Structures défavorables, positions fragiles

STRUCTURES DÉFAVORABLES, POSITIONS FRAGILES 

Pour cartographier la place des petites entreprises indiennes sur le marché pharmaceutique mondial, il faut d’abord éclairer leur environnement structurel. Dans cette perspective, le cadre théorique des « champs sociaux » proposé par le sociologue Pierre Bourdieu permet d’analyser l’ancrage de ces agents dans un espace social marqué par des normes et des structures spécifiques qui définissent leurs « positions » selon l’inégale possession de capitaux technologiques, juridiques, économiques, commerciaux, et symboliques. Pris dans son échelle mondiale, le champ pharmaceutique semble présenter de fortes variations selon les territoires et les segments du marché, formant autant de « sous-champs » dans lesquelles les entreprises pharmaceutiques occupent des positions diverses.

LE MARCHÉ PHARMACEUTIQUE COMME CHAMP SOCIAL 

Pour qualifier leur environnement socio-professionnel, les directeurs d’entreprises pharmaceutiques en Inde emploient des expressions évocatrices : « pharma sector», « pharma industry », « pharma space », « pharma field », ou simplement « pharma». Ces termes semblent désigner un espace qui peut être approché, dans une perspective méthodologique, comme un « champ social ». Selon le sociologue Pierre Bourdieu, père du concept, un champ social est un « espace autonome, obéissant à ses lois propres, doté de son axiomatique spécifique, liée à une histoire originale » (Bourdieu 1987b : 125-126). Il utilise notamment ce cadre théorique à l’égard des mondes politique (1971), académique (1976), judiciaire (1987a), littéraire (1991), et économique (1997), pour comprendre les normes et les hiérarchies structurant ces domaines d’activités humaines.

Eu égard au champ économique, il applique le concept à certains marchés, comme celui de la maison individuelle en France (2000). Il met au jour un espace social hiérarchisé par des agents dont les capacités d’acquérir des parts de marché (« le but du jeu ») sont inégales à cause de la distribution différenciée des formes de capital valorisées (« les règles du jeu »). Ils partagent toutefois un certain nombre de pratiques, objectifs et de représentations communes (« sens du jeu ») les contraignant à agir avec et malgré ces contraintes (« jouer le jeu »). Voir les marchés comme des champs sociaux permet à la fois d’éviter l’écueil d’une « sous-socialisation », commune chez les économistes orthodoxes négligeant l’encastrement social des agents, mais aussi d’une « sur-socialisation », écueil d’une sociologie économique déterministe ne reconnaissant pas suffisamment la capacités des agents à construire et à modifier les structures sociales (Granovetter 1985, 1992). Cadre théorique heuristique, en géographie comme en sociologie économique, celui-ci a permis l’étude de nombreux marchés contemporains : celui des biens culturels dans le monde (Scott 1999), des produits biologiques dans l’Union Européenne (Miele 2001), du poisson transformé en Norvège (Floysand et Jakobsen 2001), des broccolis au Mexique (Maldonado-Montalvo 2017), automobile en Europe (Reitmayer 2017), et encore des shopping malls en Inde urbaine (Rault 2015 ; Rault et al. 2018). Dans cette thèse, nous proposons de considérer le marché pharmaceutique mondial comme un champ social. La validité du concept devant être testée à chaque nouvel usage, ce chapitre cherche à identifier les normes, structures et hiérarchies spécifiques faisant du marché pharmaceutique un espace social relativement autonome.

SANTÉ ET PROFIT : DES NORMES AMBIVALENTES 

Pour Pierre Bourdieu (1980), les activités au d’un champ social donné obéissent à un principe central (un « nomos »), suffisamment structurant pour se reproduire dans le temps (« autos »). Le champ médical est par exemple marqué par une attention à la santé du malade (le serment d’Hippocrate). Ce n’est pas le cas des activités commerciales, dont les normes valorisent l’accumulation matérielle au-delà de considérations éthiques hétéronomes (« les affaires sont les affaires »). Le champ pharmaceutique parait être lui marqué par un ensemble de normes manifestement ambivalentes. Des normes à la fois sanitaires, liées à l’intérêt des patients, des normes économiques, liées à la recherche de profit des entreprises privées, mais aussi de nombreuses normes juridiques et technologiques (Cassier 1997, 2004 ; Rajan 2006 ; Gaudillière et Joly 2006).

LE MARCHÉ PHARMACEUTIQUE : UNE CONSTRUCTION SOCIALE 

Pour certaines approches économiques, parfois qualifiées d’ « orthodoxes » , le « marché » est un « mécanisme par lequel des acheteurs et des vendeurs interagissent pour déterminer le prix et la quantité d’un bien ou d’un service », suivant la définition classique du prix Nobel d’économie 1970 Paul Samuelson (et Nordhaus 1970 : 27). Ce mécanisme repose sur un certain nombre de postulats théoriques. Il suppose que les acteurs sont principalement préoccupés par la satisfaction de leur intérêt individuel, car « chaque homme a tendance à améliorer sans cesse son sort », ainsi que l’écrit Adam Smith (1776). Le « sort » dont parle Adam Smith fait surtout référence aux « conditions matérielles » : les individus (des « homo oeconomicus ») cherchent à obtenir le meilleur prix de vente et d’achat (Marshall 1890). Que ce soit dans les travaux de la « rational action theory », ou dans ceux du prix Nobel d’économie 1992 Gary Becker, ils sont considérés comme « essentiellement » guidés par la recherche du profit.

Ces modèles s’appuyant sur des acteurs « maximisant leur utilité », « assurant leurs besoins de manière optimale », avec des « préférences stables » et dont les opportunités de départ sont souvent considérées comme « égales », faisant du marché un mécanisme « juste » et « en équilibre » sont pourtant invalidées par l’étude empirique des marchés. Poursuivant les intuitions de Baruch Spinoza, auteur d’une philosophie du « libre-arbitre », l’économiste autrichien Carl Menger montrait dès le début du 20ème siècle que les acteurs économiques ont des préférences fortement hétérogènes, et c’est précisément pour cette raison qu’ils échangent de l’argent (Campagnolo 2005). Si l’individu est le seul à savoir ce qu’il veut, l’économiste apparait alors incompétent à juger si les individus sont « fous » ou « rationnels » lorsqu’ils engagent des transactions économiques. Toute rationalité semble donc « limitée » (bounded), non seulement parce que le cerveau est déterminé biologiquement, mais aussi parce que toute décision est structurée par les institutions dans lesquelles les agents sont insérés (Bourdieu 2000 : 323). Plutôt que d’« acteurs » dotés d’une grande liberté d’action, le sociologue suggère donc de parler d’ « agents » pour insister sur le rôle de producteur et de produit des structures sociales.

Certains modèles économiques apparaissent donc biaisés dès le départ par des postulats réducteurs. Pour Pierre Bourdieu (1997), ils représentent des exemples typiques de « scholastic fallacy », cette erreur « intellectualiste » qui consiste à placer des théories dans la tête des agents et considérer que leurs pratiques sont motivées par les représentations sociales que les scientifiques construisent. Précurseur des approches sociales de l’économie, Karl Polanyi (1944) montre que groupes sociaux, organisations privées, et État sont centraux dans la mise en place du marché, ainsi loin d’être un phénomène autonome ou naturel. Pour l’économiste anthropologue-historien hongrois, les actions dites « économiques », c’est-àdire motivées par une rationalité maximisant l’utilité individuelle, sont « encastrées » (embedded) et « emmêlées » (enmeshed) dans une pluralité « d’institutions économiques et extra-économiques » (Polanyi 1957 : 249).

Au contraire, de larges pans des sciences économiques estiment que chacun réalise des « calculs » pour optimiser ses coûts et ses avantages au sein du marché. Pour les économistes néo-classiques, un « prix d’équilibre » y serait ainsi atteint grâce un processus de « tâtonnement », intégrant les informations sur les quantités de bien que souhaitent s’échanger les acteurs, et donc leur « rareté », principal déterminant du prix de vente (Walras 1874). Ce mécanisme « autorégulateur », parfois appelé « main invisible », encouragerait une allocation optimale des ressources et le bien-être collectif. Dans ce cadre, comme chacun veut pouvoir satisfaire son intérêt privé, les conditions d’une « concurrence parfaite » sont établies : les acteurs sont multiples, les produits homogènes, l’entrée et la sortie libre, les facteurs de production mobiles, et l’information transparente et fluide. Les acteurs sont contraints de « prendre » les « prix de marché », ne pouvant les « fixer » unilatéralement face à la « menace planante » d’entrants potentiels. Ces marchés, ainsi vus comme « contestables », ne sauraient donc autoriser « d’ententes » qui « fausseraient le jeu de la concurrence » (Baumol 1988). Pour gagner des « parts de marché », les acteurs n’auraient finalement pas d’autres possibilités que de se différencier auprès de l’acheteur par la « marque » ou l’« innovation » (Arrow et Debreu 1954).

Un haut niveau de concentration encourage-t-il davantage l’innovation pharmaceutique qu’un haut niveau de concurrence (Carrier 2008) ? Un haut niveau de concurrence a-t-il réellement un impact sur les profits des firmes pharmaceutiques (Cool et al. 1999) ? Les économistes n’ont pas encore formulé de réponse univoque à ces questions. Il est, en revanche, assez largement admis que le fonctionnement du marché pharmaceutique tend à encourager la formation de monopoles et d’oligopoles (Vernon 1971 ; Temin 1979 ; Comanor 1986 ; Gabriel 2014). Des analyses historiques, notamment aux États-Unis, ont aussi montré que des « équilibres collusoires », liés à des ententes entre firmes, viennent régulièrement contredire l’idée d’une fixation « naturelle » des prix (Cool et Schendel 1987 ; Levenstein 2003).

Comme le montrent la plupart des travaux de géographie, de sociologie économique et d’économie hétérodoxe, les « lois du marché » n’existent « naturellement » que dans certaines théories économiques. Elles ont participé, en influençant les croyances et les politiques publiques, à la construction de systèmes économiques pensés comme autonomes, mais reproduisant certaines normes du monde social (Garcia 1986 ; Bourdieu 2000). Ces normes de marché sont largement déterminées par les spécificités de l’objet ou du service échangé entre les agents. Le médicament, dont le statut a fortement évolué depuis  l’industrialisation de sa fabrication au milieu du 19ème siècle, est lui l’objet d’échange d’un champ social très spécifique.

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Table des matières

INTRODUCTION
MÉTHODOLOGIE
PARTIE 1. STRUCTURES DÉFAVORABLES, POSITIONS FRAGILES
CHAPITRE 1. LE MARCHÉ PHARMACEUTIQUE COMME CHAMP SOCIAL
CHAPITRE 2. UN POSITIONNEMENT PRÉCAIRE SUR LE MARCHÉ MONDIAL
CHAPITRE 3. LE MARCHÉ INDIEN, UN CAPITAL NATIONAL MENACÉ
PARTIE 2. RESSOURCES SOCIO-SPATIALES ET AGENCEMENTS
CHAPITRE 4. LES VILLES INDIENNES, LIEUX D’ENTREPRENEURIAT
CHAPITRE 5. DES COMMUNAUTÉS DE RESSOURCES ÉCONOMIQUES
CHAPITRE 6. DES PETITES ENTREPRISES ENTRE AGILITÉ ET FRAGILITÉ
PARTIE 3. DES PRATIQUES ENTREPRENEURIALES ALTERNATIVES
CHAPITRE 7. DES STRATÉGIES DE SUBVERSION DISCRÈTES
CHAPITRE 8. UN GRAND SAVOIR-FAIRE COMMERCIAL
CHAPITRE 9. DES RATIONALITÉS ENTREPRENEURIALES MULTIPLES
CONCLUSION

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