Synthèse des valeurs du passé simple et du passé composé dans les langues romanes
Trois articles fondateurs, dont deux datant des années quatre-vingt et un de la fin des années quatre-vingt-dix traitent de cette question. Nous proposons ici une synthèse de la classification en quatre stades issue des deux premiers. Nous exposerons ensuite la révision que Bertinetto et Squartini font de ces articles (2000).
L’approche diachronique et diatopique de Harris et Fleishman
Selon l’auteur, les linguistes s’accordent en général sur le fait que le temps est une catégorie déictique dont la première fonction est de séquencer les événements dans le discours autour de trois entités : le moment de l’événement, le moment de la référence et le moment du discours régis en fonction de trois relations : antériorité, postériorité et simultanéité (Reichenbach, 1947). Le temps ordonne donc les événements dans le discours.
L’aspect, au sens large, est plus difficile à définir car il peut être exprimé autrement que par des marques flexionnelles sur le verbe : lexicalement ou par le biais de l’Aktionsart. Selon Comrie (1976), l’aspect est une catégorie non-déictique qui inclut différentes manières de voir « le processus temporel interne qui constitue une situation ».
Fleischman souligne une différence terminologique intéressante lorsque l’on étudie les fonctions de prétérit et le parfait: « simple » et « composé » sont des dénominations formelles, « prétérit » et « parfait » sont des dénominations fonctionnelles. On utilisera donc ces termes qui n’engendrent pas de représentations trompeuses (ex : « le futur proche » alors que l’on peut dire : « je vais le faire dans dix ans »).
On observe que dans certaines langues romanes, la forme composée, de l’aspect d’accompli présent est devenue apte à exprimer l’aoriste (de la fonction aspectuelle elle est passée à une fonction temporelle (elle s’est « grammaticalisé » selon les termes de Fleischman). L’auteur remet donc en question une vision symétrique et isomorphique de la forme et de la fonction qui voudrait qu’au temps simple du passé corresponde la fonction de prétérit et au temps composé la fonction de parfait. En effet, on observe que cette correspondance forme- fonction ne reflète pas entièrement l’usage : d’une part parce que le sens des formes, ou leurs fonctions, change en diachronie alors que leur forme ne change que lentement (ou pas du tout), et d’autre part parce que l’on observe des variations sémantiques (pour une même forme) d’une langue à l’autre, et d’une variante dialectale à l’autre.
Fleischman, utilise le système de Reichenbach pour décrire le fonctionnement de chaque forme :
Pour le prétérit : l’événement (E) ou la période ou point de référence (R) au sein de laquelle il se situe, est entièrement situé(e) dans le passé, l’événement est vu comme accompli (par opposition à « en cours ») et n’est pas représenté comme relevant dans le présent du locuteur (S). Dans le système de Reichenbach : E, R – S.
Pour le parfait : il est utilisé pour les situations qui ont commencé ou ont eu lieu pour la première fois avant (R) ou qui continuent au point (R), ou bien pour les situations qui satisfont au critère de « present relevance » ( ex : « cette année », « ces dix dernières années », « ce matin »), ou bien une situation passée accomplie mais vue comme toujours d’actualité dans le moment présent. Dans le système de Reichenbach : E – R, S.
On peut dire, que la connexion avec le moment présent est matérialisée par l’auxiliaire conjugué au présent de l’indicatif pour les langues romanes (mais aussi pour d’autres langues).
Cependant, au-delà de ces fonctions assez archétypales de parfait (accompli présent) on observe que la forme composée a évolué de plus en plus vers l’expression du passé.
L’étude diachronique et diatopique de Squartini et Bertinetto
Dans la lignée des publications de Harris (1982) et Fleischman (1983), cet article se concentre sur l’explicitation de l’évolution de deux temps du passé dans les langues romanes suivantes : italien et variante sicilienne, espagnol péninsulaire et américain, français, occitan, catalan, roumain et portugais. Les temps du passé étudiés sont uniquement ceux qui expriment la notion d’aoriste et de parfait, nommés en français le passé simple et le passé composé et en espagnol « pretérito indefinido ou simple » et « pretérito perfecto compuesto ou antepresente » (entre autres dénominations.). Pour les auteurs, il est bien établi que la forme composée a pour valeur de départ un pur parfait mais que cette fonction a été soumise à un processus graduel « d’aoricisation ». L’objet de leur étude est donc plutôt de déterminer dans quelle mesure, dans chaque langue, la forme composée s’est éloignée de ses fonctions de parfait originelles.
Malgré une variété de noms concernant le parfait, cette forme vient d’une périphrase latine qui avait commencé à adopter des valeurs de perfectif. Dans tous les cas il semble que l’apparition de cette forme, modèle des formes actuelles des langues romanes, réponde à la nécessité de réintroduire un vrai parfait en latin.
Les caractéristiques de la construction en latin étaient les suivantes :
– Pas de correspondance obligatoire entre le sujet et le verbe fléchi et le sujet du participe passé.
– Le participe passé a une fonction prédicative et est un complément de l’objet.
– Le verbe fléchi garde son sens lexical de possession, car le verbe avoir, « habeo» en latin, qui est utilisé dans la construction signifie « avoir, posséder »+ le sens du participe, c’est – à- dire qu’il n’est pas un véritable auxiliaire (« avoir » est maintenant vidé de son sens dans la construction du passé composé français ou espagnol).
La nature résultative de ces constructions est mise en évidence par le fait qu’elle concerne au départ essentiellement des verbes téliques. Puis, cette construction s’est étendue à tous les verbes.
Et, suite à cette réorganisation les contraintes syntaxiques apparaissent ainsi :
– correspondance obligatoire entre le sujet et le verbe fléchi et le sujet du participe passé (certainement nécessité pragmatique pour les auteurs, ce qui appuierait également la thèse de Fleischman (1983)).
– le participe devient une partie du verbe et perd l’accord originel en genre et nombre avec l’objet
– le verbe conjugué perd son sens lexical et devient véritable auxiliaire .
Les auteurs reprennent les quatre stades de l’aoricisation du parfait vus chez Harris, 1982 et Fleischman, 1983, en apportant une interprétation différente des stades 2 et 3.
– Stade 1 : sicilien et calabrais, l’article est assez flou sur la description de ce niveau.
Les auteurs indiquent qu’il pourrait être une « instance » des niveaux 2 et 3 et que « plus de recherche est nécessaire ».
L’emploi de la forme composée n’est pas réservé aux situations renvoyant à un état présent (ce n’est donc pas un parfait résultatif), mais peut aussi renvoyer à des situations passées ayant un résultat expérientiel lié au présent. On voit la difficulté de se représenter cet aspect quand la langue de « l’analyseur » ne l’emploie pas .
– Stade 2 : portugais, galicien et espagnol américain ; la forme composée est sélectionnée uniquement pour les situations duratives ou itératives qui commencent dans le passé et continuent au moment de la parole (« speech time»). La conséquence de ces restrictions est que les activités et les états qui en résultent pourront être exprimés par la forme composée alors que les situations ponctuelles et téliques seront rejetées, à moins qu’elles n’apparaissent dans un contexte duratif ou itératif.
Cependant des données ont été recueillies pour la forme composée en portugais hors de ces critères, elles peuvent être explicitées par des raisons pragmatiques (style et environnement textuel) et modales (expression de l’irréel). En espagnol américain, avec les adverbes « ya » (déjà) et « todavía no » (pas encore), qui coïncident pourtant avec le moment de la parole, on remarque (Blanch 1961-83) que « todavía no » contraint les locuteurs au choix de la forme composée et « ya » les contraint à choisir la forme simple. Des données indiquent une prévalence (données quantitatives) de la forme simple en Am. Latine, sans explicitation de contraintes linguistiques (données qualitatives). On observe également une variabilité, selon la zone américaine hispanophone, quant à la contrainte stylistique avec une forme composée associée soit au style formel, soit au style informel.
Pour Harris, ce stade est un stade intermédiaire où la forme composée est sélectionnée en contexte aspectuel itératif ou duratif . Pour Squartini et Bertinetto cette interprétation est problématique pour au moins trois raisons :
– des données plus anciennes pour le portugais montrent que la forme composée apparaît hors de ces contextes.
– on pourrait également considérer que ce stade est totalement indépendant avec des valeurs actionnelles et aspectuelles qui restent au second plan.
– ou bien, qu’à ce stade, il y a mélange des valeurs perfectives et imperfectives.
Il semble donc admis qu’à ce stade l’emploi de la forme composée a une valeur de parfait « réduit », qui serait un accompli du présent en contexte duratif ou itératif.
– Stade 3 : espagnol péninsulaire, décrit par Harris comme un pur parfait, en fonction de la correspondance avec « la current relevance ». Les auteurs soulignent l’ambigüité de la notion de subjectivité liée à ce paramètre, déjà vue dans Fleischman (1983). On trouve la forme composée en contextes autres que duratifs et itératifs : nouvelles récentes, bilan d’une expérience, des contextes d’antériorité par rapport au R (le point de Reference, Reichenbach, 1947), ou bien pour exprimer le résultant persistant d’une situation passée. On la trouve en co-occurrence avec les adverbes de passé récent (« ya », déjà, n’implique pas la forme simple contrairement à l’Am. Latine, variation géographique) et dans des contextes emphatiques (variation stylistique). La proportion de formes composées augmente fortement pour l’espagnol péninsulaire en co-occurrence avec les adverbiaux temporels déictiques.
On observe des différences quantitatives en fonction de l’âge des locuteurs : augmentation de la présence de la forme composée chez les plus jeunes. Pour les auteurs le fait qu’Harris interprète qu’à ce stade il y a un résidu du parfait original est dû au fait qu’il travaille sur la langue anglaise mais cela ne trouve pas de corrélation dans les langues romanes. Ils interprètent la « present relevance » objectivement : un événement placé avant R, plutôt qu’en termes de conséquences sur le présent (assez difficiles à déterminer). Ainsi, Squartini et Bertinetto repensent les stades 3 et 4 comme un continuum, du minimum vers le maximum en termes d’aoricisation.
– Stade 4 : français standard, roumain standard, variétés du nord de l’Italie etc. La forme composée peut être utilisée dans tous les contextes perfectifs et est parfois la seule option pour le locuteur. La forme simple est réservée au récit littéraire où on lui assigne la fonction traditionnelle d’avancement de l’action, dans le style journalistique son usage est dû à un effet de style (contraste, emphase). Les auteurs nuancent cependant ces affirmations en incluant des données qualitatives sur une survivance régionale de la forme simple en Italie, en France et en Roumanie.
Les auteurs proposent une étude détaillée du cas de l’Italie de nord où le recueil des données est explicité en détails qualitativement et quantitativement, ils émettent également des réserves quant à l’interprétation des résultats du fait de la modalité de recueil (par questionnaire écrit pour évaluer un usage oral).
Le point de vue des recherches empiriques sociolinguistiques
Nous présenterons dans cette partie, une définition de la sociolinguistique variationniste, puis plus précisément la méthodologie adoptée dans la littérature portant sur l’application de cette méthode pour l’étude de la variation passé composé, passé simple pour l’espagnol.
La méthodologie variationniste
En 1976, William Labov propose d’aborder la linguistique depuis une nouvelle perspective. Par une observation sociale et stylistique, il souhaite rendre compte de la structure des variations présentes à l’intérieur même d’une communauté linguistique. Le fait que le langage soit toujours en évolution et que la variation soit inhérente au langage sont les deux piliers de sa théorie (Gudmestad et Edmonds; 2015). À l’origine l’intérêt de Labov est l’étude de phénomènes phonologiques, mais la méthodologie qu’il met en oeuvre pour ces derniers est ensuite reprise pour l’étude de la variation lexicale et morphosyntaxique. Selon Laks (1992), Labov adopte une vision « darwinienne » de la linguistique et c’est ce qui :
« explique et motive la méthodologie expérimentale adoptée par Labov. Comme les mutations génétiques, le changement en temps réel ou en temps apparent et la variation inhérente ne peuvent s’observer que sur des populations. Son analyse impose la construction de séries statistiques sur lesquelles appliquer des techniques de moyennage inter et intra locuteur. Tout comme la mutation d’un gène peut s’observer chez un individu, l’hétérogénéité des systèmes linguistiques peut s’observer dans l’hétérogénéité des pratiques individuelles, mais ce n’est que dans la communauté qu’elles acquièrent systématicité et pertinence. » .
Ce qui nous intéresse particulièrement pour l’étude que nous souhaitons réaliser est le fait que le variationnisme reconnaisse certains phénomènes linguistiques comme existants sous plusieurs formes, que l’on nomme variantes (Gudmestad, Edmonds; 2015). D’autre part, ce que l’on reconnait à ces variantes c’est qu’elles possèdent une équivalence dans leur(s) fonctionnalité(s) dans un contexte donné. C’est-à-dire qu’il faut prendre en compte le phénomène en contexte discursif. La méthode varationniste cherche à identifier des facteurs internes et externes influençant la fréquence d’usage d’une variante. Dans cette optique, le statut d’une variante est également analysé afin de comprendre la valeur sociale de la variante au sein de la communauté, dans l’idiosyncrasie du locuteur et également, ce qui nous intéresse particulièrement, comprendre en quoi une variante peut être la représentation d’un changement linguistique en cours.
Traditionnellement, ce sont de grands corpus oraux qui sont utilisés en linguistique variationniste mais depuis une dizaine d’années on commence à reconnaître, dans ce champ de recherche, des avantages au fait de recueillir des données sur des phénomènes variants de diverses façons (cf. Geeslin, 2010). Nous verrons dans la section suivante en quoi ceci est intéressant pour l’étude que nous réalisons.
Études de la variation des valeurs et emplois du passé simple et passé composé en Amérique Latine et en Espagne
Selon Geeslin et al. (2012), des recherches empiriques (Espagne et Mexique), sur cette variation chez des locuteurs natifs, ont montré que pour des variétés péninsulaires le passé composé fonctionne comme un accompli du présent, avec une fréquence largement plus élevée, par rapport au passé simple, pour parler de situations passées qui ont eu lieu le même jour que le moment du discours, même si l’on trouve des variantes régionales.2 Ce qui correspond au stade trois de la recherche précédemment explicité (Harris, 1982 ; Fleischman, 1983, Bertinetto et Squartini, 2000). Selon Geeslin et al. également, concernant les variantes mexicaines, le passé composé agit comme un parfait uniquement pour des situations passées vues comme en cours au moment du discours, ce qui correspond également au parfait « restreint » du stade deux (Harris, 1982 ; Fleischman, 1983, Bertinetto et Squartini, 2000). Dans leurs études Geeslin et al. précisent que les deux variétés d’espagnol favorisent le choix du passé composé en présence des déictiques (ex: esta semana/cette semaine), des adverbes de fréquence (muchas veces/ de nombreuses fois), ainsi que lorsque l’objet direct est au pluriel. Des différences ont été trouvées quant à l’aspect lexical : la variante mexicaine défavorisait le passé composé pour les « achèvements » (ex : recordar / se souvenir) alors que la variante espagnole n’a montré aucun conditionnement basé sur la classe sémantique.
La divergence la plus significative entre l’Espagne et le Mexique se trouve au niveau de la référence temporelle qui appartient à l’unité des vingt-quatre heures du speech time. En effet, au Mexique comme en Espagne, le passé composé est plus fréquemment choisi lorsque le contexte temporel est non relevant, autrement dit quand il n’y a pas d’adverbial temporel clairement énoncé dans l’occurrence. Par contre, la fréquence de choix de la forme composée chutait largement, dans ces études, au Mexique avec l’apparition d’une référence temporelle spécifique quelle qu’elle soit, alors que pour l’Espagne elle augmentait jusqu’à presque 100% pour le contexte temporel correspondant « au jour même » et chutait également lors de la présence d’adverbiaux temporels à partir de « hier ».
Ainsi les marqueurs linguistiques suivants ont été identifiés comme favorisant le choix de la forme du passé composé : le moment de la référence, le type d’adverbe et l’aspect lexical.
Nous reproduisons ci-dessous le tableau synthétique des variables identifiées par Geeslin et al. (2012) :
Selon Geeslin 2012, qui étudie la variation passé simple, passé composé pour des populations d’apprenants L2 de l’espagnol, il a été nécessaire d’étendre les connaissances de l’utilisation de cette forme et de comparer la production en L2 avec l’usage de natifs d’Amérique Latine et d’Espagne.
Les auteurs retiennent de la littérature précédemment citée (Harris, 1982 ; Fleishman, 1983 Bertinetto, Squartini 2000) que l’utilisation du passé composé en espagnol varie selon des caractéristiques sociales, linguistiques et géographiques en contexte discursif. L’usage de la forme composée est plus fréquent en contextes, qui sont marqués par la « current relevance » et en contextes temporels récents (définis comme ceux où l’evénement et le moment du discours ont lieu le même jour).
Selon Howe et Schwenter, 2008 ; Kempas, 2006 ; Schwenter, Torres-Cocaullos, 2008, le passé composé et le passé simple sont deux temps perfectifs, différenciés par le fait que le passé composé est employé pour parler des événements qui ont lieu dans une unité de temps incluant le présent du locuteur (aujourd’hui, cette année etc.) et pour des événements passés dont le locuteur ressent une incidence jusqu’au moment du discours, en espagnol péninsulaire. Nous ajoutons donc qu’il est préféré pour exprimer la fonction de parfait ou accompli présent. De son côté, le passé simple est préféré par les locuteurs, pour exprimer des événements ayant eu lieu avant le jour de l’énonciation depuis hier jusqu’au point le plus éloigné du « speech time » (Schwenter ; 1994, Alicante). Nous ajoutons donc qu’il s’agit de la fonction de prétérit.
Schwenter indique que « s’il n’y a pas de contexte temporel précis », la fréquence de choix les locuteurs interrogés est partagée entre les deux formes.
« L’absence de contexte temporel précis », nous semble être un élément de description à préciser. S’agit-il d’une absence d’adverbe temporel dans la phrase de réponse du test ? D’une impossibilité à calculer la distance temporelle entre « moment du discours » et « moment où l’événement a eu lieu » ?
Pour Schwenter (1994), au lieu de la fonction grammaticale souvent citée de marqueur d’antériorité (relevance dans le présent), le present perfect a étendu son rôle pour devenir un marqueur temporel du perfectif, pour le stade 2 de l’espagnol péninsulaire les mêmes résultats sont trouvés par Kampas (2006), quand il compare des résultats de Péninsule et de Santiago del Estero (Argentine). Au départ il trouve une grande différence de la fréquence de choix du passé composé, toujours préféré en contexte temporel réduit au jour de l’énonciation puis il trouve ensuite que le present perfect a atteint le rôle de marqueur du perfectif jusqu’à inclure les contextes avant aujourd’hui. Cela semble assez contradictoire. Pour ces chercheurs il était donc nécessaire de comparer l’effet combiné de la moyenne corrigée (en plus d’avoir déjà ajouté le facteur de pondération- car les fréquences brutes étaient différentes). Quand cet effet combiné a été pris en compte, les contraintes internes qui régissent la distribution du passé composé et du passé simple à Lima se sont montrées clairement différentes de celles de la région péninsulaire. Malheureusement il n’y a pas eu assez de formes en contexte « aujourd’hui » pour comparer l’usage du passé composé entre Lima et Madrid.
Le même type de méthodologie a été utilisé par Schwenter, Torres et Cacoullos (2008) pour comparer l’utilisation du passé composé entre la ville de Mexico et Madrid. Au moment de l’observation de l’effet combiné de la moyenne corrigée ajoutée au facteur de pondération pour Mexico, aucune des caractéristiques étudiées n’a montré qu’elle favorisait le choix du passé composé. Les résultats généraux de ces constats ont été que l’emploi du passé composé à valeur de perfectif en Péninsule est en augmentation dans des contextes où la référence temporelle n’est pas spécifiée (contexte passé indéterminé par exemple), tout comme pour les contextes incluant « aujourd’hui ». Ce qui fait de ce contexte un marqueur du perfectif différent de ce qui a été observé à Lima et un marqueur absent pour le Mexique.
Howe et Schwenter (2003), défendent que l’originalité de leur analyse réside dans le fait qu’elle diverge des précédentes qui avaient échoué à distinguer les différentes fonctions de la forme composée. Pour eux, les études précédentes donnent toutes à voir le sens prototypique “événement passé avec conséquence dans le présent ». Mais le terme d’événement passé ayant une incidence dans le présent ne permet pas de distinguer les fonctions suivantes :
Ainsi, ces études en diachronie et diatopie, ainsi que la méthodologie sociolinguistique expliquée en deuxième partie nous permettent de définir les données dont nous avons besoin pour répondre à nos questions de recherche.
Nous les rappelons ici brièvement :
– Quelles différences, entre les fréquences obtenues pour des natifs colombiens, espagnols et français, peuvent-elles être observées quant au choix de la forme simple ou composée dans un questionnaire à choix multiple contextualisé?
– En fonction de quelle(s) variable(s) linguistiques et extra-linguistiques les fréquences varient-elles pour chaque groupe d’âge et de pays ?
Les différents stades d’évolution des fonctions de prétérit accordées à la forme composée au sein des langues romanes (Harris, Fleischman, Bertinetto et Squartini) nous permettent de nous diriger vers trois populations et de choisir d’interroger des participants colombiens (stade 2), espagnols (stade 3) et français (stade 4). Les aires géographiques, et la variation sociolinguistique attenante, identifiées dans la deuxième partie de ce chapitre confirment la sélection de ces participants.
D’autre part les deux approches, diatopique et diachronique tout comme l’approche sociolinguistique, soulignent des différences fonctionnelles entre les deux formes, qui ne sont pas toujours perceptibles, si l’on ne se penche que sur la comparaison du nombre (décompte) des formes utilisées parmi les populations étudiées. Et c’est donc bien les conditions qui restreignent les usages qui doivent faire l’objet d’une attention particulière.
La deuxième partie de ce chapitre 1 consacrée à la méthodologie variationniste nous donne les clés pour construire notre outil : un questionnaire à choix multiple constitué de phrases faisant varier les conditions linguistiques d’emploi de la forme simple et composée, dont chaque combinaison ne pourra se présenter qu’une seule fois. Cet outil permet une étude statistique contrôlée puisque les participants seront en présence des mêmes formes dans les mêmes contextes. Il s’agit d’un outil permettant de recueillir les préférences linguistiques de natifs et non leur production spontanée, sujette à une plus grande variabilité et donc plus difficile à analyser.
Ces différents critères de construction de l’enquête doivent permettre de répondre à notre problématique générale : par rapport aux études antérieures, nos résultats peuvent-ils montrer que le passé composé en espagnol continue d’évoluer vers des fonctions toujours plus perfectives (vers le stade maximum d’évolution déjà atteint par le français) ? Le passé simple a-t-il toujours une place en français ?
Pour répondre à ces questions, nous choisissons d’interroger des participants appartenant à des tranches d’âge différentes. Ainsi s’il y a bien changement en cours, les locuteurs hispanophones les plus jeunes devraient utiliser à une fréquence plus élevée le passé composé. C’est ce que nous prédisons pour le cas de l’espagnol péninsulaire, qui a déjà atteint le stade.3 Le cas de l’espagnol de Colombie semble moins aisé à catégoriser en termes d’avancement vers l’aoricisation. Nous prédisons donc un maintien majoritaire de la forme simple pour notre population latino américaine. En fonction des lectures précédemment évoquées dans ce chapitre nous prédisons un choix majoritaire pour le passé composé en français avec un maintien du choix de la forme simple pour le genre littéraire écrit (pour nos données) du conte. Nous prédisons pour les français d’âge plus avancé des fréquences de choix plus élevées concernant la forme simple.
La description détaillée de la construction de notre outil de recueil et de la sélection des participants fait l’objet du chapitre suivant.
Méthodologie de l’étude réalisée
Nous présenterons dans ce chapitre les différentes étapes de l’étude, depuis la construction de l’outil, jusqu’à la collecte des données puis nous donnerons les détails de l’explication de la sélection des participants.
Les caractéristiques de la variation étudiée nous amènent à choisir d’interroger des participants hispanophones et francophones pour qui les formes du passé simple et du passé composé n’expriment pas les mêmes fonctions. En fonction des études existantes concernant la variation socioloinguistique entre la Péninsule Ibérique et l’Amérique Latine, et des études des variations diatopiques et diachroniques du chapitre 1, nous choisissons trois populations dont les usages du passé simple et du passé composé correspondent aux stades deux, trois et quatre identifiés par Harris (1982). Nous rappelons que ces stades définissent l’évolution du recouvrement des fonctions de prétérit par la forme verbale du passé composé, du moindre recouvrement au recouvrement total. Ainsi, nous interrogerons un groupe de natifs colombiens (stade 2), espagnols (stade 3) et français (stade 4), qui ont pour langue maternelle l’espagnol pour les Colombiens et les Espagnols, le français pour les Français.
Description de l’outil
Pour la présente étude, nous avons conçu un questionnaire à choix multiple dans le but d’examiner la sélection du passé simple et du passé composé insérés dans des phrases incluant des contextes temporels passés. Notre travail est inspiré d’études précédentes, dans le sens où, premièrement, il se base sur l’analyse des fréquences du choix de telle ou telle forme, dans les réponses, pour une structure reconnue comme variable (Fafulas, 2010, 2012; Geeslin, 2003, 2011a; Geeslin, García-Amaya, Hasler-Barker, Henriksen, & Killam, 2010, 2012; Gudmestad, 2006). Et deuxièmement, dans le sens où l’instrument nous permet de faire varier des contraintes linguistiques et extra-linguistiques. Les études précédemment citées déterminent par le biais de la méthode statistique, appelée regression, quelles contraintes linguistiques ont le plus de poids et peuvent apparaître comme des facteurs de prédiction du choix de la forme.
Dans le présent travail nous analyserons uniquement les fréquences. Ces dernières représentent les choix des participants en pourcentage pour notre test uniquement et ne peuvent faire l’objet d’une généralisation. Des fréquences plus ou moins élevées ne peuvent pas non plus servir de critère de prédiction pour le choix de la forme. La pondération des variables linguistiques que nous avons sélectionnées ne peut être calculée par l’analyse des fréquences.
Nous avons créé deux questionnaires, d’abord la version en espagnol, destinée aux participants colombiens et espagnols, puis la version française qui consiste en une traduction de la version espagnole. La réalisation d’un questionnaire unique pour deux zones géographiques hispanophones différentes a demandé un soin particulier dans le sens où il fallait éviter toute variante lexicale ou morpho-syntaxique ambiguë pour l’un ou pour l’autre des deux pays. Ce questionnaire est une tâche adaptée de la recherche empirique, présentée plus haut, en acquisition d’une langue seconde. Là où l’interrogation des natifs ne servait que de mètre-étalon dans ces recherches, c’est bien les réponses de ces populations que nous analyserons uniquement ici.
Le format de notre questionnaire est une série de questions rédigées en espagnol ou en français, selon la version, réparties en trois sections. La première s’ouvre sur un paragraphe constitué des instructions pour répondre aux questions, ainsi qu’une question donnée à titre d’exemple, accompagnée des réponses possibles. Cette section se poursuit et se termine par le recueil de données sociolinguistiques pour chaque participant. La deuxième partie est une série de 16 questions appartenant à un même conte. Enfin, la troisième partie, consiste en une autre série de 16 questions appartenant à un article de journal. Les deux parties linguistiques, parties deux et trois, sont matérialisées par des titres génériques indiquant « Conte » et « Article de presse » suivi d’un titre spécifique inspiré par l’histoire qui se déroule au fil des seize questions de chaque partie.
Chacune des 32 questions linguistiques est construite sur le modèle suivant, un contexte rédigé au présent, puis trois réponses possibles, une réponse « A », une réponse « B » pour lesquelles une phrase entière est proposée, prolongement du contexte précédent, et dans lesquelles seule la forme verbale varie. Enfin, le participant peut sélectionner une troisième option, par le biais de laquelle il manifeste une absence de préférence particulière pour l’une ou l’autre forme verbale dans ce contexte donné (« Je préfère A et B »).Un choix entre l’une des trois options doit être fait pour passer à la question suivante. La forme verbale simple ou composée est positionnée aléatoirement entre les options « A » et « B » pour les 32 questions des parties deux et trois. Ceci a pour but d’éviter un effet d’habituation, ou autre biais, qui pourrait influencer les réponses de participants si ceux-ci venaient à trouver un schéma répétitif dans l’ordre dans lequel les options de réponses sont données. Les participants ont reçu dans la première partie les instructions de lecture des questions : ils doivent lire chaque contexte puis choisir la réponse qu’ils préfèrent parmi les trois proposées. Un exemple complet du questionnaire en ligne est disponible dans chaque langue en Annexe 1.
Parmi les 32 questions, seules 24 d’entre-elles font l’objet d’une analyse et emploient les formes verbales du passé simple et du passé composé dans les réponses. Huit questions, sont en réalité des distracteurs, et ne font l’objet d’aucune analyse dans le présent travail. Dans le but de s’assurer du fait que le sens des phrases serait interprété correctement, deux natifs de chaque pays ont réalisé le test avant sa diffusion à un plus grand nombre de participants. Des corrections orthographiques, lexicales et syntaxiques ont pu être assurées et les testeurs se sont tous accordés sur le fait que les questions étaient compréhensibles et qu’il était possible de choisir une réponse pour les 24 questions étudiées, ils nous ont fait part de difficultés à choisir quant aux questions destinées à distraire, pour lesquelles l’imparfait et le plus que parfait qui variaient dans les réponses ne semblaient pas toujours naturels. Nous n’avons pas procédé à de modifications des formes dans ces questions du fait de leur visée distractive.
Un questionnaire à choix multiple a été choisi pour permettre la collecte des données pour deux raisons. D’abord, les données issues de cet outil sont facilement comparables car tous les participants ont reçu le même test. Bien que les données naturelles représentent des données de valeur, le langage varie d’une personne à l’autre ; ce qui veut dire qu’il est possible qu’une personne produise peu de formes simples, peu de formes composées et surtout que ces occurrences aient lieu dans des contextes phrastiques linguistiques différents. Ce qui nuit beaucoup à la comparabilité. D’autre part, pour comprendre les valeurs et les usages du passé simple et du passé compose, il a bien été exposé précédemment qu’il est nécessaire d’analyser des caractéristiques phrastiques et contextuelles, linguistiques et extra-linguistiques. Le façonnement de cet outil permet au chercheur de contrôler la présence ou l’absence de telle ou telle variable linguistique.
Ce sont deux avantages notables, il faut tout de même noter que la recherche a montré que les résultats de questionnaires à choix multiple peuvent varier d’un questionnaire à l’autre (Tarone & Parrish ; 1988, Geeslin ; 2006), ainsi les résultats de ce test ne sont pas forcément généralisables et ne peuvent être considérés comme le reflet de la parole spontanée de natifs colombiens, espagnols et français.
Les vingt-quatre questions nécessaires à l’étude ont été codées en fonction de quatre variables indépendantes : adverbe temporel (4 adverbes varient), télicité (oui ou non), itérativité (oui ou non), genre du texte (conte ou article de journal). La variable dépendante correspond au fait de choisir la forme du verbe au passé simple ou au passé composé dans la réponse. La schématisation du codage des réponses est donnée en Annexes 2 et 3.
Participants
La première section du questionnaire permet d’obtenir des informations sociolinguistiques classiques, telle que la catégorie d’âge à laquelle appartient le participant et son sexe. Nous avons décidé de n’écarter de participants ni en fonction de leur niveau d’études ni en fonction de leur catégorie socio-professionnelle, nous n’avons pas non plus recueilli ces informations à titre d’information complémentaire. En revanche, nous opérons une sélection par le biais des questions sur la nationalité et la langue maternelle, afin d’écarter les participants qui ne correspondraient pas aux critères précédemment énoncés (par exemple, si un participant indique qu’il est bien de nationalité espagnole mais que sa langue maternelle n’est pas l’espagnol, sa réponse ne sera pas prise en compte dans notre étude).
Nous n’avons pas directement demandé le lieu de résidence des participants au moment de faire le test, ni leur origine géographique à l’intérieur même de la Colombie, de l’Espagne et de la France. Nous sommes conscients qu’au vu de la grande variabilité du phénomène étudié (par exemple les usages observés en Espagne, de façon globale, se trouvent au stade trois, mais les usages des Canaries et de la Galice se trouvent au stade deux, comme en Amérique Latine), des différences régionales peuvent avoir une influence sur les résultats. Les critères de sélection sine qua non pour participer étant d’être de nationalité d’un des trois pays et de langue maternelle espagnole ou française en fonction de la nationalité (nous n’utiliserons pas les réponses d’une personne de nationalité française dont la langue maternelle est l’espagnol), n’empêchent pas des participants vivant hors de leur pays d’origine de participer. Il pourrait donc y avoir une influence de la langue de leur pays de résidence sur leurs usages de la langue maternelle. De la même façon, à titre informatif il est demandé aux participants d’indiquer s’ils parlent d’autres langues et si oui lesquelles. Nous reportons plus bas ces informations à titre complémentaire, en reconnaissant qu’en fonction du niveau de maîtrise et de pratique des autres langues mentionnées par le participant, des modifications dans les usages de sa langue maternelle (L1) pourraient ou non avoir lieu.
Parmi la totalité des réponses reçues, seuls les critères, « âge minimum », « nationalité » et « langue maternelle » nous amènent à écarter de l’étude certains participants, il faut : avoir minimum douze ans, être de nationalité colombienne, espagnole ou française et avoir pour langue maternelle l’espagnol dans le cas des Colombiens et des Espagnols, le français pour les Français. De cette façon, trois groupes de quarante-deux natifs de chaque pays sont constitués, et chaque groupe est divisé en deux catégories d’âge : de 20 à 34 ans catégorie « R », à partir de 35 ans catégorie « W ».
Le groupe de participants colombiens est composé de trente personnes âgées de 20 à 34 ans dont quatre hommes, et de douze personnes âgées de plus de 35 ans dont deux hommes. Le groupe de participants espagnols de vingt-sept personnes âgées de 20 à 34 ans dont huit hommes et de quinze personnes âgées de plus de 35 ans dont six hommes. Le groupe de français est constitué de vingt-sept personnes âgées de 20 à 34 ans dont six hommes et quinze personnes âgées de plus de 35 ans dont deux hommes.
Il s’est avéré que trente-huit espagnols, trente colombiens et trente-deux français sur quarante-deux participants dans chaque groupe, ont déclaré parler une ou plusieurs autres langues que leur langue maternelle. Nous ne savons pas dans quelle mesure ces langues sont maîtrisées et à quelle fréquence elles sont pratiquées, nous ne pouvons donc émettre aucune hypothèse quant à une possible influence sur les phénomènes que nous étudions.
Les participants sont tous volontaires et reçoivent chacun sur leur boîte mail un courrier électronique contenant un lien hypertexte qui permet d’accéder directement au questionnaire à remplir. Une fois ce dernier complété en totalité nous recevons par mail la réponse de chaque participant de façon automatisée. Le participant, s’il le souhaite, peut également recevoir une copie de ses réponses.
Chaque participant complète un seul test de 32 questions à réaliser en ligne. Cette tâche n’est pas réalisée en temps limité. Le questionnaire a été construit et testé pour être réalisé en une quinzaine de minutes.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 État de la recherche
1. Recherche descriptive
1.1. Eléments de description
1.1.1. La matrice de Reichenbach
1.1.2. L’aspect et le mode d’action
1.2. Synthèse des valeurs du passé simple et du passé composé dans les langues romanes
1.2.1. L’approche diachronique et diatopique de Harris et Fleishman
1.2.2. L’étude diachronique et diatopique de Squartini et Bertinetto
2. Le point de vue des recherches empiriques sociolinguistiques
2.1. La méthodologie variationniste
2.2. Études de la variation des valeurs et emplois du passé simple et passé composé en Amérique Latine et en Espagne
Chapitre 2 : Méthodologie de l’étude réalisée
1. Description de l’outil
2. Participants
Chapitre 3 : Résultats
1. Présentation des résultats
1.1. Fréquences des formes sur la totalité du questionnaire par pays
1.2. Fréquence des formes par tranche d’âge
1.3. Fréquence des formes par question
2. Analyse des résultats
2.1. Analyse des résultats généraux
2.2. Analyse des résultats par tranche d’âge
2.3. Analyse des résultats par question
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Table des illustrations
Table des tableaux des fréquences des formes verbales
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