La taille des silex par nos cousins disparus (Australopithecus garhi Semaw et al. (2003)) prouve que nous maîtrisons empiriquement la propagation des fissures (dynamiques) dans les matériaux fragiles depuis quelques millions d’années (figure 2.1). Cette technique est revisitée avec énergie par Jacques Pélegrin (2000). Cependant les concepts fondamentaux permettant de décrire la propagation des fissures sont étonnamment récents. Alors que les phénomènes capillaires et les instabilités dues aux effets de tension de surface ont été étudiés dès le XVIIème siècle, la description énergétique de la propagation de fissure en mécanique de la rupture est postérieure au fondement de la mécanique quantique et de la physique statistique. Dès 1708, Hauksbee (1712) étudie en effet l’ascension capillaire dans un tube et en 1873, Plateau et Rayleigh décrivent déjà des instabilités complexes d’une colonne de liquide déstabilisée par la tension de surface (Rayleigh (1879)).
Il faudra attendre 1921 pour que Griffith (1921), motivé par la mesure de la tension de surface du verre, considère l’énergie nécessaire à la création d’une nouvelle surface lors de la propagation d’une fissure. À partir de ce concept fondamental, les outils décrivant les conditions de propagation et permettant de prédire la direction des fissures dans des matériaux homogènes ont été développés au cours du XXème siècle. Nous présenterons succinctement certains de ces outils dans ce chapitre d’introduction. Les instabilités, couplant rupture, délaminage et élasticité, sont un domaine d’étude plus récent encore et conduisent à des motifs aussi esthétiques qu’intriguants.
Rupture fragile : une approche en contrainte
Nous présentons les outils principaux de la théorie mécanique linéaire élastique de la rupture : la forme des contraintes en tête de fissure (2.1.1), le critère de propagation (2.1.2) et du choix de la direction de propagation (2.1.3). Cette approche est couramment utilisée dans la mécanique de la rupture et les outils numériques utilisés par les ingénieurs sont développés à partir de cette description.
Singularité des contraintes
Dès 1913, Inglis remarqua que les champs de contraintes appliqués sur un matériau fissuré sont très amplifiés en tête de fissure. Cette propriété est décrite par la théorie élastique linéaire. Nous considérons une fissure droite en déformation plane (resp. antiplane). En suivant Williams et al. (1952), nous pouvons montrer que quelque soit la géométrie du corps étudié et le chargement appliqué, l’expression asymptotique (c’est à dire le terme dominant du développement) des contraintes σrr, σθθ et σrθ dépend uniquement de trois constantes KI , KII et KIII , appelées facteurs d’intensité des contraintes .
Dans la théorie linéaire élastique, les champs de contrainte et de déformation divergent à la pointe de la fissure. Cette description est doublement problématique. D’une part, la théorie élastique suppose des contraintes infinitésimales en contradiction avec la divergence prédite. D’autre part, les contraintes ne divergent pas physiquement et il existe une zone d’endommagement en tête de fissure (que nous considérerons petite et que nous négligerons dans la description de la rupture fragile). Cette hypothèse de confinement de la zone plastique (small scale yielding) est la clef de l’utilisation d’une description élastique pour la propagation des fissures.
Nous espérons donc que le comportement en 1/√r est valable dans une zone intermédiaire (anneau de validité des développements asymptotiques des facteurs d’intensité de contrainte K dans la figure 2.3a) entre une région bornée par la taille de la zone plastique près de la fissure (pour |r| tendant vers zéro) et une région où le développement asymptotique au voisinage de zéro n’est plus valable (à |r| grand) à cause de la géométrie du corps et du chargement.
Critère de propagation : théorie d’Irwin
La théorie d’Irwin est une proposition heuristique pour décrire la propagation des fissures dans le cas d’un chargement en mode I pur. L’idée la plus simple serait de poser un critère sur une contrainte critique d’ouverture σθθ(θ = 0). Comme la contrainte diverge en pointe de fissure dans la description élastique, la fissure se propagerait pour tout chargement. Irwin propose de gommer la singularité en posant un critère sur le facteur d’intensité des contraintes d’ouverture KI . Celui-ci caractérise la sévérité de la divergence du champs de contrainte d’ouverture. Ce critère découle du confinement de la zone plastique. L’hypothèse sous-jacente est qu’il existe une zone (l’anneau de validité des K) où le développement des champs élastiques est en 1/√r. Les champs élastiques communiquent les contraintes imposées des bords de l’échantillon à la zone plastique. La zone plastique ressent alors un chargement uniquement déterminé par les facteurs d’intensité des contraintes. Un critère de propagation peut donc s’exprimer en fonction des coefficients K. La détermination des facteurs d’intensité des contraintes est alors suffisante pour prédire la propagation.
Irwin définit une ténacité KIc (en MPa√m) caractéristique intrinsèque du matériau. La propagation de la fissure est possible dès que le facteur d’intensité des contraintes atteint la ténacité du matériau. Cette hypothèse est vérifiée en pratique et nous pouvons mesurer la ténacité du matériau indépendamment de la géométrie et du chargement.
Chemin de fissure : principe de symétrie locale
Pour prédire la direction de propagation des fissures, Goldstein & Salganik (1974) proposent un critère de symétrie locale. La direction sélectionnée est telle que le mode de cisaillement plan KII s’annule. Le champ de contrainte devant la fissure est symétrique par rapport au plan de fissure si KII = 0. Dans un matériau isotrope, la symétrie indique donc que la propagation est droite : c’est le principe de symétrie locale. Si un cisaillement apparaît, il dévie la direction de propagation de la fissure. Pour la propagation de fissure dans un milieu tridimensionnel isotrope, la trajectoire est telle que la fissure se propage en mode I pur. Un chargement qui place la pointe de fissure en situation de mixité modale provoque un branchement (c’est à dire un changement de direction de la fissure ou un kink) qui ramène la trajectoire vers une propagation en mode I. Notons que le principe de symétrie locale s’écroule pour un matériau anisotrope ou hétérogène (et il est en particulier non valable pour la propagation d’une fissure à une interface faible). Il n’existe pas de formule analytique reliant les facteurs d’intensité après branchement à ceux avant branchement mais He & Hutchinson (1988) et Leblond (1989) ont obtenu un développement limité au voisinage du point de branchement des facteurs d’intensité de contraintes après branchement. Les facteurs d’intensité après branchement dépendent uniquement des facteurs d’intensité avant branchement et de l’angle de branchement θ. Une difficulté est de relier l’existence de branchement à la taille caractéristique de process de la fissure.
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Table des matières
1 Introduction
2 Survol de la mécanique de la rupture
2.1 Rupture fragile : une approche en contrainte
2.1.1 Singularité des contraintes
2.1.2 Critère de propagation : théorie d’Irwin
2.1.3 Chemin de fissure : principe de symétrie locale
2.2 Rupture fragile : une approche énergétique
2.2.1 Taux de restitution d’énergie et critère de Griffith
2.2.2 Chemin de fissure : maximum du taux de restitution d’énergie
2.3 Équivalence des approches en contrainte et en énergie
2.3.1 Formule d’Irwin
2.3.2 Équivalence des critères pour une propagation régulière
2.4 Fissure et délaminage de couches minces, film en tension
2.4.1 Fissuration de film mince
2.4.2 Délaminage de film mince en tension
2.4.3 Conclusion pour les films en tension : critère de rupture et de délaminage
3 Coopération entre fracture et délaminage : duos, spirales et croissants
3.1 Introduction : des motifs de fragmentation inhabituels
3.1.1 Deux expériences étonnantes
3.1.2 Dans des couches d’intérêt industriels
3.1.3 Dans des expériences macroscopiques
3.1.4 Des caractéristiques communes surprenantes et inexpliquées
3.2 Observations expérimentales
3.2.1 Récapitulatif des propriétés du système expérimental
3.2.2 Duos et fissures suiveuses : un mode collaboratif délaminage/fissure
3.2.3 Taille des duos W2 et des fissures suiveuses W1
3.2.4 Rupture de films stables : un argument en régime permanent
3.2.5 Conclusion
3.3 Duo de fissures simultanées
3.3.1 Approche énergétique
3.3.2 Champs de déformations dans une languette
3.3.3 Une taille stable : critère du maximum du taux de restitution d’énergie
3.3.4 Détermination des paramètres élastiques : calcul par éléments finis
3.3.5 Retour au critère de Griffith
3.3.6 Une taille stable : principe de symétrie locale
3.3.7 Influence des propriétés mécaniques sur la largeur W2
3.3.8 Conclusion
3.4 Fissures suiveuses : spirale et grand croissant
3.4.1 Une taille stable : critère du maximum du taux de restitution d’énergie
3.4.2 Un modèle simple pour décrire la propagation des fissures.
3.4.3 Conclusion
3.5 Diagramme de configuration : zoom
3.6 Interaction de plusieurs fissures
3.6.1 Trois fissures
3.6.2 Et pour N fissures ?
3.6.3 Jouons avec W1 et W2
3.6.4 Sensibilité aux défauts
3.6.5 Conclusion
3.7 Conclusions et prolongements
3.8 Annexe expérimentale : caractérisation des couches de SOG
3.8.1 Mesure des contraintes résiduelles
3.8.2 Détermination des modules élastiques
3.8.3 Énergie de fissure du film et énergie d’adhésion
3.9 Annexe : Prédiction numérique du chemin de fissures
3.9.1 Duo de fissures
3.9.2 Fissure suiveuse
4 Dynamique : petits croissants, cercles et étoiles
4.1 Diagramme de configuration étendu
4.2 Un problème de vitesse
4.2.1 Vitesse des différents modes observés
4.2.2 Mesures de vitesses
4.2.3 Conclusion
4.3 Compétition entre fissures isolées et collaboration délaminationrupture
4.3.1 Scénario 1 : branchement de fissures à une interface
4.3.2 Scénario 2 : compétition entre délamination en coin et fissure isolée
4.3.3 Conclusion
5 Conclusion
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