Stratégies d’élevage dans les projets familiaux en milieu aride

Quelques éléments de géographie

Milieu naturel La plaine de la Jeffara forme une langue de terre de faible altitude – 100 mètres en moyenne –. Elle s’étend sur 400 kilomètres, du sud de la ville de Gabès jusqu’en Libye, bordée à l’est par la mer Méditerranée et à l’ouest par la chaîne des Matmata. Ce massif montagneux est orienté du nord au sud et son altitude varie entre 400 mètres et 682 mètres en son point culminant, le Jbel Emzemzam. Il présente à l’est des reliefs abrupts et fortement érodés, offrant un paysage de canyons et de piémonts. Dans sa partie ouest, la cuesta descend progressivement jusqu’au grand Erg oriental ce qui lui confère l’appellation de Dhahar, le « dos ». La zone d’étude du programme dans lequel s’inscrivent mes recherches concerne la partie nord-ouest de la Jeffara, entre les 33°15 et 33°40 de latitude nord et les 10°06 et 10°35 de longitude est. La zone d’étude à été posée selon les limites approximatives des bassins versants des oueds Zigzaou, Zeuss, M’Jessar et une partie de l’oued Morra (Cf. Figure 1 cicontre). Elle couvre une superficie d’environ 120 000 hectares de la Jeffara, dont les frontières, en les excluant, passent par les centres urbains de Mareth, Toujane, Médenine et Jorf. D’un point de vue administratif, la zone couvre 25 imadats (communes), 4 délégations (département) dont trois appartenant au gouvernorat (région) de Médenine et une à celui de Gabès. Cette aire d’étude, retenue pour répondre à une problématique de concurrence des acteurs autour de la ressource en eau de ruissellement, s’est avérée réductrice pour la compréhension du fonctionnement de l’élevage, nous le verrons par la suite. Elle a cependant servi de support à la sélection de l’échantillon d’éleveurs suivis, qui résident tous dans le périmètre défini par le programme.
Climat Le climat de la région est marqué par les influences sahariennes du sud-ouest, chaudes et sèches, ainsi que par celles méditerranéennes de l’est, plus humides et tempérées. Si les températures moyennes sur l’île de Djerba sont de 12°C en hiver et 28°C en été, en revanche les amplitudes thermiques restent élevées, avec des moyennes des maxima au mois le plus chaud de 36°C et des moyennes des minima du mois le plus froid de 6°C. Le régime des précipitations est faible, inférieur à 200 mm en moyenne par an, avec des différences sensibles entre les différents milieux naturels. Ainsi, les moyennes enregistrées par les stations pluviométriques varient en plaine entre 150 et 175mm par an et sont de l’ordre de 180 à 250mm en montagne, mais c’est davantage la variabilité des précipitations qui confère à la région son aridité.
Démographie Le chevauchement de la zone d’étude sur deux entités administratives régionales ne facilite pas l’utilisation des données statistiques officielles dans le cadre de l’étude. On peut cependant noter que les villes de Gabès et Médenine sont relativement importantes, la première abritant 116 000 habitants et la seconde 61 000 habitants (source : INS, 2004). Les deux gouvernorats montrent par ailleurs une croissance de la population continue, bien que semblant se stabiliser depuis les deux dernières années à l’image du reste du pays (cf. Tableau ci-dessous). Le phénomène d’exode rural est en grande partie intra régional (Sghaier et al., 2003), signe d’un dynamisme local en terme d’activités humaines.

Les vagues de conquêtes

   Les peintures rupestres dans les canyons avoisinant Ghomrassen – sud de la Jeffara –signalent la présence de l’homme en des temps préhistoriques. Les Romains s’y installèrent pendant plus de six siècles, colonisant ainsi le peuple « Berbère » autochtone (barbarus signifiant l’étranger). Cette occupation s’est accompagnée d’une mise en valeur du milieu par de nombreux aménagements hydrauliques, urbains et militaires, dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui, de Meninx sur l’île de Djerba jusqu’au confins du Dhahar, au fort de Ksar Ghilane (Ben Ouezdou, 2001). Les Byzantins (531-642) ont poursuivi l’œuvre d’aménagement de l’espace entamé par les romains durant leur bref séjour. Il est probable que la première invasion arabe au VIIème siècle ait rencontré une population métissée par les vagues successives de conquérants ayant élu domicile, pour un temps, dans la région. Une thèse, controversée du reste, attribue à cette dernière invasion le recul des Berbères vers les montagnes de Tataouine et Matmata pour y trouver refuge (Louis, 1975). Il semble cependant que ceux-ci avaient trouvé, bien avant l’arrivée des arabes, un moyen d’utiliser la diversité des milieux entre la plaine et la montagne et d’y développer des activités agropastorales (Zaied, 1992). Les Arabes se sont néanmoins installés dans la plaine en adoptant des modes d’exploitation du milieu radicalement différents des autochtones, à savoir l’élevage nomade. La région a connu une deuxième invasion arabe, la phase hilalienne (entre les XIème et XVème siècles) conduite par des personnages religieux venant du Maroc afin de réislamiser le sud tunisien et dont le chef de file était Sidi Moussa Ben Abdallah Cherif Idrissi (Louis, 1979). Il aurait été accompagné dans sa conquête par six compagnons donnant naissance aux tribus suivantes : Twazin, Ouderna, Khzours, Ababsa, Jlidet, Tarhouni (Zaied, 1992) fondant la confrérie des Ouerghemma, de laquelle la majorité de la population de la région se revendique descendante encore de nos jours. Nasr (1993), propose une version sensiblement différente qui s’accorde mieux avec les histoires orales recueillies sur le terrain (voir encadré p. suivante).
La légende des Ouerghemma Les sept frères – ou compagnons – s’installent dans un premier temps à Ghomrassen, puis se partagent le territoire de la façon suivante : l’un des frères s’assimile aux tribus berbères de Ghomrassen et « couvre sa tête » (N’ghom rassi) fondant ainsi la tribu Ghomrassen – dont une division, la fraction Yahyaoui se retrouve dans les montagnes plus au nord, à Toujane. Un autre prend la direction de la Lybie en disant « ils m’ont tout enlevé » et fonde la famille des Tarhouni – que l’on retrouve aujourd’hui également dans la ville de Mareth et à Toujane. Le compagnon suivant déclare « ils m’ont égaré dans l’est » (Ouedrouni bel Guebla) ; il s’assimile aux tribus berbères Ouled Debbab et Ouled Ch’hida, fondant la tribu Ouderna de Tataouine. L’un d’eux se couvre d’une peau de bête et devient « l’homme à la peau » (Sidi Bou Jlida), ancêtre des Jlidet, il s’installe au sud de Tataouine. Un frère déclare « je vous abandonne » (Netwaza minkoum) s’installe dans la plaine entre Ben Gardane et l’oued Zeuss pour fonder la puissante tribu des Twazin. Le sixième frère prend le bât du chameau (H’wiwi) et s’installe à Beni Khedache dans la montagne de Demmer ; il est le père de la tribu de bergers H’waya. Le dernier frère déclare « vous m’avez trahi » (Ghbentouni) et s’installe dans le nord de la Jeffara, entre Sidi Makhlouf et Chouamakh (au niveau de l’oued Zeuss)3. Dans la plaine, les tribus de petites tailles telles que les Hererza, T’mara, Médenini au centre de la plaine (Koutine, Médenine) ou encore la tribu M’habeul près de Sidi Makhlouf qui suivaient leurs propres marabouts ont vraisemblablement été assimilées – ou « protégées » – par la suite par les Twazin et les Ghbenten. Les villages de montagne que l’on qualifie souvent de Berbères sont en fait la résultante d’installations successives de populations pré-islamiques et islamiques. Bien qu’il puisse y avoir des disparités entre les différentes fractions, notamment par la relation de domination des tribus Arabes sur les tribus d’origine Berbère, nous engloberons cette partie de la population sous le terme unique de montagnards ou de jbeli (terme ayant par ailleurs une connotation relativement péjorative dans la région, du fait de la position de dépendance de cette frange de la population aux tribus de la plaine) (Guillaume et Romagny, 2003). On suppose néanmoins que les montagnards avaient une situation sociale préférable à celle des esclaves d’origine d’Afrique noire dans cette région, qui se retrouvent actuellement en majorité sur le littoral, dans la presqu’île de Djorf.

La condition des populations noires

  Peu de travaux sont disponibles sur la question des esclaves noirs ; les travaux et récits portant sur l’esclavage en Tunisie s’attachent davantage à la traite des Chrétiens dans la Régence de Tunis (Blondy, 2002). D’après Pignon (1930, 1933), la traite des esclaves aurait atteint son apogée entre le XVIème siècle et la première moitié du XVIIème siècle, avec le développement des activités corsaires dans les ports de La Goulette (Tunis), de Bizerte et de Djerba ; l’asservissement des hommes avait alors l’objectif, d’une part de fournir des galériens et d’autre part, de réaliser des bénéfices par le biais de la revente des captifs à leur famille ou aux représentants de leur Etat d’origine, en particulier dans le cas de notables du nord de l’Europe. L’auteur rapporte à ce propos que les chances des esclaves originaires des « pays lointains » d’être rachetés étaient plus faibles que celles des européens. La traite des populations noires était le fait du commerce transsaharien dont la ligne Ghadamès-Tunis passait à proximité de notre région d’étude (Chater, 2002) et pouvait donc « approvisionner » les tribus puissantes nomades de la région en main d’œuvre bon marché. En effet, il semble que, dans le sud du pays comme en Tripolitaine, l’achat d’esclaves était davantage réalisé dans ce but, que dans celui d’opérations commerciales (Blondy, 2002). C’est une des raisons avancées à la survivance de l’asservissement bien après l’abolition de l’esclavage dans le pays, en 1846, en particulier dans les régions d’oasis du sud de Gabès, où les esclaves noirs étaient insérés dans les systèmes de production (Larguèche, 1998). Il a fallu attendre le décret de 1896, qui sanctionnait par des amendes et des peines d’emprisonnement la détention d’esclaves, pour que la population noire de la région ait accès à la citoyenneté.

Organisation d’une société segmentaire

   La légende de la confrérie Ouerghemma illustre la structure segmentaire de la société précoloniale qui régissait la répartition spatiale, l’organisation des activités et l’accès aux ressources de la population. Le schéma théorique décrit par Auclair (1998) au Maroc est adapté au sud de la Tunisie et permet de situer le niveau d’organisation auquel on fait référence dans les différentes activités productives. L’auteur propose ainsi cinq niveaux de segments : le foyer (ou noyau familial) représentant l’unité familiale de base ; le lignage correspondant à un groupe de familles apparentées ; le village, formé le plus souvent de plusieurs lignages ; la fraction et la tribu, unités segmentaires de niveau supérieur ; nous pouvons ajouter la « supra-tribu » représentée par la confrérie Ouerghemma. Dans le contexte du sud tunisien, le niveau du segment « village » est sensiblement différent, du fait que la création de ce qui matérialise le village, le ksar – pluriel ksour – résulte de nombreux mouvements migratoires. Il peut également paraître incongru de parler de villages pour des nomades, cependant l’existence d’oasis dans la plaine de la Jeffara – Médenine, O’Metameur, El Kosba – a favorisé la création précoce de ksours de plaine, constructions dont l’architecture est inspirée de celles plus anciennes se situant en montagne. Le ksar de Médenine aurait ainsi été construit à partir du XVIIè siècle (Zaied, 1992). En dehors de ses fonctions de stock de denrées alimentaires (céréales, dattes, huile en montagne) et des biens familiaux, tels que les bijoux, le ksar était un lieu de regroupement social et notamment festif en été, période marquant la fin de la récolte des céréales et propice pour l’organisation des mariages. Les ksour de plaine rassemblaient ainsi plusieurs tribus en fonction de leur taille ; celui de Médenine était particulièrement étendu puisqu’en 1930, il regroupait 6000 ghorfaset 25 cours communicantes.

Risque ou incertitude ?

   Ceci m’amène à préciser la nuance qu’il existe entre les notions de risque et d’incertitude pour justifier l’adoption de l’une ou de l’autre. Selon le petit Robert, le terme risque signifie « danger éventuel plus ou moins prévisible » et celui d’incertain : « qui n’est pas fixé, déterminé à l’avance ». Ils font tous deux référence à la probabilité d’occurrence d’un événement donné. Ce rapprochement de signification provient de l’origine du mot risque, le rizq en arabe, qui signifie « tout ce que la Providence fournit, qui peut être bon ou mauvais pour le musulman orthodoxe » . Cependant, le concept moderne de risque, qui a pris une place importante dans les sociétés capitalistes au point de conditionner des orientations politiques est lié à la notion de dommage encouru par un éventuel danger. Il peut ainsi être défini d’un point de vue économique comme étant le produit des dommages causés par un danger par la probabilité qu’il se produise (directive dite Seveso 2 in Bourlitio, 2005). Dans le domaine agricole, le risque climatique est de même fortement lié à un dommage, étant posé comme « la probabilité d’occurrence de facteurs climatiques défavorables susceptibles d’entraîner la perte partielle ou totale de la récolte ». L’incertitude est le fait de ne pas tout savoir. Elle se rapporte à l’état psychologique d’un être humain ne disposant pas de toutes les informations sur un événement donné – qui plus est s’il doit se produire dans le futur. La situation d’incertitude n’empêche cependant pas d’anticiper sur cet événement pour faire des choix. Le concept d’incertitude est l’un des principes fondamentaux du courant de « pensée complexe » qui adopte une démarche de réflexion systémique plutôt qu’analytique (Gonod, 2000). En choisissant de parler d’incertitude plutôt que de risque climatique, je m’attache donc davantage à comprendre comment l’aridité est appréhendée par les populations locales pour mener à bien leur projet de vie plutôt que de me placer dans une recherche analytique exigeant une simplification pour pouvoir extraire des liens de cause à effet, des certitudes.

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Table des matières

Introduction
Chapitre I Le rôle de l’élevage dans les projets familiaux : éléments de problématique 
1. La Jeffara et ses habitants : modes de vie adaptés à l’incertitude climatique 
1.1. Quelques éléments de géographie
1.2. Histoire d’une société plurielle
1.3. La particularité d’un climat aride : incertitude forte sur les précipitations
2. Mutations profondes et rapides de la société engendrées, par les politiques de l’Etat tunisien, à la suite des politiques coloniales françaises 
2.1. Sédentarisation de la population
2.2. Intégration à l’économie nationale et internationale
2.3. Reconfiguration territoriale par une urbanisation régionale
3. Instabilité des échanges commerciaux et fragilité des ressources naturelles ; remise en question des schémas de développement 
3.1. La croissance des pays occidentaux offre des alternatives économiques jusque dans les années 80 – 90
3.2. Politiques de développement rural et de soutien aux populations marginales
3.3. Politiques de soutien aux productions animales
3.4. Remise en question des schémas de développement à l’aube du XXIème siècle
4. Diagnostic de l’usage des ressources par la population : la problématique de recherche 
4.1. Le programme franco-tunisien « Jeffara »
4.2. Problématique : quels rôles de l’élevage dans la mise en œuvre des projets familiaux ?
Chapitre II La démarche : analyser les stratégies pour appréhender les transformations de l’élevage dans leur globalité 
1. Une posture de recherche systémique 
1.1. Systèmes d’élevage
1.2. L’élevage, une activité familiale parmi d’autres
1.3. L’échantillonnage : recherche d’une diversité de cas plutôt que l’exhaustivité
2. Les pratiques comme objet d’étude 
2.1. Objets d’étude hybrides
2.2. Modalités
2.3. Efficacité des pratiques
2.4. Approche ethnologique pour appréhender les opportunités des pratiques
3. Première phase d’abstraction: l’analyse monographique 68
3.1. Production des données
3.2. Représentations monographiques
4. Formaliser les stratégies réalisées donne sens aux pratiques observées 
4.1. Le concept de stratégie réalisée donne sens aux pratiques observées
4.2. Analyse transversale et typologie construite et située
Chapitre III Analyses monographiques 
1. Eleveur 1 
2. Eleveur 2 
3. Eleveur 3 
4. Eleveur 4 
5. Eleveur 5 
6. Eleveur 6 
7. Eleveur 7 
8. Eleveur 8 
9. Eleveur 9 
10.Eleveur 10
11.Eleveur 11
12.Eleveur 12
13.Eleveur 13
Chapitre IV Stratégies d’élevage 
1. Typologie « située » des élevages 
2. Formulation des stratégies 
2.1. Type I : Les « éleveurs-agriculteurs »
2.2. Type II : les « entrepreneurs pluriactifs »
2.3. Type III : Les « acquéreurs de patrimoine »
2.4. Type IV : les « occupants des communs »
3. Les « types » à l’épreuve des hypothèses de recherche 
3.1. L’économie familiale et le capital de production
3.2. Conduite du troupeau, niveaux d’intensification
3.3. Le territoire
3.4. Affectation de la main d’œuvre
Chapitre V. Place de l’élevage dans le développement local 
1. De l’incertitude climatique à l’incertitude économique 
1.1. Les systèmes de production en zone aride se caractérisent par leur flexibilité
1.2. Le rôle de l’élevage dans les projets familiaux dépend des activités extra agricoles
1.3. Gestion de la sécheresse : une dépendance variable vis à vis des conditions climatiques
2. L’influence des politiques foncières et agricoles sur les systèmes d’élevage 
2.1. Les politiques de régulation foncière et la mobilité des troupeaux
2.2. Les politiques de développement de l’élevage pour augmenter la production
3. Dynamiques du développement local 
3.1. L’organisation socioprofessionnelle, entre le groupe ethnique et l’individu
3.2. Féminisation du travail dans l’élevage sédentaire
3.3. Des potentialités de diversification des activités
3.4. L’irrigation n’est pas une activité qui maintient en milieu rural
3.5. Le secteur d’activité « projet » générateur d’emploi
3.6. Quelques éléments à prendre en compte pour la préservation des ressources pastorales
Conclusion
Bibliographie
Annexes

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