Statuts et rôles des membres des foyers hellénisés d’Égypte

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Les sources papyrologiques grecques

Il est vrai que notre sujet nous invite à nous pencher sur ces sources de première main parvenues jusqu’à nous grâce à la capacité de conservation du papyrus. Il s’agit d’un matériau formé par des feuilles tressées d’une plante des marais d’où il tire son nom94. Sur l’ensemble de notre corpus, seul un document (BGU IV 1463, document n° 53) est un ostrakon, autrement dit un fragment de poterie cassé et réemployé comme support pour écrire95. Les conditions climatiques exceptionnelles du désert égyptien ont ainsi assuré la conservation de cette « mémoire des sables », d’après l’expression de N. Lewis96. Le papyrus était le matériel standard employé pour l’écriture quotidienne au cours de la période hellénistique. Les textes écrits sur ce support n’étaient ni destinés à être publiés ni à perdurer97.
Parmi l’ensemble des papyri, ceux qualifiés de « documentaires » sont plus riches d’informations sur les pratiques quotidiennes que les papyri littéraires98. Malgré la contestation de cette catégorisation par certains historiens, tels que E. G. Turner, elle met en avant les différences de contenus et de méthodes d’analyse entre ces deux types papyrologiques99. De fait, nos recherches nous ont conduit à écarter les textes savants d’orateurs attiques, de philosophes, de moralistes, d’historiens, de lexicographes, de poètes, de botanistes, etc., qui constituent la papyrologie littéraire100. À l’inverse, travailler sur les papyri documentaires nous permet d’approcher le quotidien des personnes vivant au cours de cette période101. Ils sont divisés en deux catégories : les documents privés d’une part et les documents publics de l’autre. Cette classification doit également être considérée avec prudence. Il existe effectivement des documents ne pouvant pas être catégorisés dans l’un ou l’autre de ces groupes102.
La diversité de ce corpus offre ainsi la possibilité de croiser des sources abordant le thème de la famille sous des angles différents. Pour la formation, comme pour l’étude de cet ensemble documentaire, nous nous sommes alors appuyés sur des études papyrologiques, dont les progrès sont notoires depuis leur création.
La discipline papyrologique émerge au XIXe siècle, à l’instigation d’égyptologues européens. De célèbres découvertes lui ont permis de s’affirmer. Nous pouvons citer les renommés papyri ptolémaïques de Memphis, découverts par A. Mariette vers 1850, ou ceux de Tanis, Hawara et Gourob (près d’Abousir), découverts entre 1883-1884 et 1890 par W. Flinders Petrie110. Bien que ce champ d’étude ait pris une orientation scientifique, il est regrettable que la plupart des pièces découvertes ont été éparpillées parmi les collections d’antiquités égyptiennes et sur des critères ne relevant pas d’analyses historiques111. Les premiers textes à avoir été collectés étaient de langues grecque et latine et sont remarquables pour leur qualité de conservation112.
Ces avancés dans le domaine de la papyrologie ne doivent pas pour autant nous faire nier l’existence de limites dans l’exploitation des papyri. Nous constatons effectivement une concentration géographique des sources papyrologiques qui nous invite à ne pas effectuer de généralisation hâtive. Cela s’explique par la fragilité des feuilles de papyri en milieu humide, entraînant leur disparition dans la région du Delta et celle d’Alexandrie. Au contraire, la région du
Fayoum est le lieu où la documentation papyrologique est la plus abondante122. Cette inégale répartition des papyri n’est pas uniquement spatiale, mais aussi temporelle. En effet, mis à part le document P. Eleph. 1 (document n° 50), légèrement antérieur à notre première borne chronologique, les papyri de notre corpus s’étalent sur l’ensemble de la période ptolémaïque. Toutefois, cette répartition n’est pas uniforme.
Nous remarquons que les papyri retrouvés sous le règne de Ptolémée Ier sont moins nombreux que sous son successeur124. Cela s’explique par l’essor du cartonnage, c’est-à-dire l’emploi de papier recyclé pour réaliser des momies humaines ou animales125. D’autre part, nous constatons un nombre de documents plus important pour la période allant du règne du premier roi lagide jusqu’au règne de Ptolémée VI. Cette perte de vitesse progressive du nombre de papyri grec peut s’expliquer par la conjecture qui joue en la défaveur des familles grecques. En effet, les tensions sociales et militaires sous les règnes de Ptolémée VI et Ptolémée VII, mais surtout la réorganisation des armées qui a permis l’ascension des familles égyptiennes et une plus grande mixité, entraînent un relatif retrait des élites grecques126. Ces dernières étaient alors moins disposées à écrire des documents relatifs à la protection de leurs richesses dont la quantité a été réduite. L’absence de document recensé sous Ptolémée VII et XI s’explique principalement par la courte durée de leur règne.
Afin de prendre conscience de cette fragilité et sous les conseils de S. Wackenier, nous avons donc classé les papyri de notre corpus en trois catégories d’après leur état de conservation127. Nous entendons par complets, des documents dont les marges ont été conservées, de même que la totalité du texte, avec éventuellement quelques lettres en lacune. Un texte lacunaire présente deux ou trois marges, mais il manque une partie du texte. Quant aux papyri fragmentaires, ils ne possèdent pas de marge ou une seule.
Nous pensons également aux pillages, aux pertes ou encore aux traductions successives, qui sont un ensemble de raisons de garder un regard critique sur les interprétations des sources papyrologiques128. Il semble donc impossible de proposer une étude quantitative exhaustive d’un phénomène à partir des papyri de l’Égypte ptolémaïque. À l’inverse, ces sources nous permettent d’aborder un ensemble de cas individuels. Les archives sont les parfaits exemples de papyri nous livrant des données qualitatives sur la société ptolémaïque.
Le terme d’archive sert à désigner un ensemble de papyri documentaires, publics ou privés, qui ont été rassemblés durant l’Antiquité par un individu, une famille ou bien un temple129. À l’inverse, un dossier est un corpus documentaire réuni par des papyrologues contemporains, au sujet d’une personne, d’une famille ou d’un sujet particulier130. Ici encore, des papyrologues débattent au sujet de cette distinction131. Il n’en reste pas moins que les archives apportent des informations précieuses aux papyrologues. En effet, là où les textes indépendants ne représentent qu’une succession de clichés sporadiques, les archives établissent un récit cohérent d’une personne, d’une famille ou d’une communauté sur des mois, des années voire des décennies. Cela facilite les recherches sur les différents aspects de la vie comme l’économie, les institutions, le genre, l’ethnicité, etc., de cette époque132.
Le plus grand corpus d’archives rassemblé pour l’époque ptolémaïque est celui réalisé par un homme d’affaire carien du nom de Zénon. Il comporte environ mille huit cents textes, en bon état ou fragmentaires, majoritairement écrits en grec133. Les archives de Zénon ont été découvertes fortuitement au début du XXe siècle. Une grande partie d’entre elles ont été envoyées au musée du Caire134. Cela a motivé la publication de cinq volumes sous la direction de C. C. Edgar135. D’autres papyri de Zénon ont été dispersés parmi des collections européennes, notamment à Londres, à Florence, à Manchester ou aux États-Unis136. En 1980, les archives ont été rassemblées par des chercheurs sous la direction de P. W. Pestman, qui ont alors publié A Guide to the Zenon archive137. Le détenteur originel de ces archives, Zénon, le fils d’Agréophon, est né vers 285 av. J.-C. à Kaunos, une ville carienne qu’il a quittée pour faire carrière en Égypte138. Il a d’abord été représentant d’affaires et secrétaire particulier du dioikétès, c’est-à-dire ministre des finances auprès du roi, Apollonios139. Il est ensuite nommé gestionnaire du domaine d’Apollonios à Philadelphie, tout en continuant son activité dans la région du Fayoum140. Zénon est notamment connu pour son poste de représentant du ministre en Palestine. Il profite de son émigration vers ce pays pour investir dans le commerce d’esclaves141. Son succès lui vaut d’être promu intendant et secrétaire privé d’Apollonios142. Ce rôle le conduit à voyager de manière régulière, notamment dans les villes de Memphis, Berenikes Hormos, près d’Héliopolis, Boubastis, Leontopolis et Mendes. Au cours de l’année 256 av. J.-C., il s’installe définitivement à Philadelphie, près du domaine du dioikétès143. À côté de ses entreprises personnelles qu’il continue à faire fructifier, il gère le domaine ministériel144.

Méthodes et enjeux de l’étude papyrologique du foyer d’Égypte ptolémaïque

Les travaux de C. Hue-Arcé nous ont également intéressée en raison de la méthode qu’elle a employée pour rassembler et analyser son corpus documentaire. En effet, nous avons utilisé les mêmes bases de données que celles dont elle a eu besoin pour son étude262. Cette méthode ne remplace pas l’observation directe de la source bien entendu. Lorsque la transcription numérique nous fait perdre la réalité matérielle du papyrus, des photographies pallient ce problème en rendant visible l’emplacement des lacunes. Cela nous permet de réaliser le niveau de dégradation du document et les comblements qui ont été réalisés par les papyrologues. Il n’en reste pas moins que ces bases de données ont été un outil de premier ordre dans notre recherche. D’une part, nous avons puisé nos informations dans celle crée par la Columbia University, nommée Papyri.info. Elle a été mise en ligne sous la direction du professeur R. S. Bagnall et rassemble les différentes bases de données papyrologiques qui étaient déjà disponibles en ligne auparavant, notamment l’Advanced Papyrologyical Information System (APIS)263. D’autre part, le portail Trismegistos.org, ouvert depuis juillet 2013, propose une traduction des mots du texte grec en anglais, allemand, italien, etc., et donne des éléments essentiels sur la nature du document tels que la datation et les lieux de découverte, d’écriture, de destination et de conservation. Nous y trouvons également des indications sur le contenu du document, son contexte plus large et des pistes bibliographiques.  L’enjeu de notre sujet sera ainsi de comprendre comment et dans quelle mesure les normes familiales grecques d’époque classique ont inspiré les pratiques des familles hellénisées d’Égypte266. Cela nous permettra d’aborder le quotidien des familles au sein de leur foyer. L’objectif vers lequel tendent nos recherches est l’analyse des rapports familiaux sous l’angle du concept grec de philia. Ce terme est généralement traduit par « amitié », mais renvoie plus largement aux échanges bienfaisants et à l’affection mutuelle, qui assurent l’harmonie au sein d’une relation267. Appliquée à la sphère familiale, cette notion est associée à la prospérité, l’harmonie et la pérennisation du foyer268. Toutefois cet idéal se confronte aux transgressions des normes familiales. Or, l’étude des normes est le corollaire de celle des transgressions269. Nous reviendrons plus en détail sur l’état actuel de notre réflexion sur ce sujet en conclusion. En effet, avant d’analyser les relations intrafamiliales sous l’angle de la philia, nous devons comprendre l’organisation des individus et de leurs rapports au sein des foyers rencontrés lors de l’analyse de notre corpus papyrologique.
Deux axes de recherches structurent notre réflexion. Le premier concerne le statut des différents membres qui composent le foyer. Nous serons de fait amenée à nous interroger sur les rôles attendus par chacun d’entre eux. Le second point que nous souhaitons développer pose la question des interactions entre les résidents de la maison. À travers l’étude des pratiques matrimoniales et testamentaires, nous nous interrogerons alors sur l’existence d’une hiérarchie domestique. Cette partie sera également l’occasion d’aborder les querelles voire les conflits au sein du foyer.

Le chef du foyer : un garant des vivres et de la protection de sa famille

Nous commençons notre analyse par le père de famille qui est le détenteur de l’autorité au sein du foyer de type grec. La domination masculine est attestée au cours de la période classique dans les domaines juridique, physique et politique285. À l’intérieur de sa maison, le père est aussi nommé kyrios, que nous pouvons traduire par « tuteur ». Il est ainsi responsable du bien-être familial, détenteur du patrimoine et possède l’autorité sur tous les habitants de son foyer286. La puissance paternelle pèse donc à la fois sur les biens du foyers, et sur sa femme, ses enfants, et, s’il en a, ses esclaves287. Il convient alors de mettre en perspective cet exemple grec du rôle paternel avec celui attribué au père de famille dans les foyers hellénisés d’Égypte. De fait, nous sommes amenée à étudier les traces laissées par les sources papyrologiques au sujet des devoirs, pratiques et représentations associés à la figure paternelle dans ces foyers.
L e chef de la propriété familiale
Dans un premier temps, nous pouvons nous interroger sur les évolutions de l’exercice de la puissance paternelle entre l’époque classique et l’époque ptolémaïque. Le premier élément par lequel nous souhaitons comparer les deux sociétés concerne sa qualité de « chef du foyer ». Pour cela, nous pouvons nous référer à l’ensemble des occurrences présentant le père comme le propriétaire du foyer familial, ou plutôt comme la figure de référence288.
Par exemple, la qualification de kyrios peut servir à indiquer qu’il est le propriétaire du foyer. En effet, à l’époque classique peut servir à désigner le détenteur de biens immobiliers ou mobiliers289. Il ne s’agit pas de l’unique sens du terme kyrios, mais nous reviendrons ultérieurement sur ce point. D. Schaps affirme que le titre de kyrios, ou « chef de foyer », ne peut être porté que par un homme en Grèce antique290. De même, D. MacDowell montre que le terme d’oikos, définissant le foyer à l’époque classique, qualifiait à l’origine la propriété d’un seul homme uniquement. Ce n’est qu’au cours des Ve et IVe siècles av. J.-C. qu’un glissement sémantique a associé ce nom à la propriété familiale291. Nous pouvons en conclure, à la suite de D. Schaps, que le père est le détenteur de l’ensemble des biens du foyer durant la période classique292. Dans l’objectif de trouver des similitudes entre le chef de la propriété familiale athénien et le père dans nos sources d’époque ptolémaïque, nous avons commencé par repérer les occurrences du terme de kyrios, lorsque celui-ci détenir les biens énumérés. S’appuyer sur les testaments est donc un moyen d’obtenir des éléments de réponse concernant la propriété paternelle, mais reste limité aux familles aisées.
Une autre piste de recherche concernant la question de l’appartenance du foyer au père réside dans les occurrences des expressions « maison de mon père » ou « propriété de mon père », citées dans plusieurs enteuxeis.
Il en est ainsi pour l’enteuxis P. Tebt. III 1 771 (document n° 23) du milieu du IIe siècle av. J.-C., dans laquelle un cultivateur royal se plaint de l’usurpation de la « πατρικῆς οἰκίας » (l. 7), autrement dit de la maison qu’il avait hérité de son père. Il insiste à deux reprises (l. 7 et l. 8) sur le fait que son père était possesseur de cette maison, justifiant ainsi sa légitimité en tant qu’héritier.
De même, les plaignants de l’enteuxis P. Tebt. III 1 779 (document n° 20) mettent également en avant la propriété paternelle du terrain dont ils se revendiquent les héritiers. De cette manière, l’expression « ὑπ[ὸ τοῦ] π̣α̣τ̣[ρὸς ἡμῶν ἐπὶ] οἰκήσει » (l. 6) insiste sur la transmission de la résidence par le père qui en était le détenteur. Nous pouvons également citer l’enteuxis P. Dryton 34 (document n° 123) par laquelle les filles de Dryton se plaignent de l’usurpation de leur parcelle qui équivaut à la moitié des terres de leur père, en grec « μέρ[ους] ἡμίσους τῶν π̣α̣τρικῶν ἐγγαίων ὄ̣‚ντων » (l. 8). À l’instar de ce que nous avons évoqué pour les testaments, elles insistent sur le fait que cette propriété a appartenu à leur père aussi longtemps qu’il a vécu par l’expression « ν ὁ̣‚πατὴρ ἡμῶν ἐφʼ ὅσον̣[π]εριῆι χρόνον » (l. 16). Cet exemple révèle toutefois un biais dans notre réflexion dans la mesure où ce sont des filles qui reçoivent cet héritage.
Si ces enteuxeis ont également trait à la transmission d’un héritage et donc concernent les élites, nous trouvons aussi dans les recensements l’idée d’une propriété paternelle de la maison familiale. Ainsi, la déclaration W. Chr. 198 (document n° 83) présente Asklepiades (l. 1) accompagné de sa femme, comme l’indique l’expression « Ἀσκληπιάδης, γυνὴ Πατροφίλα » (l. 1). L’ambiguïté de cette formulation nous conduit à nous demander si la propriété est bien celle du père seul ou du couple. Cependant, W. Clarysse et D. J. Thompson ont observé que les femmes citées dans les registres sont présentées par rapport à un référent masculin. Elles sont donc inscrites en tant que filles, épouses, sœurs voire mères du chef de famille295. Par conséquent, cette remarque ne remettrait pas en cause la possession du patrimoine familial par le père qui est le chef en son foyer.
Si nous tirons de ces observations la conclusion d’une propriété exclusive du foyer par le père de famille, nous risquons cependant de commettre un anachronisme. Il convient de garder à l’esprit que cette conceptualisation de la propriété au sens actuel du terme n’est pas aboutie dans la pensée grecque antique296. La distinction entre la propriété individuelle du foyer familial et celle de l’ensemble des résidents de ce foyer ne semble donc pas pertinente297. L. Foxhall montre ainsi que l’héritage ne doit pas être considéré comme un transfert d’homme à homme, mais de foyer à foyer298. Cela pourrait expliquer l’expression « προγον̣ικῆς ο[ἰ]κ̣ίας » (l. 12) employée dans UPZ II 170 (document n° 116) et qui renvoie non à la maison du père, mais à celle des ancêtres299. Pour la période classique comme pour la période hellénistique, il faudrait donc en conclure à une propriété davantage symbolique qu’effective du père de famille300.
Au sujet de la propriété foncière en Égypte au cours de la période ptolémaïque, il faut également prendre en considération les kléroi. Ces terres étaient concédées aux soldats de la part du pouvoir ptolémaïque afin d’assurer leur subsistance et en échange de leur service militaire301. Or, si elles devenaient la propriété de soldats, ces derniers pouvaient la transmettre à leurs héritiers302. Nous reviendrons plus loin sur la possibilité des femmes à hériter du kléros ou plutôt à le gérer en attendant la majorité de leur fils303. Les testaments des soldats attestent de la capacité du père à transmettre ces terres à son héritier304. Celles-ci sont inscrites au nom du père, ce qui explique pourquoi le nouveau détenteur a un âge élevé lorsqu’il acquiert le kléros paternel305. Nous retrouvons les traces des transferts des kléroi dans notre corpus, comme l’indique l’expression « ἡμεῖν(*) πατρικοὺς κλή(ρους) » (l. 3), dans l’enteuxis P. Tebt. II 382 (document n° 69), que l’on peut traduire par « le kléros de notre père ». Herakles souligne de cette manière qu’il s’agit bien du kléros paternel qui doit être partagé avec son frère. Il montre notamment que son père a acquis cette terre grâce à son service pour le souverain (l. 7). De même, sachant que Dryton a effectué une carrière militaire, la cession du lot de terre mentionné dans les testaments P. Dryton 2 (document n° 118) et P. Dryton 3 (document n° 121) correspond très probablement à son kléros. Au fil des générations, la transmission du kléros fait de cette propriété individuelle une propriété familiale306. Il semble en être de même pour les autres attributions aux soldats. En dehors de leur kléros, les soldats pouvaient notamment recevoir de la part du gouvernement un stathmos et un équipement.
L’intervention paternelle dans la vie et la défense des membres de son foyer
Si ce rôle dans l’éducation des enfants semble commun aux cultures grecque et égyptienne, J. Assmann montre que l’intervention du père dans l’éducation des enfants dans la culture grecque dépasse le rôle de conseiller et de modèle de comportement du père dans la tradition égyptienne338. À partir des deux documents dont nous disposons à ce sujet, P. Enteux. 25 (document n° 6) et P. Enteux. 26 (document n° 11), nous pouvons supposer que le modèle paternel grec correspond davantage à ce que nous observons pour les foyers hellénisés d’Égypte. Ces enteuxeis soulignent aussi l’obligation qui pèse sur les enfants de venir en aide à leur géniteur vieillissant.
Si les enfants irrespectueux de cette règle risquent des poursuites judiciaires, nous savons que le père de famille est également en mesure de les écarter de l’héritage. C’est notamment ce que suggère le testament P. Eleph 2 (document n° 30), qui prévoit que les enfants ne pourront pas hériter des biens familiaux s’ils ne remboursent pas la dette de leurs parents (l. 10-11). Cela peut faire écho à la reconnaissance des enfants par le père durant l’époque classique. Selon ce rite, le père peut exclure son enfant du foyer familial339. Cependant, il ne lui était pas permis de déshériter les fils qu’il avait reconnus340. Nous pouvons donc considérer cela comme une réaffirmation de l’autorité paternelle, certainement due à l’éloignement du concept de citoyenneté en Égypte ptolémaïque. Le risque d’être déshérité se substituait ainsi à la menace de la déchéance de citoyenneté des fils irrespectueux.
De ce fait, l’éventuel renforcement de l’autorité paternelle nous conduit à interroger les sources sur la fréquence de l’intervention du père dans la vie des membres de son foyer au cours de la période ptolémaïque. Nous pouvons nous appuyer sur les enteuxeis qui mettent en scène le père prenant la défense des membres de sa famille.
Dans un premier temps, nous pouvons citer l’enteuxis P. Tebt. 800 (document n° 25) dans laquelle Sabattaios dénonce les violences subies par sa femme. Les pronostics vitaux de cette dernière et de l’enfant qu’elle porte semblent être engagés. Il demande que son agresseuse soit détenue sous bonne garde et condamnée à la mesure des sévices encourus par son épouse. Ce cas est similaire à celui du papyrus P. Mich. XV 688 (document n° 35). Il est ici question de l’effondrement d’un mur de la maison voisine sur la propriété du plaignant. Or, sa femme et sa fille ont été blessées dans cet accident. Il demande à obtenir un dédommagement financier en leur nom. Dans ces cas, l’intervention du père se limite à la demande que justice soit rendue pour sa femme et son enfant en danger. Ce recours à la justice montre le rôle des membres de la famille, en l’occurrence ici du père, pour la défense des droits des résidents du foyer341.
L’intervention du père dans une affaire impliquant sa femme ou son enfant peut être plus directe. Ainsi, dans le cas de de l’enteuxis P. Col. IV 83 (document n° 2), Antipatros demande la libération de son fils et de sa femme, capturés en raison d’une dette. Le plaignant montre en quoi cette détention est injuste. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il considère être la victime de l’affront du créancier de son épouse, comme l’indique le verbe à la première personne du présent de l’indicatif au moyen « ἀδικοῦμαι » (l. 1), alors que ce n’est pas lui qui a subi la détention. Nous pouvons en déduire qu’il est garant des actes commis par sa femme, Simonè. Celle-ci a réussi à s’enfuir, mais leur enfant est toujours maintenu prisonnier. L’objectif de l’enteuxis d’Antipatros est d’obtenir le retour de son enfant.
L’action paternelle dans la défense de ses enfants peut aussi avoir lieu au cours de leur vie adulte. Le père intervient notamment dans des affaires opposant son enfant à sa belle-famille. Nous pouvons citer l’enteuxis BGU VIII 1845 (document n° 41) écrite par Herakleides au sujet d’une affaire concernant sa fille. Celle-ci aurait expulsé sa belle-famille et son mari du foyer où elle réside (l. 7). L’état fragmentaire du document nous empêche de connaître les raisons de cet acte. Toutefois, nous constatons le soutien du père de cette épouse qui écrit une enteuxis au sujet de cette affaire et poursuit son gendre en justice. L’aide apportée par Herakleides a certainement pour but de donner du crédit à l’acte de sa fille et d’empêcher qu’elle soit condamnée pour cette expulsion.
Si ce cas fait état d’une aide juridique de la part du père, nous voyons qu’il peut aussi être sollicité dans le cas de problème financier que son enfant rencontre. Ainsi, dans l’enteuxis BGU VIII 1848 (document n° 43), Dionysias demande le retour de sa dot. Son ancien mari ne pouvant lui rendre la somme, c’est à son père, Isidore, de vendre son kléros pour faire parvenir l’argent à son fils (l. 19-20). Le refus de celui-ci peut être interprété de deux façon. D’une part, le beau-père de Dionysias peut considérer que ce n’est pas son rôle d’intervenir dans cette affaire. De l’autre, il est possible qu’Isidore n’ait pas les moyens de vendre son terrain.
Les femmes esclaves et servantes du foyer
Cette distinction genrée des tâches domestiques est notamment au cœur de la lettre PSI VI 667 (document n° 88). Celle-ci est écrite par une domestique qui se plaint d’effectuer un travail trop épuisant pour elle. Il est difficile de connaître son statut exact. En effet, l’émettrice se compare aux « παιδίσκ[αι ἀ]δικεθῖσαι(*) » (l. 5) que l’on peut traduire par « injustes servantes ». Nous en déduisons qu’elle est également une παιδίσκη. Or, le statut des παιδίσκαι fait débat entre les historiens419. Selon W. L. Westermann, cette femme ne serait pas une esclave, mais une domestique libre420. Cela expliquerait qu’elle puisse émettre cette lettre qui dénonce son traitement injuste (l. 5). Ainsi, le transport et l’empilement du bois et les autres tâches énumérées, mais qui ont été perdues dans la lacune, sont jugées trop difficiles pour elle. Par sa comparaison avec les autres servantes, nous comprenons que les femmes n’effectuaient pas ces tâches qui, en règle générale, devaient être attribuées à des hommes. Cela rappelle la division des fonctions domestiques selon les sexes qui se lit chez Xénophon421. Quelques papyri de notre corpus font mention des travaux effectués par des esclaves de sexe masculin. Par exemple, la lettre privée P. Cair. Zen. I 59148 (document n° 100) indique qu’un esclave pouvait être chargé du transport de marchandises. Dans ce cas, il s’agit de deux manteaux offerts par un ami de son maître à celui-ci. Il est fortement possible que le long temps de trajet entre Hérakléopolis (l. 2) et Alexandrie, s’il part du lieu où la lettre a été écrite, justifie que cette mission soit confiée à un homme. En outre, les serviteurs masculins pouvaient être boucher dans le foyer de leur maître, comme l’indique la lettre P. Zen. Pestm. 24 (document n° 99). La troisième fonction attribuée aux esclaves que nous avons rencontrée est celle du « lécythophore », autrement dit du porteur de lécythe. Nous en avons la mention dans la lettre UPZ I 121 (document n° 85)422. Étant donné que les tâches associées à ce travail consistent à porter un vase contenant généralement des cosmétiques, nous aurions pu nous attendre à ce qu’il soit attribué à une femme. Il est possible que cet esclave soit en charge d’accompagner son maître à la toilette, ce qui justifierait qu’il soit un homme. Une seconde hypothèse serait de penser que le poids du lécythe une fois rempli était trop lourd pour être porté par une femme. Si aucune de ces deux hypothèses ne peut être vérifiée, il reste encore à voir si des services étaient exclusivement réservés au personnel féminin.
Au cours de notre étude, nous avons relevé deux types de services domestiques associés aux femmes. D’une part, nous avons constaté le commerce d’esclaves femmes destinées à la prostitution. Si, comme nous le verrons plus loin, les rapports sexuels entre un maître et son esclave sont attestés, l’enteuxis PSI IV 406 (document n° 90) dévoile l’existence d’un commerce fondé sur la vente de femmes esclaves pour leur exploitation sexuelle (l. 15)423. Or, ce qui est dénoncé dans cette enteuxis n’est pas la nature de ce commerce, mais plutôt les accords illégaux passés avec des ennemis de l’Égypte et le détournement d’argent public424. Parmi les trois esclaves vendues, l’une est acquise par un homme aisé du nom de Drimulos pour devenir sa concubine, comme l’indique le terme « ἐρωμέ-νηι » (l. 36-37). Nous pouvons en conclure qu’au sein des foyers les plus aisés, le maître pouvait disposer d’une concubine esclave. Il convient de nuancer ce propos dans la mesure où des hommes esclaves auraient pu être astreints à ce service. Notre documentation ne présente cependant que des femmes dans ce rôle.
D’autre part, nous trouvons quelques mentions de nourrices qui sont exclusivement des femmes dans le corpus que nous étudions. Les sources en langue grecque à leur sujet sont plus abondantes pour la période romaine que pour la période hellénistique en Égypte425. En procédant par analogie avec les études concernant des documents d’époque romaine ou bien en démotique d’époque hellénistique, nous pouvons tenter de dresser le portrait de ces nourrices à travers les maigres sources à notre disposition426. Il semble qu’au cours de la période hellénistique, elles faisaient partie du foyer, comme en témoigne le recensement W. Chr. 198 (document n° 83) qui mentionne une « τροφὸς » (l. 3). À l’époque romaine, les nourrices libres s’occupent des enfants dans leur propre maison et les esclaves sont quant à elles invitées à vivre dans le foyer de leur maître427. Cela peut donc signifier que la τροφὸς mentionnée était une esclave ou bien qu’en règle générale, les nourrices intégraient toutes le foyer au cours de la période ptolémaïque. Comme leur nom l’indique, elles étaient tout d’abord en charge de nourrir les enfants en bas âge428. W. Clarysse et D. J. Thompson se sont interrogés sur leur statut et sur leur potentielle rémunération. Lors de leurs recherches, les historiens ont recensé la mention de douze nourrices au IIIe av. J.-C. Parmi elles, seules deux appartiennent à des foyers dont le chef porte un nom égyptien. Le point commun entre ces deux foyers est leur petite taille429. Nous pouvons donc supposer que ce sont les foyers aisés qui étaient en mesure de recourir au service d’une nourrice. Si l’on s’en tient aux noms, les nourrices égyptiennes étaient plus nombreuses que celles d’origine grecque et la plupart travaillaient dans des familles grecques430. L’analyse des registres d’impôts par W. Clarysse et D. J. Thompson a mis en avant la difficulté de rendre compte de leur statut431. Les historiens se sont penchés sur la question de la rémunération des nourrices. En effet, dans le cadre de l’enteuxis de P. Polit. Jud. 9 (document n° 30), la plaignante explique avoir payé un salaire mensuel à sa servante (l. 20). Ce revenu se compose de 2 500 drachmes de bronze pour ses vêtements, puis de diverses quantités de blé et d’huile (l. 21-25). Elle ne serait donc pas esclave. Selon M. Parca, les Égyptiennes employaient des femmes libres en tant que nourrice, tandis que les Grecques préféraient des esclaves432. La lettre P. Heid. III 232 (document n° 49), mentionnant une nourrice, ne clarifie pas le statut de celle-ci. D’un côté, par cette lettre privée, écrite en 155 ou 144 av. J.-C., le Grec Theon confie à l’Égyptien Paches la nourrice Tetosiris, en lui versant à l’avance un an de salaire. Il est possible que Tétosiris était une femme égyptienne travaillant au domicile de Paches, avant d’être transférée à celui de Theon433. De l’autre, nous lisons dans cette lettre que son émetteur souhaite que la nourrice soit traitée avec égard par son nouveau maître. Par conséquent, il apparaît une distinction entre les nourrices et les autres esclaves. Cela peut s’expliquer par les liens pouvant se tisser entre elle et la famille qu’elle sert et dont elle partage le quotidien. Les sources, bien plus abondantes pour la période romaine, dressent le portrait d’une femme dévouée, qui est appréciée des enfants434. Afin d’étudier les relations entre les nourrices et les familles qu’elles servent, M. Parca s’est notamment intéressée aux contrats qui, à l’instar des textes littéraires ou juridiques, des inscriptions et des biographies écrites sur les sarcophages, attestent de la place particulière des nourrices dans le foyer. Ces sources n’ont cependant pas été retrouvées pour la période ptolémaïque ou bien sont rédigées en démotique435. De plus, nous pouvons nous demander si les nourrices intégraient le foyer familial dès la formation de celui-ci. En effet, il est possible que les femmes confiées au couple par le biais de la dot aient pour vocation de servir de nourrice. Ainsi, dans le contrat de mariage P. Giss. I 2 (document n° 56), Olympias, la future épouse, apporte une dot comportant une esclave du nom de Stolis qui est accompagnée de son enfant (l. 13). Or, l’expression « παιδίον ὑπο-τίτθιον » (l. 13-14) indique que cet enfant était toujours allaité par sa mère. Il est donc probable que Stolis soit en capacité d’allaiter le futur enfant du couple. Par analogie, nous pouvons proposer une hypothèse similaire pour l’esclave du nom d’Opora qui accompagne le trousseau qu’Antigone a confié à son mari lors de leur union (Cf. le contrat de mariage P. Mert. II 59, document n° 86, l. 12).
Il reste néanmoins difficile de savoir pour combien de temps les nourrices étaient nommées. Elles pouvaient résider au foyer uniquement le temps du sevrage de l’enfant ou bien participer à leur éducation436. W. Clarysse et D. J. Thompson expliquent effectivement que les membres les plus aisés de la société employaient des nourrices comme une alternative au lait maternel, mais aussi pour l’éducation de leurs enfants437. En effet, dans la déclaration de recensement W. Chr. 198 (document n° 83) précédemment citée, les enfants du couple ont entre cinq et quinze ans. Nous pouvons en conclure que certaines trophoi étaient au service de la famille après le sevrage du nourrisson à l’époque ptolémaïque.

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Table des matières

 Introduction
1/ La période hellénistique et les Hellènes
2/ Les sources papyrologiques grecques
3/ Définition et historiographie du foyer familial grec et d’Égypte
4/ Méthodes et enjeux de l’étude papyrologique du foyer d’Égypte ptolémaïque
I/ Statuts et rôles des membres des foyers hellénisés d’Égypte
1/ Le chef du foyer : un garant des vivres et de la protection de sa famille
2/ Être femme dans un foyer hellénisé d’Égypte
3/ Enfants et esclaves au service de la pérennité du foyer
II/ Des rapports domestiques entre normes et transgressions
1/ L’harmonie conjugale protégée par les contrats de mariage
2/ Des stratégies de succession à l’image de la hiérarchie du foyer
3/ Les crises traversant le foyer : des querelles à la violence domestique
Conclusion et perspectives d’approfondissement du sujet
Annexes
Tableau de classement des papyri par ordre alphabétique
Tableau de classement des
papyri par thèmes
Bibliographie

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