Taxonomie intégrative des Turridae

Phylogénie et α-taxonomie

     La phylogénie moléculaire a connu un essor considérable dans les 20 dernières années. Elle a notamment permis de mettre à jour de nombreuses relations phylogénétiques inédites entre les grands groupes d’organismes, modifiant profondément la classification du monde vivant (Lecointre & Le Guyader 2001). L’ADN présente notamment l’avantage d’être un caractère héritable, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les caractères morphologiques. Il sera utilisé pour inférer les relations phylogénétiques au sein du groupe étudié, les Turridae. Toutefois, d’après la dernière classification des Conoidea (Taylor et al. 1993), les Turridae ne forment pas un groupe monophylétique. Pour tester cette hypothèse, l’ensemble des Conoidea (Turridae, Conus et Terebridae) sera analysé afin de proposer une nouvelle classification du groupe. L’analyse phylogénétique permettra également de définir des groupes monophylétiques au sein desquels les limites entre espèces pourront être analysées. Restreindre l’analyse α-taxonomique à des groupes monophylétiques permet de comparer des espèces qui ont une histoire commune récente et ainsi de mieux prendre en compte les contraintes phylogénétiques, pour par exemple une meilleure gestion de l’homoplasie (Chapitre 3). Comme pour la phylogénie, l’ADN est un caractère de plus en plus utilisé en αtaxonomie. Hebert et al. (2003a) proposent notamment d’utiliser un fragment d’ADN comme un code-barre moléculaire (barcode ADN – Encadré 2) permettant l’identification quasi automatique des taxa terminaux déjà reconnus et éventuellement la mise en évidence de nouveaux taxa à décrire et nommer. C’est cette seconde facette de l’approche barcoding qui sera utilisée pour proposer des hypothèses de délimitation d’espèces chez les Turridae. Cependant, il sera nécessaire de confronter ces hypothèses à d’autres caractères, notamment morphologiques, dans une approche intégrative.

Le principe du barcoding

      Un barcode ADN est un fragment d’ADN utilisé pour identifier l’organisme porteur de ce fragment. Cette identification repose sur le fait que la séquence ADN d’un individu ressemble plus à celle des autres individus de son espèce qu’à celle des individus d’autres espèces. Si on dispose d’une base de données qui contient des séquences ADN de toutes les espèces vivantes sur Terre, il suffit donc de trouver quelle espèce possède la séquence la plus proche de l’individu inconnu pour pouvoir l’identifier (Figure 7). Un barcode ADN remplit donc le rôle d’un code-barre, comme celui d’un produit manufacturé. En effet, le système de code-barre mis en place sur ces produits (Universal Product Code) permet, par simple lecture du code, de connaître les informations liées au produit (son prix, sa date de fabrication,…). De la même façon, la lecture du barcode ADN d’un organisme permet son identification taxonomique. Comme dans le cas d’un produit manufacturé, où les informations du produit sont regroupées à l’avance dans une base de données, l’identification taxonomique se fait en comparant la séquence inconnue avec une base de données. Cette base de données contient en effet des séquences d’ADN issues de spécimens qui ont été associés à un nom d’espèce par un taxonomiste. Par conséquent, dans cette base de données de référence, le lien entre le spécimen et le barcode ADN est univoque et indiscutable, mais le lien entre le nom et la séquence d’ADN est une identification fournit par un taxonomiste, identification qui doit pouvoir être vérifiée. Elle ne peut l’être que par l’observation du spécimen en question (Ebach & Holdredge 2005, Hajibabaei et al. 2005 ; Savolainen et al. 2005, Ward et al. 2005). Ce spécimen, ou voucher, constitue donc l’individu de référence auquel est attaché la séquence d’ADN et toutes les autres informations liées au spécimen et à la séquence. Son intérêt est primordial, notamment pour réexaminer les hypothèses d’identification proposées, mais aussi lorsque l’analyse de la séquence remet en question les limites de l’espèce qui y est associée (Hebert et al. 2004a / Brower 2006). La notion de voucher peut-être de plus généralisée à toutes les informations liées au spécimen physique : photographies, ADN matriciel, informations liées à la collecte, prélèvements de tissus… Ces vouchers physiques et électroniques génèrent une quantité d’informations qu’il n’est possible de gérer que grâce à la mise en place de bases de données adaptées (Savolainen et al. 2005). BOLD (Barcode Of Life Database, Hajibabaei et al. 2006 ; Ratnasingham & Hebert 2007) a été développée dans cet objectif, et constitue la première base de données dédiée à l’identification de spécimen par la méthode barcoding. L’utilisation d’un marqueur moléculaire en expertise taxonomique n’est pas une idée nouvelle (voir par exemple Bradley & Baker 2001 ; Roca et al. 2001 ; Floyd et al. 2002 ; Tautz et al. 2003 ; Moritz & Cicero 2004 ; Will & Rubinoff 2004 ; Will et al. 2005 ; Rubinoff 2006). Dès les années 70, les techniques d’analyse moléculaire sont utilisées en taxonomie (Ward et al. 2005). Le mot « barcode » a d’ailleurs déjà été utilisé en systématique (Arnot et al. 1993 ; Rash & Gusfield 2002). La nouveauté du principe proposé par Hebert repose principalement sur deux points :
– la standardisation de la méthode : l’analyse d’un seul et même gène pour tous les organismes (« Horizontal Genomics », Yassin 2007) permet l’acquisition d’un savoir-faire qui réduit la durée et le coût nécessaires pour l’obtention d’un barcode à partir d’un spécimen (Godfray 2007). Il existe d’ailleurs actuellement un projet de réalisation d’un barcodeur portable (Janzen 2004 ; Janzen et al. 2005), de la taille d’un téléphone cellulaire, et qui devrait inclure à terme l’ensemble des étapes nécessaires au séquençage d’un spécimen (extraction d’ADN, amplification par PCR et séquençage en lui-même). Par communication avec une base de données de référence, comme BOLD par exemple, n’importe quel utilisateur pourrait identifier un organisme.
– le séquençage de l’ensemble des organismes vivants : la grande majorité des projets barcoding en cours ont en effet pour but de « barcoder » à terme l’ensemble des organismes vivants sur Terre. Notamment, le projet I-Bol (http://www.dnabarcoding.org) planifie de séquencer 5 millions de spécimens, correspondant à 500000 espèces, au cours des cinq prochaines années. L’objectif affiché de ces projets est de décrire l’ensemble de la diversité sur Terre. Cependant, à l’instar du séquençage du génome humain, ils fournissent également un ensemble de données dont l’analyse est le point de départ à de nombreuses études plus approfondies.

Barcoding et α-taxonomie intégrative

     Comme on l’a vu pour le genre Eumunida, le barcoding peut être utilisé comme un outil d’expertise taxonomique, mais également pour tester les anciennes hypothèses de délimitation d’espèces et en proposer de nouvelles. Cependant, par comparaison avec les Turridae, le genre Eumunida présente deux avantages : tout d’abord, les hypothèses proposées sur la base des caractères morphologiques se sont révélées généralement robustes ; ensuite, même s’il reste très certainement des espèces à découvrir dans ce genre, la part de cette diversité inconnue est certainement plus faible que dans le cas des Turridae. L’absence d’hypothèse de délimitation d’espèces robustes, liée aux difficultés d’utilisation des caractères morphologiques (Introduction, page 9), et le grand nombre d’espèces encore inconnues dans le cas des Turridae nécessitent la mise en place d’une approche barcoding de type exploratoire, c’est-à-dire qui ne consistent pas à discuter des hypothèses existantes mais à trouver une nouvelle stratégie pour proposer de nouvelles hypothèses de délimitation d’espèces. Pour cela, l’analyse du Barcode COI sera associée à d’autres caractères, dans une analyse d’α-taxonomie intégrative (Ebach & Holdredge 2005 ; Dayrat 2005 ; Will et al. 2005). La taxonomie intégrative consiste à analyser plusieurs caractères (morphologiques, moléculaires, caryotypiques, écologiques, géographiques, comportementaux…) en appliquant les différents critères de délimitation qui découlent du LSC (de ressemblance, biologique et phylogénétique). Ces différents aspects ont été abordés dans un grand nombre d’articles, dont voici quelques exemples : Lipscomb et al. 2003 ; Proudlove & Wood 2003 ; Sites & Marshall 2003 ; Pons et al. 2006 ; Rubinoff 2006 ; Sanders et al. 2006 ; Lanzone et al. 2007 ; Miller 2007 ; Payne & Sorenson 2007 ; Roe & Sperling 2007 ; Vogler & Monaghan 2007). Le barcode COI, comme on l’a vu, présente plusieurs avantages (caractère héritable, facilement séquençable,… – C page 57). Sur ce caractère moléculaire, les critères de ressemblance et phylogénétique pourront être appliqués pour proposer des hypothèses primaires de délimitation d’espèces. Ensuite, d’autres caractères et d’autres critères seront analysés pour confirmer ou infirmer ces hypothèses. Les caractères morphologiques, écologiques ou géographiques pourront ainsi être analysés : la mise en évidence de différences sur ces caractères entre deux groupes sera un argument de plus en faveur de la présence de deux espèces différentes. Des méthodes empruntées à la phylogénie ou à la génétique des populations par exemple (Blaxter et al. 2005) permettront de tester la monophylie des groupes mise en évidence grâce au gène COI et d’estimer les flux de gènes. Enfin, l’analyse d’autres gènes nucléaires, indépendants du gène COI, permettra de tester grâce au critère généalogique décrit précédemment la présence ou l’absence d’échanges de gènes (recombinaison). La taxonomie intégrative est donc un processus d’analyse itératif (Figure 8). Les résultats obtenus par l’analyse d’un nouveau caractère et l’application de nouveaux critères viennent s’ajouter aux précédents et permettent de discuter les hypothèses proposées, en les renforçant ou au contraire en les infirmant. Par exemple, dans le cas illustré sur la figure 8, l’analyse du gène COI ne permet pas de trancher entre deux hypothèses : les spécimens bleu clairs et bleu foncés appartiennent-ils à une seule ou à deux espèces différentes ? L’analyse d’autres caractères (comme figurés: morphologie, distribution géographique, mais également autre gène nucléaire,…) permet de rejeter la première hypothèse (une seule espèce), mais pas la seconde (deux espèces différentes).

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Table des matières

INTRODUCTION
A. LES TURRIDAE : PRESENTATION ET PROBLEMATIQUE
1. Présentation générale
2. Classification
3. Α-taxonomie
B. OBJECTIFS ET PLAN DE LA THESE
1. Phylogénie et α-taxonomie
2. Plan de la thèse
CHAPITRE I PHYLOGÉNIE MOLÉCULAIRE
A. PHYLOGENIE ET CLASSIFICATION
1. Problèmes liés aux caractères morphologiques
2. Apport des caractères moléculaires
ARTICLE 1 : Starting to unravel the toxoglossan knot: Molecular phylogeny of the ‘‘turrids” (Neogastropoda: Conoidea)
3. Ajout de nouveaux caractères et de nouveaux spécimens
4. Vers une nouvelle classification
B. PHYLOGENIE ET EVOLUTION DES CARACTERES
ARTICLE 2 : Evolution of the Toxoglossa Venom Apparatus as Inferred by Molecular Phylogeny of the Terebridae
CHAPITRE II TAXONOMIE INTEGRATIVE : CONCEPTS, CARACTERES ET METHODES
A. UN CONCEPT D’ESPECE UNIFIE
B. DELIMITATIONS DES ESPECES
1. Critères de délimitation
2. Limites des critères et choix des caractères
3. Méthodologie et applications
C. BARCODING
1. Le principe du barcoding
2. Le choix du gène COI
3. Limites du barcode COI
D. APPLICATIONS DU BARCODING
1. Expertise taxonomique
2. Le cas du genre Eumunida
ARTICLE 3 : DNA barcode, type specimens and species delimitation in the genus Eumunida
3. Identification d’œufs de gastéropodes
ARTICLE 4 : Identification of neogastropod eggs using DNA barcodes
4. Barcoding et α-taxonomie intégrative
CHAPITRE III APPLICATION DE L’APPROCHE DE TAXONOMIE INTÉGRATIVE CHEZ LES TURRIDAE
A. ECHANTILLONNAGES INTER-SPECIFIQUE, INTRA-SPECIFIQUE ET INTRA-INDIVIDUEL 
1. De l’importance de l’échantillonnage
2. Conservation de l’ADN des spécimens collectés
3. Stratégie d’échantillonnage
4. Choix des caractères
B. 1ERE ETAPE : APPROCHE EXPLORATOIRE
1. Choisir une méthode adaptée
2. Méthode DBM (Distance Based Method)
3. Méthode GMYC (General Mixed-Yule Coalescent model)
4. Biais potentiels pour ces deux méthodes
ARTICLE 5 : An integrative framework for species delimitation: a case studies in a hyperdiverse group of marine molluscs, the Turrinae (Gastropoda, Conoidea)
C. 2NDE ETAPE : DISCUSSION DES ENTITES IDENTIFIEES
1. La sous-famille des Turrinae
2. Approche morphologique traditionnelle : le genre Bathytoma
ARTICLE 6 : Loss of planktotrophy, fragmentation and speciation: the deep-water gastropod Bathytoma (Gastropoda: Conoidea)in the West Pacific
3. Morphométrie géométrique : le genre Benthomangelia
ARTICLE 7 : An integrative approach to species delimitation in Benthomangelia (Mollusca: Conoidea)
4. Autres caractères morphologiques : le genre Xenuroturris
ARTICLE 8 : Morphological proxies for taxonomic decision in turrids (Mollusca, Neogastropoda): a test of the value of shell and radula characters using molecular data
5. Identifier d’autres caractères
CONCLUSION
A. VERS UNE NOUVELLE TAXONOMIE
1. Délimitation et description d’espèces
2. Taxonomie intégrative et gestion des collections
B. PERSPECTIVES : AU-DELA DE LA DELIMITATION D’ESPECES
1. Distribution des Turrinae et richesse spécifique
ARTICLE 9 : Diversity and distribution of the Turrinae (Gastropoda; Conoidea) in South-West Pacific
2. Le processus de spéciation
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE

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