STRATEGIES DE CONCRETISATION DU PROJET SOCIAL ET ECOLOGIQUE
RECOLTE DE DONNEES
Ce travail de mémoire découle, comme je l’ai dit, de quatre mois d’observation participante à the fair people en tant que stagiaire, impliquant un rôle de « participant as observer » (Gold, 1958). J’y ai suivi l’équipe de fondateurs-trices lors de leurs séances de travail chez une des co-fondatrices ou à l’Impact Hub de Genève, lors de fair visits ou de rencontres informelles avec des fairplaces, ou encore au GoodFestival, un festival d’entrepreneur-se-s sociaux-les. En plus de ces données d’observation, j’ai effectué neuf entretiens, soit cinq entretiens semi-directifs avec des tenancier-ère-s de fairplaces, trois autres entretiens focusés (Merton, Kendall, 1946) et un entretien semi-directif avec des membres de l’équipe. Un grand nombre de matériel audiovisuel, photos, flyers ont complété ma récolte de données sur le projet et le réseau des entrepreneur-se-s sociaux-ales. Les co-fondateurs n’habitent pas dans la même ville, voire le même pays, ou sont souvent en voyage. Ils sont alors contraints d’utiliser des réseaux de communication immatérielle tels que skype (une réunion hebdomadaire), une plateforme de travail collaboratif sur internet (qui a été fermée peu après mon stage, car étant selon eux trop compliquée), des groupes whatsapp créés lors d’événements temporaires particuliers, des e-mails. Ils se retrouvent en « réel » pour des rencontres mensuelles, et une annuelle, mais il est rare que tou-te-s les membres soient sur place.
En raison de ces outils de communication numériques et parce que j’ai parfois effectué du télétravail, je me suis retrouvée dans une relation géographique particulière avec mon terrain, et ai dû adapter mes méthodes en conséquence. J’ai ainsi effectué une ethnographie en ligne sur la plateforme de travail des membres du projet, sur les réseaux sociaux et lors des skypes hebdomadaire. Qualifiée de différentes façons (cyberethnographie, netnography, ethnographie virtuelle, digitale ou connective) (Demazière, Horn, Zune, 2011), l’ethnographie en ligne a pour objectif non pas de supplanter une ethnographie « réelle », mais de croiser les données récoltées sur le terrain et sur le Net pour des groupes sociaux construits de manière virtuelle. Monique Selim (2012 : 2) propose quant à elle d’intégrer l’ethnographie en ligne à toute enquête anthropologique, « dans la mesure précisément où [internet] innerve l’ensemble de la quotidienneté des acteurs dans leur intimité autant que dans leurs différentes sphères d’insertion collective. Cette diffusion numérique omniprésente dans le travail, la parenté, le politique, le religieux – grands pivots de toute investigation – provoquent des transformations importantes, en termes de méthodes, de concepts, d’objets dans les recherches anthropologiques ».
ANALYSE
Ayant appréhendé mon stage en laissant le sujet et la problématique émerger du terrain, suivant la Grounded Theory (Glaser, Strauss, 1967), j’ai effectué un va-et-vient permanent entre les données récoltées lors de mon stage, mes lectures parallèles et les entretiens que j’ai effectués. Ce procédé a ainsi permis de développer une « sensibilité théorique » (Charmaz, 2006 : 135) aux éléments ressortis tout au long du processus de réflexion, dans une co-construction et une remise en question permanente. L’analyse a ensuite principalement été possible grâce à un codage théorique, comprenant non seulement les entretiens mais aussi les données d’observation. J’ai d’abord appliqué un « open coding » (Strauss, Corbin, 1998), consistant à attribuer des codes aux entretiens et aux données totales, en restant relativement proche du discours des interviewés ou observés et en reprenant leurs termes émiques. Ces codes m’ont permis d’effectuer ensuite un « axial coding » (Flick, 2009), reprenant les codes ressortis en les classifiant dans une famille de code plus large, séparé par thèmes. Enfin, j’ai pratiqué un « selected coding » (Charmaz, 2011), rassemblant les axial coding en une classification contenant mon vocabulaire de chercheuse. Ce codage m’a permis de faire ressortir les éléments importants du terrain, pour lui donner ensuite un sens analytique, de façon inductive.
UNE ANTHROPOLOGIE DU PROCHE
Avoir comme sujet d’étude anthropologique une startup de tourisme durable en Suisse romande dénote d’un processus de changements dans cette discipline. L’anthropologie était auparavant cantonnée aux terrains « lointains » et « exotiques », ce qui était alors une « exigence méthodologique » et une « image de marque » garantissant la prise de distance de l’ethnologue avec sa propre société (Gardou, 2010 : 16). Or, depuis les années 60, l’anthropologie s’intéresse à toute situation d’altérité, de pluralité et d’identité (Augé, 1994). La finalité de l’anthropologie n’est plus alors l’accès à des lois universelles, mais de chercher des généralisations qui favorisent « une intelligibilité des formes sociales et culturelles » (Gardou, 2010). La notion d’altérité doit ainsi être comprise, comme le disent Augé et Colleyn (2009 : 16), comme « une attitude mentale propre au [-à la] chercheur [-se] » : « Au-delà de manières d’être au monde et d’agir d’apparence étranges et étrangères, l’autre est un homme [ou une femme] comme moi. Son altérité ne représente pas une substance immuable, elle est seulement relative et contingente : je ne suis autre que dans les yeux de celui qui me regarde » (Gardou, 2010 : 15)
Aujourd’hui, la discipline admet et encourage une anthropologie du proche et du contemporain, avec des thématiques variées consacrées à des groupes sociaux de proximité. Ainsi, « l’anthropologie, dans l’unité et la diversité de l’actuelle contemporanéité, est non seulement possible mais nécessaire » (Augé, 1994 : 177). Effectuer une anthropologie du proche amène certes des avantages liés par exemple à la compréhension de la langue et du discours émique, mais nécessite un processus de distanciation (Beaud et Weber, 2010) permanent. Mes observé-e-s faisant partie d’un milieu social et d’un âge semblable au mien, parfois avec des formations universitaires quasiment identiques aux miennes, avec des représentations, pratiques et normes proches des miennes, je me trouvais bien dans un cas d’ « excès de familiarité » (ibid. : 130). J’ai ainsi dû pratiquer l’ « étonnement systématique pour interroger les faits sociaux » et « questionner sans arrêt [mes] propres a priori et [me] mettre en situation d’apprentissage » (Augé et Colleyn, 2009 : 16). Le décalage de valeurs que j’ai parfois ressenti a cependant eu l’avantage de m’interpeller et a contribué à un recul méthodologique.
POSTURE EPISTEMOLOGIQUE
L’approche que je vais suivre dans ce travail de recherche assume une position constructiviste, notamment par l’utilisation dans la rédaction d’un « je méthodologique » (Olivier de Sardan, 2000). Mon rôle de chercheuse a doublement influencé ce travail, non seulement d’un point de vue interactionniste par la construction d’une intersubjectivité à travers le dialogue avec les interviewé-e-s et les relations avec les observé-e-s, mais encore par ma simple présence, constituant un rôle spécifique (étudiante-ethnologue, membre de the fair people, travaillant dans une entreprise de communication visuelle, jeune femme, suisse, de 26 ans, etc.) auquel ceux-celles-ci ont adapté leurs discours et attitudes. D’autre part, dans une perspective postmoderne, en suivant les dires de Baré (1999), l’ethnologie (comme toute science sociale) relève d’une construction par son caractère littéraire, et est donc « quelque chose de fabriqué, quelque chose de façonné » (ibid. : 271). Je me conçois donc en chercheuse « bricoleuse » (Denzel et Lincoln, 2005). Assumant ce caractère subjectif, ce travail va ainsi représenter des vérités partielles et partiales (Clifford, 2010 [1986]).
Ce travail sera également fortement marqué par la sociologie phénoménologique de Berger et Luckmann, selon le principe que « c’est à partir de la perception subjective des phénomènes qu’est décrite la société » (Martucelli in Berger, Luckmann, 2014 [1966] : 244). Voyant les acteur-trice-s sociaux-ales non pas comme des être passifs régi-e-s par les institutions, Berger et Luckmann proposent un modèle d’être actifs, constructeurs de typifications, donnant lieu à une institutionnalisation des conduites par la légitimation, à la base de l’ordre social. La société est alors vue comme une « conversation multiple, permanente et ininterrompue » (ibid.). Le langage et l’échange prennent alors toute leur importance dans le processus de légitimation : « le plus important véhicule de conservation de la réalité est la conversation » (ibid. : 244). Je vais ainsi chercher à rester au plus proche du discours des acteur-trice-s observée- s lors de mon terrain.
PROBLEMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE
Les définitions de l’entreprenariat social consultées pour ce travail montrent souvent une opposition idéologique claire entre valeurs sociales et entrepreneuriales. Selon Patrick Valéau (2010) par exemple, l’entreprenariat social fait face à plusieurs « dilemmes », dû à des objectifs et des valeurs contradictoires. Selon celui-ci, l’introduction de buts et de valeurs non-économiques peut changer la nature de l’entreprenariat, qui doit ajouter aux logiques de croissance et d’efficacité d’autres préoccupations idéologiques. Le défi des entrepreneur-se-s consiste alors à rendre leur vision « idéaliste, espérant contribuer à un monde meilleur » (ibid. : 207) possible, en mobilisant en retour une certain pragmatisme. Valéau définit trois dilemmes pour l’entreprise sociale, le premier opposant efficacité économique et valeurs éthiques, le deuxième hiérarchie et démocratie, et le dernier s’accrocher ou abandonner. Ces dilemmes sont ainsi selon l’auteur les « turning points » (ibid. : 227) de l’entreprenariat social, le moment crucial où les entrepreneur-se-s cherchent à construire une structure correspondant le plus possible à leur vision initiale. Je vais dans ce travail questionner le premier dilemme présenté par l’auteur : peut-on vraiment parler d’opposition si manichéenne entre vision idéaliste et logiques économiques ? Je vais ici m’interroger sur cette apparente dualité, pour la tempérer et montrer que les mécanismes en jeu sont d’un ressort plus complexe.
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Table des matières
RESUME
TABLE DES MATIERES
GLOSSAIRE
NOTES TYPOGRAPHIQUES
REFERENCES DES ENTRETIENS
I. INTRODUCTION
I.1. MODALITES DE TERRAIN CHOIX ET DEROULEMENT DU TERRAIN
I.2. METHODOLOGIE
RECOLTE DE DONNEES
ANALYSE
UNE ANTHROPOLOGIE DU PROCHE
ETUDE DE CAS
I.3. ANCRAGE THEORIQUE
POSTURE EPISTEMOLOGIQUE
I.4. PROBLEMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE
II. ANALYSE
CHAPITRE 1 | PRESENTATION DU PROJET
ETAPE DE DEVELOPPEMENT
1.2. LES ACTEUR-TRICE-S
1.2.1. LES MEMBRES DE L’EQUIPE
1.2.2. LES #FAIRPLACES
1.2.3. LA COMMUNAUTE
1.3. LE CONTEXTE
1.3.1. UN NOUVEAU CAPITALISME ET LA CITE PAR PROJETS
1.3.2. NTIC ET GENERATION Y
1.3.3. PRESENTATION CRITIQUE DU DEVELOPPEMENT DURABLE
CHAPITRE 2 | UNE STARTUP D’ENTREPRENARIAT SOCIAL
2.1. QU’ENTEND-ON PAR ENTREPRENARIAT SOCIAL ?
2.1.1. DEFINITION(S) ET CONTEXTUALISATION
2.1.2. L’ENTREPRENARIAT SOCIAL SELON LES ACTEUR-TRICE-S DU PROJET
2.1.3. UNE VISION IDEALISTE ?
2.2. UNE JEUNE POUSSE
2.2.1. REFLEXION SUR LE STATUT DU PROJET
2.2.2. QU’EST-CE QU’UNE STARTUP ?
2.2.3. UNE STRUCTURE CHANGEANTE ET SES CONSEQUENCES
2.2.4. CONCLUSION TEMPORAIRE ET RAPPEL DE LA PROBLEMATIQUE
CHAPITRE 3 | STRATEGIES DE CONCRETISATION DU PROJET SOCIAL ET ECOLOGIQUE
3.1. LES INCUBATEURS DE PROJETS D’ENTREPRENARIAT SOCIAL
3.1.1. UNE ETHNOGRAPHIE
3.2. UN ANCRAGE DANS LE « REEL »
3.2.1. RESEAUX SOCIAUX
3.2.2. OBJECTIFS DE CETTE VISIBILITE
3.3. L’HYBRIDITE COMME STRATEGIE ECONOMIQUE
3.3.1. LES CONCOURS DE STARTUP
3.4. UTILISATION DE LA NOTION DE DEVELOPPEMENT DURABLE
3.4.1. VERS UNE « SOCIO-ANTHROPOLOGIE DU DEVELOPPEMENT DURABLE »
3.4.2. ENTREPRENARIAT SOCIAL ET DD : HISTORIQUES ET LOGIQUES
3.4.3. UTILISATION DU DD PAR THE FAIR PEOPLE
3.4.4. CONCLUSION TEMPORAIRE
III. CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
SITOGRAPHIE
ANNEXES
REMERCIEMENTS
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