Stocker du carbone dans les sols français

Contexte et motivations de l’étude

Les enjeux 

Le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2018 établit que pour contenir la hausse de la température en deçà de +1,5°C par rapport à la période préindustrielle, il serait nécessaire d’atteindre la neutralité carbone à l’échelle du globe en 2050. Cet objectif ambitieux d’équilibre entre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES) et la séquestration de CO2 par les écosystèmes s’impose désormais comme référence dans la plupart des politiques climatiques nationales, européennes et internationales. L’accord de Paris de 2015 mentionne, dans son article 4, l’objectif d’atteindre la neutralité carbone avant la fin du siècle, pour rester bien en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels. Dans le cadre du projet de loi relatif à l’énergie et au climat de 2019, la France remplace l’objectif de division par quatre des émissions de GES entre 1990 et 2050 (facteur 4) par un objectif de neutralité carbone en 2050, ce qui constitue un défi plus exigeant puisqu’il suppose une division des émissions par un facteur supérieur à six. Parallèlement, la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) mise en place en 2015 a fixé trois premiers budgets carbone jusqu’en 2028, constituant des plafonds d’émissions à ne pas dépasser par période de cinq ans.

Atteindre la neutralité carbone suppose à la fois :
– de réduire drastiquement les émissions de CO2 liées à l’usage des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), à la déforestation et à la disparition des zones humides, ainsi que les émissions des autres GES (CH4 et N2O), d’origine majoritairement agricole ;
– d’accroitre simultanément le puits de CO2 que constitue la biosphère continentale, par des changements d’occupation des sols (afforestation notamment) et le développement de pratiques agricoles et sylvicoles favorisant la séquestration de carbone dans les sols et dans la biomasse ligneuse.

L’analyse des tendances récentes d’évolution des émissions de GES en France, en Europe et dans le monde montre qu’en dépit de l’accord de Paris de 2015, celles-ci ont continué d’augmenter, hormis une légère baisse amorcée en Europe en 2018 (-2,5% par rapport à 2017). Au niveau national, le bilan de la SNBC établi sur la période 2015-2018 révèle que le premier objectif n’a pas été atteint. Tous les leviers mobilisables pour réduire ces émissions doivent être mis en œuvre sans tarder si l’on veut éviter une hausse de la température supérieure à +1,5°C à l’horizon 2050, et toutes les conséquences qu’aurait un tel changement sur les écosystèmes et les conditions de vie de l’humanité. Parallèlement, tout doit être fait pour accroitre la séquestration de CO2 par la biosphère, en favorisant le stockage de C dans des compartiments à temps de résidence long comme les sols ou la biomasse ligneuse. La neutralité carbone ne pourra être raisonnablement atteinte en 2050 que si les deux leviers sont mis en œuvre simultanément.

L’initiative 4‰ 

A l’échelle planétaire, le stock de carbone organique des sols représente de l’ordre de 2 400 Gt de C, soit le triple de la quantité de carbone contenue sous forme de CO2 dans l’atmosphère (860 GtC). Le rapport entre les émissions anthropiques annuelles de C (9,4 GtC) et le stock de C des sols (2 400 GtC) est de l’ordre de 4‰, ce qui suggère qu’une augmentation de 4‰ par an du stock de C des sols permettrait théoriquement de compenser les émissions anthropiques de CO2 (Minasny et al., 2017). Sur la base de ce calcul, l’initiative « 4 pour mille : les sols pour la sécurité alimentaire et le climat » a été portée par la France en 2015 à l’occasion de la COP 21. Elle vise à promouvoir l’augmentation des teneurs en carbone organique dans les sols, au nom des bénéfices attendus en termes d’atténuation du changement climatique, mais aussi de préservation des sols et de sécurité alimentaire du fait des effets positifs du carbone des sols sur leurs propriétés et sur les rendements agricoles, en particulier dans les régions du monde où les sols sont les plus dégradés. En France, le stock total de carbone organique dans l’horizon 0 30 cm des sols (hors surfaces artificialisées) est de l’ordre de 3,58 Gt de C, équivalent à 13,4 Gt de CO2e. Une augmentation de 4‰ par an de ce stock compenserait de l’ordre de 12% des émissions françaises de GES (458 MtCO2e en 2016). En faisant le calcul, très théorique, sur l’horizon 0-100 cm, le pourcentage de compensation atteindrait 19%. Ce calcul montre que dans le cas d’un pays comme la France, le stockage additionnel de carbone dans les sols ne peut en aucun cas suffire à atteindre la neutralité carbone. Il ne peut être qu’un levier parmi d’autres, au premier rang desquels figure la réduction des émissions. L’ordre de grandeur permis par ce levier est néanmoins significatif, ce qui milite pour un chiffrage plus précis du potentiel associé.

Au niveau national, un premier rapport d’expertise scientifique collective publié par l’INRA (Contribution à la lutte contre l’effet de serre : Stocker du carbone dans les sols agricoles de France ?) avait dès 2002 mis en évidence l’existence d’un potentiel de stockage additionnel de carbone dans les sols agricoles français de l’ordre de 1 à 3 millions de tonnes de C par an, tout en soulignant les fortes incertitudes associées à ces estimations, les limites d’une approche ne considérant pas les autres GES agricoles, et les difficultés de prise en compte de ce levier dans les inventaires et les négociations climatiques internationales. Un deuxième rapport publié par l’INRA en 2013 (Quelle contribution de l’agriculture française à la réduction des émissions de gaz à effet de serre ?) a chiffré le potentiel d’atténuation permis par des modifications des pratiques agricoles, dont certaines visant un stockage additionnel de carbone dans les sols et la biomasse ligneuse représentant un potentiel d’environ 2,3 millions de tonnes de C par an.

Les controverses scientifiques 

L’initiative « 4 pour mille » a donné lieu depuis son lancement à une controverse scientifique, parfois assez vive (van Groenigen et al., 2017 ; de Vries, 2017 ; Baveye et al., 2018 ; VandenBygaart, 2017 ; White et al., 2017 ; Poulton et al., 2018 ; Amundson et Biardeau, 2018 ; Schlesinger et Amundson, 2018). Le caractère simpliste du calcul initial a été, à juste titre, souligné. D’autres calculs, basés sur une vision plus globale des stocks et flux de C à l’échelle globale et considérant uniquement l’horizon de surface du sol, ont été proposés depuis. L’augmentation du stock de carbone des sols par adoption de pratiques « plus stockantes » n’est possible que pendant une durée limitée, après quoi un nouvel équilibre est atteint, équilibre qui ne se maintient que si les pratiques stockantes perdurent dans le temps. L’augmentation du stock est réversible si les pratiques stockantes sont abandonnées. Hormis quelques techniques susceptibles d’accroitre les stocks par limitation des pertes de carbone par minéralisation, la plupart des pratiques stockantes supposent un accroissement des entrées de carbone dans les sols ; elles requièrent donc la mobilisation de ressources organiques supplémentaires par rapport à celles déjà restituées aux sols (effluents d’élevage, résidus de culture…), dont la disponibilité est limitée, voire pourrait être réduite à l’avenir dans un contexte de développement de la bioéconomie. Compte tenu de la faible flexibilité des rapports entre éléments (carbone, azote, phosphore) dans la matière organique du sol, il ne peut y avoir de stockage additionnel de carbone sans un stockage concomitant d’azote. Si cet azote provenait d’apports supplémentaires d’engrais de synthèse, il en résulterait des effets négatifs sur les émissions de GES du fait des émissions directes de N2O associées et des émissions induites de CO2 liées au coût énergétique de fabrication des engrais (van Groenigen et al., 2017). Le changement climatique lui-même peut limiter le bénéfice attendu du stockage additionnel de carbone dans les sols, par réduction de la biomasse disponible et/ou accélération de la minéralisation sous l’effet de l’augmentation de la température (Meersmans et al. 2016). Enfin, de très nombreuses barrières agronomiques, économiques et sociales sont susceptibles de limiter l’adoption de pratiques agricoles favorisant le stockage de carbone (Amundson and Biardeau, 2018). Le chiffrage du stockage additionnel potentiel à l’échelle du globe avancé par Minasny et al. en 2017 (2-3 GtC par an, ce qui compenserait 20-35% des émissions anthropiques de CO2) est ainsi jugé optimiste par plusieurs auteurs.

Malgré toutes ces limites et incertitudes, il demeure que l’ordre de grandeur de ce potentiel est significatif au regard des autres flux de GES induits par les activités humaines et mérite donc d’être considéré, parmi d’autres, en tant que levier d’atténuation du changement climatique pour tendre vers la neutralité carbone. A l’occasion de la COP 21 à Paris en 2015, la plupart des Etats ayant proposé une contribution volontaire à la réduction des émissions de GES (INDC, pour Intended Nationally Determined Contribution), devenue engagement suite à la ratification de l’accord, ont mobilisé, parmi d’autres, le levier du stockage additionnel de carbone dans les sols. Dans un contexte difficile d’atteinte des objectifs fixés au niveau international, ré-explorer les possibilités offertes par ce levier reste d’actualité. La controverse qui a suivi le lancement de l’initiative « 4 pour mille » a en fait surtout pointé la nécessité de mieux quantifier le potentiel de séquestration permis par ce levier, et de réduire les incertitudes associées.

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Table des matières

1. Introduction
1.1. Contexte et motivations de l’étude
1.2. Objectifs et modalités de mise en œuvre de l’étude
1.3. Plan du rapport
2. Eléments de méthodologie de l’étude
2.1. Principes et méthodes de travail pour les projets conduits par la DEPE de l’Inra
2.2. Caractérisation du collectif d’experts : champs disciplinaires couverts, collaboration scientifiques
2.3. Caractérisation des liens d’intérêt dans le collectif d’experts
3. Analyse bibliographique
3.1. Stockage de carbone dans les sols : définitions, concepts mobilisés et conventions
3.2. Les mécanismes à l’origine du stockage/déstockage de carbone dans les sols
3.3. Les modèles d’évolution des stocks de carbone dans les sols
3.4. Effet de la teneur en C des sols sur le fonctionnement des agroécosystèmes
3.5. Stocks de carbone des sols métropolitains et effet des changements d’occupation des sols sur l’évolution xxxxx de ces stocks
3.6. Etat des connaissances sur des pratiques réputées « stockantes » en forêt
3.7. Etat des connaissances sur les pratiques réputées « stockantes » en prairies permanentes
3.8. Etat des connaissances sur des pratiques réputées stockantes en grande culture et cultures pérennes
3.9. L’agroforesterie, les haies, les bords de champs
3.10. Synthèse sur les relations entre pratiques « stockantes » et processus / facteurs affectés
3.11. Combinaisons de pratiques stockantes à l’échelle du système de culture, de l’exploitation et du territoire
3.12. Méthodes d’évaluation des coûts de mise en œuvre de pratiques stockantes
3.13. Les outils incitatifs, les politiques existantes, les leviers et les freins à l’adoption de pratiques stockantes
3.14. Synthèse et conclusion de l’analyse bibliographique
Focus 3-1. La génétique, un levier d’action pour l’amélioration du stockage de carbone
Focus 3-2. Stocks et stockage de carbone : le cas des sols des Antilles
Annexes
4. Estimations du potentiel technico-économique de stockage additionnel de carbone dans les sols français
4.1. Approche globale mise en œuvre pour l’analyse conjointe du potentiel de stockage additionnel et du coût
4.2. Pratiques stockantes retenues
4.3. Simulations réalisées pour l’estimation du stockage additionnel
4.4. Résultats relatifs au potentiel de stockage additionnel
4.5. Calculs réalisés pour l’estimation du coût de mise en œuvre des pratiques et résultats
4.6. Allocation coût-efficace de l’effort de stockage
5. Conclusion

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