Système de normes de masculinités vs féminités : quand le genre s’en mêle
Le genre : entre réalité empirique et concept analytique
Terme polysémique et théorisé comme une réalité empirique, le genre peut être à la fois observé à travers les « normes de genre » et constitue également un concept analytique critique, visant à déconstruire cette binarité femmes vs hommes, féminin vs masculin. En effet, l’asymétrie sociale entre les sexes, évoquée précédemment, avec entre autres, la division sexuée de l’orientation scolaire puis professionnelle, matérialise les normes relatives aux femmes vs aux hommes, au féminin vs masculin, aux emplois dits féminins vs masculins. De cette manière, le genre constitue un principe organisateur binaire du monde, qui génère des qualificatifs qui sont attribués à l’un ou l’autre sexe, telle que l’émotivité ou l’empathie associées aux femmes vs la rationalité ou l’égoïsme ayant trait aux hommes. On comprend alors plus aisément le lien persistant entre le féminin et les métiers du « care » (domaine du soin nécessitant une certaine empathie et écoute) et celui entre le masculin et les métiers issus des « sciences dures » (exigeant rigueur et scientificité). En outre, ces qualificatifs sont vecteurs d’une hiérarchisation entre les sexes ; les places des unes et des autres sont ainsi différenciées et hiérarchisées. La valeur sociale attribuée au métier d’infirmier-ère et celle associée au métier de dessinateur/trice en construction mécanique n’est très certainement pas la même, et ce malgré le fait que tous deux soient accessibles avec un diplôme de même niveau (trois ans après le baccalauréat). Des différences qui sont hiérarchisées et également naturalisées, c’est-à-dire vues comme étant « naturelles », issues de « différences biologiques », ce qui renforce la place octroyée à chacun-e dans la société. Nous verrons dans ce chapitre que le genre est le fruit d’une construction sociale et le marqueur de jeux de pourvoir en ce qu’il organise, divise et hiérarchise. Il s’agit ici d’un apprentissage, tout au long de la vie, de qui est attendu et valorisé socialement, en tant que femme vs homme. Le genre devient un outil nécessaire pour comprendre comment le monde du travail fonctionne : la division sexuée du travail et les inégalités sont organisées puis reproduites, par une co-construction de la technique et du masculin vs féminin (Maruani, 2011). Les « lunettes du genre » rendent visible la construction sociale de ces différences naturalisées entre les sexes, tout comme celle de la « féminité » vs la « masculinité » et aide à penser au-delà de la binarité. Pour cela, il nous semble important d’avoir un regard pluridisciplinaire du « genre » avant de se saisir de cette notion sous l’angle des recherches en psychologie.
Le genre : concept pluridisciplinaire
Genre, Histoire et anthropologie
Les chercheurs et chercheuses en Histoire évoquent davantage les termes femmes/hommes. Dans ce champ disciplinaire, le genre a notamment été introduit par Scott (1988), en soulignant le fait qu’il soit important de replacer les représentations binaires des différences entre les sexes dans leur contexte historique et culturel, le genre étant, selon cette autrice, « un élément constitutif des rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir » (p.141). Selon cette historienne, le genre se doit, pour être une catégorie d’analyse utile, d’interroger ces différences perçues et dans quelle mesure elles participent à ces « relations sociales et relations de pouvoir ». D’après Perrot (1985), historienne française, l’écriture de l’Histoire se fait au masculin et celle de l’histoire des femmes nécessiterait des matériaux et des sources, qui pour la plupart, ont été produits par des hommes : « les hommes ont le monopole de l’écrit, comme de la chose publique » (p.3). Cela questionne l’histoire des rôles sociaux de sexes et le rapport de pouvoir entre les femmes et les hommes, passés et présents, c’est-à-dire une histoire du genre, selon les périodes historiques, géographiques et culturelles. D’après l’historien Thomas Laqueur (1990), de l’Antiquité à l’époque moderne (XVI – XVIIIème siècle) et en Occident, le sexe féminin est considéré comme l’inverse ou le symétrique du sexe masculin. L’essor des sciences naturelles et biologiques, à la fin de l’époque moderne, définit un modèle dichotomique, qui naturalise et sexualise le genre. Ainsi, les sciences naturelles et biologiques ancrent dans le sexe, les contours de ce que doit être « naturellement » une femme vs un homme. L’anthropologie, discipline ayant pour principale visée de réfléchir aux différences et similitudes observables entre les différentes sociétés, à travers la culture, les croyances ou les structures familiales, n’a pas été épargnée par les biais androcentrés et l’invisibilisation des femmes. Dans ce champ, Mathieu (1991) mentionne le « sexe social », tandis qu’Héritier (1996, p.25) fait état de la « valence différentielle des sexes » qui exprime un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin, traduisible en termes de poids, de temporalité (antérieur/postérieur) et de valeur ». Cette anthropologue fait référence à un système universel hiérarchisé de normes de masculinité/féminité, définissant le masculin, qui serait accrédité d’une « valeur » supérieure au féminin, signe d’un désir de contrôle sur ce qu’ils ne possèderaient pas : la reproduction.
Genre, sociologie et sciences politiques
Axée sur les normes structurant la vie en société, en vue d’expliquer comment le social produit, maintient et justifie les différences, les études en sociologie, notamment la sociologie du travail, emploient essentiellement les termes de « rapports sociaux de sexe » (Hirita & Kergoat, 1998, cités par Maruani,1998). Bourdieu (1998) cite celui de la « domination masculine », en insistant sur le poids des agents sociaux et des structures de domination qui seraient « le produit d’un travail incessant (donc historique) de reproduction auquel contribuent des agents singuliers (dont les hommes avec des armes comme la violence physique et la violence symbolique) et des institutions, familles, Église, État, École » (p.40-41). Ainsi, le « genre » en sociologie, peut être considéré comme un principe organisateur, dans la production des différences et de la hiérarchisation, en considérant chaque contexte particulier, à l’instar d’autres rapports de pouvoir tels que la classe ou la « race » (Goffman, 2002). Menant une réflexion sur l’opposition classique effectuée entre sexe et genre, biologique et social, Delphy (2001, p.151), précise que le sexe n’est pas un élément biologique sur lequel on appose du social mais qu’il s’agit plutôt de l’inverse : le genre permet « de comprendre pourquoi le sexe devient un marqueur social. Le sexe est un lieu de classification quand le genre est un principe d’organisation : le genre précède le sexe ». La sociologue Octobre (2014) invoque la construction sociale du genre, tout en mentionnant la dimension relationnelle du genre comme système de relations, mais également un rapport de pouvoir, hiérarchisant les différences et l’imbrication de ce rapport dans d’autres rapports de pouvoir. Ce dernier point révèle l’importance de l’intersectionnalité, c’est à-dire la prise en compte du genre, comme rapport de pouvoir, dans d’autres rapports de pouvoir, tels que l’origine sociale, l’âge ou la « race ». De même, les réflexions sur le contenu des termes sexe et genre se font principalement dans le cadre de la culture occidentale, faisant appel à certaines catégories qui, dans ce cadre, semblent « évidentes » (Löwy & Rouch, 2003). Ces réflexions sur la prise en compte de la matérialité des corps et la dimension socio-culturelle, pourraient toutefois être enrichies si nous déplacions notre regard dans le temps et l’espace.
Avec la prise en compte des rapports de genre, plusieurs domaines en sciences politiques se sont intéressés aux contradictions entre les idées d’égalité, de liberté et les réalités historiques. Ainsi, dans le champ de la représentation politique, sont questionnées les méthodes employées pour favoriser les groupes minoritaires – ou plutôt minorisés – parmi les représentant-e-s des citoyen-ne-s, avec la mise en place de « quotas » ou de la « parité », à l’instar de la loi sur la parité instaurée en France. De même, le fait de concevoir ce rapport genré au cœur des politiques publiques, qu’il s’agisse du domaine du transport, de l’énergie ou de la sécurité, permet de repenser notamment les usages et les espaces, qui sont loin d’être neutres. La chercheuse Sénac (2015) évoque une « égalité sous conditions » pour ces « singuliers », qu’ils soient sexués ou racialisés, qui accèdent à la citoyenneté active, en tant que personnes complémentaires plutôt que pair-e-s, à condition toutefois d’être performant-es, dans leurs différences. Cette inclusion du fait de ces différences, l’est avant tout en vue d’une mixité performante, qui ne remet pas en question la naturalisation des différences de sexes – perçues comme complémentaires – mais qui au contraire, la justifie. La promotion de la parité et de la diversité accrédite ainsi la hiérarchisation, qu’elle soit sexuée ou racialisée. Selon Sénac (2015), le décalage entre l’égalité de droit et de faits – cité auparavant – n’est finalement que « l’expression d’un hétérosexisme racialisé constituant » (p.191).
Genre et philosophie
Introduit dans les années 70 dans les pays anglo-saxons, le concept philosophique gender est, dans sa traduction française, un terme polysémique et sujet à controverses. De Beauvoir (1989, p.11-12) décrit les tensions qui existent entre les notions de sexe et genre : « Tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer à cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle secrétée par les ovaires ? ou figée au fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé ». Selon la philosophe Fraisse (2010), sexe et genre seraient tous deux des constructions sociales, l’une matérielle et l’autre culturelle prenant en compte la nécessité de penser la différence des sexes. Par ailleurs, la langue française utilise à la fois les termes « différence des sexes » et « différence sexuelle » : le premier réfère, d’après Fraisse (2010), à la reconnaissance empirique des sexes, sans en définir le contenu, tandis que le second définit une différence – supposée – entre les sexes, d’un point de vu biologique ou philosophique. Butler (1990) rappelle que la matrice des relations de genre précède parfois l’émergence de l’être humain, soulignant ainsi l’arrivée de tout nouveau-né dans une société, une culture, une époque et un langage donnés. D’après cette autrice, le fait de nommer un nouveau né « c’est une fille », constitue une préparation de « la mise en fille » et s’établit ainsi « à la fois, l’établissement d’une frontière et l’inculcation répétée d’une norme ». De cette manière, la nomination produit le sexe et le genre, d’autant plus que celle-ci est répétée tout au long de vie d’un individu. Ce n’est pas tant la perception de la différence, à travers celle des corps, qui produit le genre mais l’inverse : les corps seraient ainsi des supports, à partir desquels et au travers lesquels, le genre serait produit : le genre serait surtout performatif. Par ailleurs, Butler (2006) conçoit le genre comme un mécanisme par lequel le féminin et le masculin sont produits et naturalisés, mais ne peut être réduit qu’à ce modèle binaire de féminin/masculin. En effet, confondre le genre avec ses expressions normatives binaires, exclut les transformations du genre, auxquels font référence les termes « transgenre » ou « trouble dans le genre », témoins d’un déplacement du genre au-delà du binarisme.
|
Table des matières
Introduction générale
1.1 Sexes et professions.
1.2 De la non-mixité des professions aux inégalités professionnelles
1.3 A l’école : filles et garçons sur le chemin de l’égalité ?
1.4 Du côté des filles : un bagage scolaire plus important
1.5 Un bagage scolaire à moindre rentabilisation : des choix d’orientation sexués
1.6 La mixité scolaire et ses effets
1.7 De l’égalité de droit à l’égalité de fait ?
Plan de thèse
Chapitre 1. Système de normes de masculinités vs féminités : quand le genre s’en mêle
1.1 Le genre : entre réalité empirique et concept analytique
1.2 Le genre : concept pluridisciplinaire
1.2.1. Genre, Histoire et anthropologie
1.2.2. Genre, sociologie et sciences politiques
1.2.3. Genre et philosophie
1.2.4. Genre et psychologie.
Chapitre 2 : De la bicatégorisation asymétrique de sexe aux relations entre les sexes
2.1 Automatismes dans la manière de penser les femmes et les hommes
2.2 Effets différenciés de la catégorisation de sexe : stéréotypes
2.3 Effets différenciés de la catégorisation de sexe : représentations intergroupes
2.4 Effets de la catégorisation sur les relations intergroupes
Chapitre 3. Théories relations entre les sexes en psychologie du développement
3.1 L’identité sexuée
3.2 Théories classiques de la construction de l’identité sexuée
3.2.1. Théorie de l’apprentissage social
3.2.2. Approches cognitives
3.3 Théories intégratives
3.3.1. Perspective anglo-saxonne
3.3.2. Perspective francophone
3.3.3. Le modèle cognitivo-affectif de Chiland
3.3.4. Le modèle de l’interstructuration des individus et des institutions (Baubion-Broye, Malrieu & Tap, 1987 ; Malrieu,1977).
Chapitre 4. Socialisation différentielle des sexes
4.1. Enfance : entre 7 et 11-12 ans
4.1.1 Les différentes sources d’influence : socialisation familiale
4.1.2 Socialisation scolaire et entre pair-e-s
4.1.3 Les interactions en classe
4.1.4 Les disciplines ont-elles un sexe ?
4.1.5 Socialisation entre pair-e-s
4.1.6 Les différents vecteurs de socialisation : l’exemple des manuels scolaires et la littérature jeunesse
4.1.7 Connaissances sur les rôles de sexe, comportements et préférences sex-typés
4.2. Adolescent-e-s et jeunes adultes
4.2.1. Rôles de sexe durant l’adolescence
4.2.2. Des choix d’orientation scolaire sous influence
4.2.3. Les métiers ont-ils un sexe ?
4.2.4. Transgressions des rôles de sexe : choix d’orientation scolaire dit « atypique »
Conclusion générale
Télécharger le rapport complet