La dimension hispanique ?
Nos lectures jusqu’ici étaient des ouvrages produits soit par des critiques anglophones, soit par des critiques francophones. C’est pourquoi il nous a paru important de rechercher un ouvrage « trans-culturel » qui mêle les approches. Nous avons retenu l’ouvrage La postérité de Robinson Crusoé, un mythe littéraire de la modernité 1954-1986 de Jean-Paul Engélibert qui se penche sur les réécritures du roman de Defoe dans les littératures de langues française et anglaise entre 1954 et 1986.
Dans la première partie intitulée Genèse de la robinsonnade, l’objectif est de décrire ce qui peut justifier que l’oeuvre de Defoe soit considérée comme le point de départ de la robinsonnade alors que bien avant 1719, des romans présentant un naufragé sur une île déserte existaient déjà. Tout ceci afin d’expliquer pourquoi nous pourrions qualifier l’oeuvre de Defoe de mythe littéraire.
Dans la deuxième partie intitulée : Le social et le religieux : la rupture des liens, ce critique procède à une comparaison de l’oeuvre-modèle de Defoe avec certaines de ses réécritures, soit une démarche qui correspond à la nôtre, bien que nous ayons choisi de comparer deux réécritures. Le but est de montrer que malgré quelques divergences, ces oeuvres conservent une même structure principale (les rapports à Autrui, les rapports à Dieu…), ce qui prouve que Robinson Crusoé est bien un mythe littéraire, « car un texte littéraire n’équivaut au mythe que lorsqu’il est réécrit, lorsque s’élaborent à partir de lui des versions différentes et divergentes ».
Il nous semblait alors d’autant plus que les variations proposées par Arturo Uslar Pietri et Patrick Chamoiseau dépassent celles évoquées par Jean-Paul Engélibert. Son approche très intéressante mérite donc d’être complétée. La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intitule Le travail littéraire du mythe. Elle s’intéresse au traitement des personnages et particulièrement à celui du protagoniste, dans les réécritures de l’oeuvre de Defoe : « perte de l’identité, absence d’autonomie, doute radical ». Encore une fois, l’originalité des oeuvres de notre corpus, proposant non pas une perte d’identité mais un recouvrement d’identité, devrait nous permettre de compléter avantageusement, nous l’espérons, la critique actuelle.
Il nous semblait également important de nous interroger sur la dimension hispanique au sein des réécritures de l’oeuvre de Defoe, c’est-à-dire entreprendre de rechercher des robinsonnades écrites par des auteurs hispanophones pour relever les ressemblances et les divergences avec l’oeuvre-modèle. Nos recherches nous ont permis de découvrir un ouvrage écrit par Concha Zardoya, écrivaine espagnole : En la isla de Pascua. Historia de un Robinsón español. Dans cet ouvrage publié en 1985, nous sont racontées les aventures d’un jeune espagnol, Robinson, qui vit seul sur l’île de Pâques au XVIe siècle. Néanmoins, nous n’avons pas pu nous le procurer et nous n’avons donc pas pu approfondir l’étude de cet ouvrage.
Trouver un Robinson, répondant aux caractéristiques du modèle defoesque et dont les aventures auraient été écrites par un auteur hispanophone n’est pas chose aisée. Est-il possible d’affirmer de ce fait que les auteurs hispanophones ont un rapport à l’île et à l’insularité totalement différent de celui décrit dans l’oeuvre de Defoe ?
L’ouvrage déjà cité : La postérité de Robinson Crusoé, un mythe littéraire de la modernité 1954-1986 permet, outre l’analyse de l’oeuvre de Defoe et de ses réécritures, de mettre l’accent sur la notion de mythe littéraire. Qu’est-ce qui le différencie du mythe « ethno-religieux » ? En quoi peut-on dire que Robinson Crusoé est un mythe littéraire ?, l’auteur tente de répondre à ces questions. De plus, pour ce qui est des réécritures, en ciblant les différences majeures qu’elles comportent, un point essentiel est souligné : la façon dont l’individu est pensé, car le projet narratif peut varier énormément. « Le mythe est passé de l’affirmation de l’autonomie de l’individu dans un univers régi par des fins à la quête de soi et du sens dans un monde sans dieu, à la nostalgie de la transcendance, au deuil des fins ».
Nous ne souhaitions pas développer cet aspect dans notre travail, préférant privilégier la dimension identitaire. L’ouvrage de Jean-Paul Engélibert se concentre sur les réécritures parues entre 1954 et 1986 et ne pouvait donc intégrer l’oeuvre de Patrick Chamoiseau.
Toutefois, les analyses et les conclusions qui y sont exposées restent pertinentes pour notre corpus même si nous préférons, pour notre part, développer l’aspect utopique plus que mythique en privilégiant dès lors la dimension de construction identitaire, en devenir donc.
Identité plurielle
Pour mener à bien notre recherche, il était donc essentiel de consulter des ouvrages traitant de l’identité plurielle. Nous avons retenu tout particulièrement deux ouvrages majeurs, à savoir : Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari ainsi que Introduction à une Poétique du Divers d’Edouard Glissant.
La première oeuvre a été publiée en 1980 et comporte 15 chapitres ou plutôt « plateaux », mais c’est surtout sur le premier chapitre intitulé Rhizome que nous nous concentrerons. Un rhizome est en fait la racine multiple d’une plante, elle s’oppose ainsi à la racine unique. « […] à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature […]. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple ». Dans cette première partie, Deleuze et Guattari soulignent les différences entre ces deux notions et les associent au fonctionnement de la pensée. La pensée racine est la pensée de l’Un, une pensée qui nie ce qu’il y a autour, qui refuse l’apport extérieur. En revanche, la pensée rhizome se nourrit des différences, elle absorbe tout ce à quoi elle a accès, elle est ouverte au monde, au multiple.
Il était indispensable pour nous de mieux comprendre les principes de la pensée racine rhizome puisqu’il s’agit là d’une caractéristique revendiquée par divers auteurs américains et caribéens, Edouard Glissant s’étant abondamment nourri de la pensée de Deleuze et Guattari, qu’il réactive en contexte caribéen. Introduction à une poétique du Divers (1996) d’Edouard Glissant est ainsi un ensemble de quatre conférences dans lesquelles cet auteur exprime ses idées sur la littérature et son rapport au monde, sur les questions identitaires et sur les langues entre autres. Dans cet ouvrage, Edouard Glissant emprunte à Gilles Deleuze et Félix Guattari l’image du rhizome qu’il associe à l’identité. La notion d’identité racine unique renvoie à l’idée que cette identité est « exclusive de l’autre » alors que l’identité rhizome est définie comme une « racine allant à la rencontre d’autres racines ». Ces images correspondent respectivement à une pensée de l’Un et à une pensée du Divers, terme repris par Edouard Glissant, à la suite de Victor Segalen.
Ces notions sont indissociables de notre recherche puisque nous travaillons sur la réécriture d’une oeuvre européenne par des auteurs caribéens, Arturo Uslar Pietri et Patrick Chamoiseau et sur la réécriture de l’histoire officielle à partir d’une relecture des guerres d’indépendance du Venezuela chez Arturo Uslar Pietri et de la traite esclavagiste par Patrick Chamoiseau.
Grâce à ces ouvrages de notre corpus, développant une pensée post-moderne de remise en cause d’un seul centre qui serait européen, nous avons mieux perçu que l’objectif des auteurs issus de l’aire américaine était d’établir une rupture avec la littérature européenne qui a toujours été considérée comme le modèle par excellence. « […] Comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? », s’interroge Edouard Glissant. Ces questions qui « illustrent les cultures composites dans le monde des Amériques » traduisent bien la problématique que tentent de résoudre les auteurs caribéens sur lesquels nous avons choisi de travailler.
La réécriture
Notre travail repose sur la problématique de la réécriture. Avant de découvrir les théories de l’école de Constance, nous avons relu Gérard Genette qui développe la théorie de l’intertextualité ou transtextualité. Il conviendrait alors de rappeler que dans Palimpsestes-La littérature au second degré (1982), Gérard Genette explore le processus de réécriture littéraire et affirme : « Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on peut y lire, par transparence, l’ancien sur le nouveau »30. L’ouvrage s’ouvre avec une description de plusieurs types de « transtextualités » d’un texte, que ce critique définit comme étant « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes », soit la mise en exergue d’une relation des textes les uns avec les autres. Gérard Genette s’intéresse à l’hypertextualité tout au long de l’oeuvre, laquelle implique l’imitation ou la transformation d’un texte pour créer un nouveau texte. Genette appelle le texte A, celui que l’on imite, l’hypotexte et le texte B, le nouveau texte : hypertexte. Mais cette réécriture ne se fait pas dans le simple but d’imiter, mais bel et bien pour apporter à l’oeuvre quelque chose de différent. Il s’agit en fait d’une relecture de l’oeuvre-modèle. L’auteur d’une réécriture tente d’apporter un regard neuf sur l’oeuvre de départ, que ce soit avec les personnages ou avec l’intrigue elle-même. Genette affirme que « l’hypertextualité a ce mérite spécifique de relancer constamment les oeuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens ».
Cet ouvrage permet de mieux comprendre ce qu’implique la réécriture d’une oeuvre et, de plus, grâce aux divers exemples pris par cet auteur, il nous a été plus aisé d’en reconnaître les mécanismes. Ce qui a particulièrement retenu notre attention, c’est que Gérard Genette étudie une réécriture de l’oeuvre de Daniel Defoe, soit le Robinson Crusoé de Michel Tournier : Vendredi ou les limbes du pacifique. Gérard Genette illustre alors le processus de « transvaloriation » que l’on peut retrouver dans un hypertexte. La « transvalorisation est le double mouvement de dévalorisation et de (contre) valorisation portant sur les mêmes personnages »33. En somme, cela renvoie au fait que l’hypertexte qui reprend les mêmes personnages que l’hypotexte, leur attribue cette fois des caractéristiques ou qualités différentes, voire opposées à celles qu’ils avaient dans l’oeuvre-modèle. Souvent, la « transvalorisation » implique un changement de système de valeurs. C’est là qu’apparaît la comparaison Defoe/Tournier.
En effet, nous constatons que dans la première oeuvre, c’est le système de valeurs de Robinson qui est pris en compte. C’est d’ailleurs pour cela que c’est lui qui éduque Vendredi.
Cependant, dans l’oeuvre de Tournier, la transvalorisation hypertextuelle permet d’assister à une éducation de Robinson par Vendredi. Il y a donc une inversion des rôles qui implique également un changement de système de valeurs de référence. Cet exemple, particulièrement intéressant, nous a confirmé la rupture introduite par Michel Tournier, rupture dont se vaudra Patrick Chamoiseau.
Nous avons alors fait diverses lectures à propos de l’Ecole de Constance et des théories de la Réception qui nous ont permis de bien comprendre les notions de texte-premier et de texte-second ainsi que d’horizon d’attente. Nous avons notamment lu H.R. Jauss et W. Iser qui sont les principaux représentants de l’Ecole de Constance.
Le premier développe le concept d’ « horizon d’attente », soit ce que le lecteur s’attend à trouver dans un texte grâce à ses compétences culturelles. Ainsi, la lecture des réécritures évoque chez le lecteur des attentes générées par la lecture des textes-premiers. Par exemple, un lecteur de l’oeuvre-modèle de Defoe : Robinson Crusoe s’attend à trouver dans les réécritures de cette oeuvre comme L’empreinte à Crusoé, certains thèmes tels que le naufrage, l’île déserte… En effet, les similitudes dans les titres des deux oeuvres « prédispose[nt] les lecteurs des oeuvres-secondes à un certain mode de réception […].
Le second, quant à lui, développe le concept de « lecteur implicite », soit l’image du lecteur qu’un texte peut proposer. La figure du lecteur est donc inscrite dans l’oeuvre elle même.
Le texte guide ainsi le lecteur pour qu’il découvre ce qui y est implicite. « Tout texte écrit comporte donc les indices d’une orientation de sa lecture ».
Ces concepts propres aux théories de la réception font de l’oeuvre un objet d’interprétation pour diverses lectures et s’accordent ainsi avec l’étude d’oeuvres présentant une certaine filiation, comme c’est le cas pour les oeuvres de notre corpus.
L’utopie
L’un des aspects essentiels des ouvrages de notre corpus est la dimension utopique qui y est présente. L’oeuvre de Roger Toumson : L’utopie perdue des îles d’Amérique a été une lecture essentielle pour notre réflexion. Dans cet ouvrage, l’auteur s’efforce de « redessiner la cartographie d’une certaine utopie du Nouveau Monde, d’en retracer la provenance et l’itinéraire, suivre pas à pas la migration transatlantique de la problématique utopienne, d’analyser, au cours de la transmigration de l’idée de l’utopie, les revirements idéologiques et la mutation des paradigmes ».
C’est surtout à la troisième partie, intitulée « Logiques utopiennes », que nous nous intéresserons. Roger Toumson y développe la notion d’utopie, d’abord en montrant son évolution, puis en soulignant les fondements de la pensée utopique et, enfin, en expliquant son effondrement dû au post-modernisme. Dans cet ouvrage, Roger Toumson nous rappelle que c’est la découverte de l’Amérique qui a donné lieu à la naissance de la pensée utopique, l’utopie est donc américaine, mais impulsée par les Occidentaux : « La découverte du Nouveau Monde a permis la matérialisation du rêve utopique occidental ».
Le mot « utopie » provient d’un néologisme grec créé par Thomas More pour désigner la société idéale qu’il décrit dans son oeuvre L’Utopie (1516). Ce mot est composé de la préposition négative grecque « ou » et du mot « topos » qui signifie lieu. L’« utopie » peut donc être désignée comme le « lieu de nulle part ». Néanmoins, dans une nouvelle édition parue en 1518, Thomas More utilise le terme d’ « Eutopia » pour désigner le lieu imaginaire qu’il a conçu. Il se compose du préfixe « eu » qui signifie « bon ». L’Eutopie renvoie ainsi au « lieu du Bon ». L’utopie et l’eutopie ne sont pas contradictoires, bien au contraire, elles se complètent et décrivent parfaitement le projet imaginé par More dans son ouvrage : une île fictive créée après avoir été séparée du continent et une île qui abrite une société idéale.
La parution de l’ouvrage de Thomas More nous permet ainsi d’affirmer que « l’insularité est l’une des fonctions constantes du discours utopique ». Roger Toumson ajoute que « l’utopie n’est pas forcément une île mais [qu’] elle se trouve généralement « isolée », séparée du reste du monde ». Ces deux citations nous renvoient assurément aux deux oeuvres de notre corpus puisque l’insularité y est présente, concrètement dans l’oeuvre de Patrick Chamoiseau et, symboliquement, dans celle d’Uslar Pietri.
Mais qu’ont fait ces deux auteurs issus de l’aire américaine de cette notion d’utopie, dont les fondements sont avant tout occidentaux ? S’agit-il pour eux de décrire la perte d’utopie des îles d’Amérique ou au contraire de faire ressurgir un idéal, voire des idéaux qui seraient typiquement américaino-caraïbes ?
Méthodologie et outillage conceptuel
Réécriture du modèle defoesque
Le modèle en littérature
L’imitation est au coeur de la littérature, l’homme ayant le souci de reproduire la nature de la façon la plus vraisemblable possible. Dès l’Antiquité, Platon, puis Aristote, interrogent la mimèsis, (imitatio dans la rhétorique latine), à laquelle sont attribuées deux significations.
Pour Platon, la mimèsis définit la façon dont les arts écrits ou visuels miment ou imitent le monde. Il considère que pour donner l’apparence du vrai, l’oeuvre d’art est vouée à leurrer le spectateur. En effet, l’objet peint imite l’objet fabriqué qui lui-même a été imaginé pour répondre à une Idée. Ainsi, la copie (l’oeuvre d’art) n’égale jamais le modèle (l’Idée) bien que sa qualité essentielle soit de parvenir à sa ressemblance. Rappelons l’anecdote célèbre, rapportée par Pline l’Ancien le naturaliste, selon laquelle Zeuxis avait peint des raisins sur lesquels s’étaient jetés des oiseaux, d’une exécution parfaite. Ce trompe-l’oeil nous indique que dès les débuts de la peinture on cherchait avant tout l’identité de la chose peinte avec son modèle.
Du point de vue d’Aristote qui lui donne une valeur positive, la mimèsis est au coeur de la littérature et de l’art. Il distingue deux types de mimèsis : la simple imitation de la nature et la stylisation de celle-ci. De plus, il propose trois façons d’imiter : comme les choses sont, comme on les dit et comme elles devraient être. Aujourd’hui, pour rendre l’idée de mimèsis telle que la conçoit Aristote, nous utilisons la notion de représentation pour ainsi mettre en avant l’inventivité plutôt que le mimétique. En ce sens, « le travail [de l’écrivain] n’est plus alors de simple duplication, vecteur d’une réalité déjà signifiante, mais bien de création, d’élaboration d’une signification qui est le processus même de son art ».
Nous l’aurons compris, il n’est pas aisé de donner une définition univoque de la notion de mimèsis. Il y a une double orientation donnée à ce concept : d’une part il est élaboré par Platon en référence à un modèle pictural, donnant ainsi à la mimèsis le sens de ressemblance, soit l’idée de se rapprocher le plus possible du modèle. D’autre part, il est vu par Aristote en référence à un modèle théâtral. La mimèsis a alors le sens de vraisemblance : « […] il est évident que l’objet du poète est, non de traiter le vrai comme il est arrivé, mais comme il aurait pu arriver, et de traiter le possible selon le vraisemblable ou le nécessaire […] ».
Mais la création suppose-t-elle de suivre la nature ou de se référer à un modèle ? La « querelle des Anciens et des Modernes » ou « querelle des Classiques et des Modernes » qui agite le monde littéraire et artistique de la fin du XVIIe siècle, illustre la complexité de la question. Les Classiques ou Anciens soutiennent une conception de la création littéraire qui repose sur l’imitation des auteurs de l’Antiquité. Cette imitation n’a, pour eux, rien de servile.
Leur thèse est fondée sur l’idée que l’Antiquité (grecque et romaine) représente la perfection artistique, aboutie et indépassable.
Texte-premier / textes-seconds
Le terme « modèle » vient du latin « modulus » qui signifie « moule ». Nous pourrions ainsi affirmer que nous entendons par modèle littéraire un « moule » qui servira pour diverses créations littéraires, soit un support pour de nouvelles créations littéraires issues de la lecture du moule initial. Le terme « moule » sous-tend souvent l’idée d’une reproduction à l’identique. Cela revient à dire qu’en littérature il existe des textes, conçus comme des modèles littéraires, dont tout écrivain s’inspire pour écrire un nouveau texte.
Cette définition du moule nous permet en effet de mettre en exergue la notion d’intertextualité apparue à la fin des années soixante. Julia Kristeva la définit alors comme une « interaction textuelle » qui permet de considérer « les différentes séquences (ou codes) d’une structure textuelle précise comme autant de « transforms » de séquences (codes) prises à d’autres textes ». Cela revient donc à considérer le texte littéraire comme la transformation et la combinaison de différents textes antérieurs ou textes-premiers. La notion d’intertextualité sera reprise dans les décennies 70 et 80. Roland Barthes l’aborde dans l’article « Texte (théorie du) » de l’Encyclopædia universalis. Il souligne ainsi que « tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues».
Gérard Genette, en 1982, dans Palimpsestes complète cette notion d’intertextualité en l’intégrant à une théorie plus générale qu’il appelle la transtextualité, soit l’analyse de tous les rapports qu’un texte entretient avec d’autres textes. L’intertextualité est alors définie comme la « présence effective d’un texte dans l’autre». L’empreinte à Crusoé de Patrick Chamoiseau est assurément une réécriture, un texte-second, de l’oeuvre de Daniel Defoe : Robinson Crusoé, parue en 1719, comme l’annonce d’emblée son titre qui fait non seulement référence à l’auteur du modèle retenu (Crusoé), mais qui de surcroît met en avant l’idée du moule, avec l’utilisation du mot « empreinte ».
L’oeuvre d’Arturo Uslar Pietri : La isla de Róbinson, s’inspire également de l’oeuvre de Defoe et peut également être considérée comme un texte-second. En effet, dès le titre, la référence au chef-d’oeuvre anglais est explicite via le nom du protagoniste-modèle. C’est d’ailleurs la lecture du texte-premier de Defoe qui détermine le devenir du protagoniste comme le montre la citation suivante : « La cosa empezó por el otro libro. […] Emilio lo llevó a Róbinson. Por más de veinte años dejó de llamarse Rodríguez y se llamó Róbinson ». En effet, Simón Rodríguez, vénézuélien, s’assimile au personnage anglais et s’enferme dans une île mentale. Il va même jusqu’à changer de nom et décide dorénavant de s’appeler Simon Róbinson ou Samuel Róbinson.
La notion de modèle est quelque peu paradoxale puisque s’il est vrai qu’elle invite à tenter d’égaler l’oeuvre de départ, elle implique également l’idée de dépassement en tentant d’aller au-delà de l’oeuvre de départ en utilisant d’autres procédés. Il importe de souligner que pendant longtemps ce moule a été conçu à l’identique, soit dans une pensée de l’Un, où tout serait défini selon des critères bien précis sans envisager de variation. D’ailleurs, l’un des sens de « modèle » englobe cette dimension de chose parfaite, de chose qui serait la meilleure et qu’il faudrait à tout prix tenter d’égaler : « prendre quelque chose pour modèle est considérer quelque chose comme un idéal à imiter ».
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Table des matières
Remerciements
1. Rencontre avec le sujet
1.1. Objet de l’etude
1.2. Motivations personnelles
1.3. Intérêt du sujet
1.4. Etat des lieux
1.4.1. Le modèle defoesque
1.4.2. Les robinsonnades
1.4.3. Île et insularité
1.4.4. La dimension hispanique ?
1.4.5. Identité plurielle
1.4.6. La réécriture
1.4.7. L’utopie
2. Problématique, hypothèses et objectifs
2.1. Problématique
2.2. Hypothèses
2.3. Objectifs
3. Méthodologie et outillage conceptuel
3.1. Réécriture du modèle defoesque
3.1.1. Le modèle en littérature
3.1.1.1. La mimèsis
3.1.1.2. Textes-premiers et textes-seconds
3.1.1.3. Problématique de la réécriture
3.1.2. Entre dépassement et renversement du modèle defoesque
3.1.2.1. Le modèle intériorisé
° Creation d’une méta-île chez Uslar Pietri
° Chamoiseau : la cale comme matrice de la prise de conscience
3. 1.2.2. Le modèle extériorisé
° L’empreinte à Crusoéo ou le renversement du modèle
° Errance du protagoniste de l’oeuvre de Uslar Pietri
3.1.2.3. Disparition de Vendredi ou le rejet du mythe du « bon sauvage »
?.?. De l’ex-otisme à l’in-sularisation
?.?.?. Représentation et imaginaire de l’île
3.2.1.1. Evolution chronologique
3.2.1.2. Une île aux multiples facettes
3.2.1.3 Une politique de l’île à la caribéenne
3.2.2.1. Un rapport particulier
3.2.2.2. L’île-refuge
3.2.2.3. L’île et la construction identitaire
3.3. Subversion et revendication identitaire : selon quels procédés ?
3.3.1. Porosité entre les genres
3.3.2. Jeux narratifs ou le déplacement de l’autorité
3.3.3. Une contestation de l’euro-centrisme
3.4. Utopie et régénération
3.4.1. L’île de l’utopie
3.4.2. L’utopie retrouvée en Amérique
° L’éducation comme avenir
° La Caraïbe comme avenir
3.4.3. Une pensée du Divers
4. Bilan et perspectives
4.1. Bilan
4.2. Perspectives
5. Bibliographie
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