nous ne pouvons protéger que ce que nous connaissons. Certainement un des parents pauvres de la biologie, la taxonomie, et plus particulièrement l’α-taxonomie, est en passe de retrouver l’attrait scientifique et médiatique qu’elle avait perdu ces dernières décennies (Godfray 2002 ; Hogg & Hebert 2004 ; May 2004 ; Schander & Willassen 2005 ; Agnarsson & Kuntner 2007). Un retour indispensable, quand on connaît l’importance de la taxonomie pour les sciences biologiques (Agapow et al. 2004 ; Gotelli 2004) : autant essayer d’écrire dans une langue qui n’a ni dictionnaire, ni règle de grammaire.
Au rythme actuel de description d’espèces, plusieurs centaines ou milliers d’années seront nécessaires pour nommer l’ensemble de la biodiversité. Pour pallier ce problème, et également pour répondre à la demande croissante en matière de sauvegarde de la biodiversité, plusieurs projets récents ont souligné le besoin urgent de développer de nouvelles méthodes permettant l’accélération du rythme de description des espèces. Le succès grandissant des projets barcoding a permis ainsi de focaliser l’attention sur cette problématique, entraînant ainsi une nouvelle dynamique dans la communauté des systématiciens.
Les Turridae : présentation et problématique
Présentation générale
Les Turridae constituent la famille de mollusques marins la plus diversifiée, avec plus de 4000 espèces décrites (10000 en incluant les fossiles) (Bouchet 1990 ; Tucker 2004). Ils sont présents dans toutes les mers du monde, des tropiques aux pôles, du littoral aux abysses, et constituent dans les zones bathyales et abyssales l’un des groupes de gastropodes dominants (Bouchet & Warén 1980). Ce sont des prédateurs de polychètes, d’autres mollusques et également de poissons. La plupart d’entre eux possède un appareil venimeux hautement spécialisé, composé d’une glande à venin et d’un système d’injection (harpon). Ce mécanisme est largement modifié dans certains groupes, et l’appareil venimeux est parfois absent (Miller 1970 & 1971 ; Kantor & Sysoev 1989 ; Kantor & Taylor 2002, Fedosov & Kantor 2008). Les Turridae sont inclus dans la super-famille des Conoidea (Caenogastropoda, Neogastropoda), qui comprend également les Cônes (genre Conus) et les Terebridae, dont la diversité est mieux décrite. Les mécanismes de prédations ont d’ailleurs été mieux étudiés pour ces groupes, et montrent une grande variété à la fois dans les stratégies adoptées et les proies chassées (Miller 1970 ; Letourneux 2004). La plupart des efforts de la communauté des malacologistes, chercheurs ou amateurs, qui travaillent sur ce groupe, sont concentrés sur le genre Conus. La variabilité des formes et des couleurs observables chez les cônes, la facilité de se procurer des spécimens et la fascination provoquée par le danger que représente certaines espèces mortelles pour l’homme ont focalisé les attentions sur ce groupe, bien qu’il ne représente que moins de 7 % de la diversité spécifique connue (600 espèces décrites – Duda & Kohn 2005). La majeure partie de la diversité des Turridae est donc largement inexplorée : les relations phylogénétiques au sein des Conoidea sont pour la plupart encore inconnues, et la majorité de la diversité spécifique n’est pas encore décrite.
Classification
La grande variabilité des classifications proposées pour les Conoidea permet de se rendre compte des problèmes posés par ce groupe. En 1922, Hedley considère que la famille des Turridae « is more perplexing than any other molluscan family ». Les différences entre les classifications sont la conséquence de l’utilisation de différents caractères par les taxonomistes : ce qui est considéré comme un caractère essentiel au niveau familial ou sousfamilial par un taxonomiste pourra être négligé par un autre .
De part leurs morphologies caractéristiques, le genre Conus, (spireconique), alors unique représentant de la famille des Conidae, et la famille des Terebridae (spire particulièrement allongée) ont été séparés des autres Conoidea. Par conséquent, tous les autres membres des Conoidea se sont retrouvés regroupés au sein de la famille des Turridae, sans autre raison que de n’être ni un Conus, ni un Terebridae. Sans remettre en cause cette organisation générale, la plupart des auteurs suivants ont tenté de définir des sous-familles au sein des Turridae (Powell 1942, 1966 ; Morrison 1965 ; McLean 1971 ; Kilburn 1983 à 1995). En revanche, Taylor et al. (1993) proposent une classification totalement remaniée du groupe, divisée en six familles, avec notamment la famille des Conidae élargie pour inclure cinq sousfamilles placées précédemment au sein des Turridae. Les noms Conidae et Turridae ont donc été utilisés pour désigner des ensembles différents d’organismes aux cours des différentes classifications. Le nom Conidae sera utilisé ici dans son acception la plus récente (Taylor et al. 1993), pour désigner non seulement le genre Conus, mais également plusieurs autres sousfamilles . De la même façon, le nom Turridae sera utilisé tel que définit par Taylor et al. (1993), c’est-à-dire n’incluant que cinq sous-familles. Dans ce cas, il sera suivi de « sensu stricto » (Turridae s.s.). Généralement, c’est l’acception plus ancienne du nom Turridae qui sera également utilisée : « Turridae » désignera alors l’ensemble des Conoidea sauf le genre Conus et les Terebridae. Dans la communauté des malacologistes, les termes Turridae et Conidae sont encore couramment employés dans leurs anciennes acceptions (avant Taylor et al. 1993).
Α-taxonomie
L’α-taxonomie du groupe est également sujette à de nombreuses controverses parmi les spécialistes, pour principalement cinq raisons :
1) comme chez la plupart des mollusques, les espèces de Turridae sont principalement décrites sur des caractères de la coquille . Les diagnoses, et plus particulièrement dans les descriptions les plus anciennes, sont parfois brèves, et applicables ainsi à différents taxa. De plus, il peut exister dans la littérature plusieurs noms mis en synonymie, ce qui ajoute à la confusion.
2) il est souvent difficile d’identifier des caractères morphologiques discrets qui permettraient de proposer des hypothèses consensuelles de délimitation d’espèces. En effet, la variabilité morphologique de la coquille peut correspondre à un continuum et il est donc souvent très difficile de placer les limites entre espèces le long de ce continuum.
3) par conséquent, les interprétations que font les taxonomistes de cette variabilité morphologique peuvent varier d’un taxonomiste à l’autre. La distinction entre les taxonomistes « splitters », qui ont tendance à séparer les espèces même sur la base de faibles différences morphologiques, et les « lumpers », qui au contraire interprètent plus facilement cette même variabilité comme intraspécifique, est particulièrement vraie pour les Turridae. Les « lumpers » auront donc tendance à regrouper des individus dans une même espèce, alors qu’ils auraient été séparés en plusieurs espèces par les « splitters ». Les études réalisées par différentes personnes sont donc parfois difficilement comparables.
4) la diversité des Turridae est encore largement inconnue, et chaque mission sur le terrain rapporte à la surface son lot de formes nouvelles qui amènent souvent les taxonomistes à modifier les hypothèses de délimitation d’espèces qu’ils avaient proposées précédemment. Par exemple, ce qui pouvait apparaître comme deux morphes très distincts, et qui auront donc été décrits comme deux espèces différentes, peuvent simplement correspondre à deux formes extrêmes d’une même espèce. La découverte de formes intermédiaires peut permettre de détecter ce genre de problème et modifie donc les délimitations d’espèces.
5) le déterminisme des caractères morphologiques utilisés dans la plupart des descriptions d’espèces n’est pas connu. Les différences au niveau de la morphologie de la coquille peuvent ainsi refléter non pas des différences entre espèces, mais des différences liées à l’environnement (plasticité phénotypique ou adaptation locale – Hollander et al. 2006 ; Brookes & Rochette, 2007).
Ces difficultés avaient d’ailleurs déjà été identifiées par les premiers taxonomistes ayant étudiés les Turridae, que ce soit pour délimiter des espèces ou pour regrouper ces espèces en genres, sous-familles et familles :
“In no other group of mollusks is it so difficult to make a satisfactory classification as in the Pleurotomidae (= Turridae). The forms are exceedingly numerous, and known in many species to be very variable in their characters, whilst the material for the recognition of most of those described is generally scanty. Of the figured species, a very large proportion were described from single or few specimens, and most cabinets, however large, do not possess shells which can be certainly identified with these: then there is an unusually large proportion (amounting to hundreds) of unfigured species, the recognition of which is simply impossible” (Tryon, 1884).
Morphologie de la coquille et intérêt en taxonomie
Le groupe des Turridae est caractérisé par un attribut particulier de la coquille, la présence d’un canal siphonal sur la partie supérieure de l’ouverture, Cette coquille représente une forme classique pour un Turridae (Turris babylonia, Linnaeus 1758). Elle se compose d’une protoconque, ou coquille larvaire, formée selon les taxa d’un ou plusieurs tours. On distingue deux types de protoconques, paucispirales (généralement moins de 2 tours) et multispirales (généralement plus de 2 tours) (Shuto 1974). La différence dans le nombre de tours de la protoconque est liée au temps que la larve passe à se nourrir dans la colonne d’eau : une coquille larvaire multispirale indique que la larve est planctotrophe, une coquille paucispirale qu’elle est non planctortrophe. La planctotrophie est généralement considérée comme un indicateur des capacités de dispersion du spécimen : une larve planctotrophe qui reste dans la colonne d’eau disperse plus . La sculpture de cette protoconque est utilisée en taxonomie (Powell 1942 ; Bouchet & Waren 1980). Certains types de sculpture apparaissent en effet diagnostic d’un groupe (treillissée chez les Raphitominae par exemple). Cependant, d’autres semblent partagés par plusieurs groupes (carénée chez les Clathurellinae et chez certains Crassispirinae par exemple). Après la protoconque vient la téléoconque, ou coquille adulte. Les principaux caractères utilisés concernent la forme générale, la taille de la coquille, la forme de l’ouverture et l’ornementation (côtes, cordons, sutures entre les tours, épines,…). La présence d’un opercule, ainsi que sa forme, sont également des caractères utilisés en taxonomie. En revanche, les couleurs de la coquille, des spots et des flammes, souvent plastiques, sont en général peu utilisées. Bien que ne faisant pas partie de la coquille, la radula est également riche en caractères morphologiques. Plusieurs types existent, différents selon le nombre de rangées de dents et leurs formes, et couramment utilisés à tous les niveaux taxonomiques, de la famille à l’espèce (Powell 1966 ; Kohn com. pers.).
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Table des matières
INTRODUCTION
A. LES TURRIDAE : PRESENTATION ET PROBLEMATIQUE
1. Présentation générale
2. Classification
3. Α-taxonomie
B. OBJECTIFS ET PLAN DE LA THESE
1. Phylogénie et α-taxonomie
2. Plan de la thèse
CHAPITRE I PHYLOGÉNIE MOLÉCULAIRE
A. PHYLOGENIE ET CLASSIFICATION
1. Problèmes liés aux caractères morphologiques
2. Apport des caractères moléculaires
ARTICLE 1 : Starting to unravel the toxoglossan knot: Molecular phylogeny of the ‘‘turrids” (Neogastropoda: Conoidea)
3. Ajout de nouveaux caractères et de nouveaux spécimens
4. Vers une nouvelle classification
B. PHYLOGENIE ET EVOLUTION DES CARACTERES
ARTICLE 2 : Evolution of the Toxoglossa Venom Apparatus as Inferred by Molecular Phylogeny of the Terebridae
CHAPITRE II TAXONOMIE INTEGRATIVE : CONCEPTS, CARACTERES ET METHODES
A. UN CONCEPT D’ESPECE UNIFIE
B. DELIMITATIONS DES ESPECES
1. Critères de délimitation
2. Limites des critères et choix des caractères
3. Méthodologie et applications
C. BARCODING
1. Le principe du barcoding
2. Le choix du gène COI
3. Limites du barcode COI
D. APPLICATIONS DU BARCODING
1. Expertise taxonomique
2. Le cas du genre Eumunida
ARTICLE 3 : DNA barcode, type specimens and species delimitation in the genus Eumunida
3. Identification d’œufs de gastéropodes
ARTICLE 4 : Identification of neogastropod eggs using DNA barcodes
4. Barcoding et α-taxonomie intégrative
CHAPITRE III APPLICATION DE L’APPROCHE DE TAXONOMIE INTÉGRATIVE CHEZ LES TURRIDAE
A. ECHANTILLONNAGES INTER-SPECIFIQUE, INTRA-SPECIFIQUE ET INTRA-INDIVIDUEL
1. De l’importance de l’échantillonnage
2. Conservation de l’ADN des spécimens collectés
3. Stratégie d’échantillonnage
4. Choix des caractères
B. 1ERE ETAPE : APPROCHE EXPLORATOIRE
1. Choisir une méthode adaptée
2. Méthode DBM (Distance Based Method)
3. Méthode GMYC (General Mixed-Yule Coalescent model)
4. Biais potentiels pour ces deux méthodes
ARTICLE 5 : An integrative framework for species delimitation: a case studies in a hyperdiverse group of marine molluscs, the Turrinae (Gastropoda, Conoidea)
C. 2NDE ETAPE : DISCUSSION DES ENTITES IDENTIFIEES
1. La sous-famille des Turrinae
2. Approche morphologique traditionnelle : le genre Bathytoma
ARTICLE 6 : Loss of planktotrophy, fragmentation and speciation: the deep-water gastropod Bathytoma (Gastropoda: Conoidea)in the West Pacific
3. Morphométrie géométrique : le genre Benthomangelia
ARTICLE 7 : An integrative approach to species delimitation in Benthomangelia (Mollusca: Conoidea)
4. Autres caractères morphologiques : le genre Xenuroturris
ARTICLE 8 : Morphological proxies for taxonomic decision in turrids (Mollusca, Neogastropoda): a test of the value of shell and radula characters using molecular data
5. Identifier d’autres caractères
CONCLUSION
A. VERS UNE NOUVELLE TAXONOMIE
1. Délimitation et description d’espèces
2. Taxonomie intégrative et gestion des collections
B. PERSPECTIVES : AU-DELA DE LA DELIMITATION D’ESPECES
1. Distribution des Turrinae et richesse spécifique
ARTICLE 9 : Diversity and distribution of the Turrinae (Gastropoda; Conoidea) in South-West Pacific
2. Le processus de spéciation
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE