L’art de la statuaire est sans doute celui qui m’a apporté les plus grandes joies esthétiques. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en juillet 1999, m’approchant du grand portail ouest de l’abbaye de Westminster, à Londres, je constatais que dix magnifiques sculptures paraient désormais des niches restées vides depuis le Moyen Âge (illustration n°1). Et quel ne fut pas mon ébahissement lorsqu’en regardant attentivement les formes de ces hommes et de ces femmes, fort probablement saints me disais-je, je découvris en cinquième position les traits familiers de MLK (illustration n°2). Et de fait, c’est bien Martin Luther King, pasteur protestant noir américain assassiné en 1968 à Memphis, dans l’état du Tennessee, qui orne aujourd’hui l’une des niches de l’abbaye de Westminster. Cette découverte m’a fait songer aux sculptures au sein même de l’abbaye, qui ne datent pas, elles, du XXe siècle, mais bel et bien du XVIe siècle. J. F. Merritt dépeint dans The Social World of Early Modern Westminster l’abbaye de Westminster dans les années 1530. Il y signale deux sculptures, l’une de sainte Catherine et l’autre de sainte Margaret, qui surplombaient un autel situé au chœur de la chapelle d’Henri VII (illustration n°3):
The church itself was well provided with lights, altars and images – all objects of devotion. By the early sixteenth century the most striking of these must surely have been the two statues of St Catherine and St Margaret, both placed within highly ornate ‘tabernacles’ or wooden frames and situated in the chancel.
De prime abord, la statuaire semble avoir été un art amplement développé et apprécié depuis le XVIe siècle. Mais quelle était vraiment la situation de la statuaire à cette époque troublée ? Y avait-il une définition précise du terme « statue » au XVIe siècle ? Quelles étaient les sculptures les plus connues en Angleterre à cette époque et pourquoi étaientelles appréciées ? Les contemporains étaient-ils alors fascinés par les représentations en trois dimensions ? Dans quels buts utilisait-on ces sculptures ? Quelles étaient leurs fonctions ? Les utilisait-on au théâtre ? Dans ce cas, comment étaient-elles perçues et comprises par les spectateurs ?
Ce sont ces interrogations qui n’ont cessé de me tarauder et m’ont conduite à l’écriture de cette thèse. À l’aune de ces questions, il m’a paru évident de limiter temporellement mon analyse en partant du schisme
– car c’est vraiment à partir de cette période que les grandes décisions religieuses et politiques prises par les différents souverains de l’ère Tudor ont profondément affecté les images et le théâtre – et en m’arrêtant au règne de Jacques Ier . Jusqu’à la rupture avec Rome, la Bible était souvent ‘traduite’ en images pour que le peuple accède aisément aux Saintes Écritures et visualise les grands épisodes bibliques. Déjà, les images de toute sorte (peintures, gravures, sculptures) recouvraient alors des significations multiples, soit positives, soit négatives, à l’instar des représentations théâtrales, tantôt louées pour leurs vertus, tantôt dénoncées pour leurs vices. Nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement sur les similitudes entre images et théâtre.
Rappelons-nous d’abord qu’à l’ère précédente, au Moyen Âge, les images faisaient partie intégrante du quotidien des Anglais. Peintures, sculptures, gravures étaient de simples illustrations de textes, souvent didactiques, et facilement accessibles pour ceux, nombreux, qui ne savaient pas lire. Olivier Christin souligne d’ailleurs que les images sont souvent plus parlantes que les mots au Moyen Âge :
La théologie médiévale avait fait de l’argument pédagogique l’un des fondements essentiels de la justification des images, allant jusqu’à parler, à la suite de Grégoire le Grand, d’une Biblia Pauperum ou d’une Bible des illettrés qui aurait permis à ceux qui ne savaient pas lire d’avoir accès aux vérités de la Bible.
On remarque que, dans le commentaire d’Olivier Christin, le terme « image » englobe toute une série de représentations. Dans notre société contemporaine, nous séparons d’une manière nette les différentes formes d’art. Nous distinguons presque instinctivement une « image » d’une « sculpture ». Mais à l’époque de Shakespeare et de ses contemporains, la frontière entre ces deux formes artistiques est encore floue. Avec la Renaissance les catégories artistiques telles que nous les entendons au XXIe siècle se mettent lentement en place. Les images étaient en grande partie destinées à la dévotion jusqu’à la Réforme qui a engendré des changements sociétaux, historiques et théologiques. Les individus sont devenus à ce moment-là plus attentifs aux différentes variétés d’images qui circulaient alors (leur circulation étant démultipliée par l’invention de l’imprimerie), et une définition plus précise du terme « sculpture » s’est progressivement esquissée à la même période. Il n’en demeure pas moins que c’est à partir de l’interdiction des représentations, toutes images confondues (peintures, gravures, sculptures, etc …), que la fonction et la catégorisation des images sont devenues l’enjeu d’une réflexion véritablement approfondie sur le sujet. Parce que leur survie était en cause, il a fallu les redéfinir.
J’aurais pu me concentrer sur l’Angleterre des Tudors, mais il m’a paru judicieux de poursuivre mon investigation jusqu’aux premières années du règne de Jacques I er . Tout d’abord, pour avoir une perspective plus large sur mon sujet. Ensuite, car la situation des images s’est inversée pendant le court règne de Marie la catholique, qui rendit de nouveau les images légales. En effet, entre 1553 and 1558, le règne de Marie Tudor s’accompagne d’un renversement temporaire des mesures politiques adoptées par son prédécesseur et père, le roi Henri VIII. Ce renversement a naturellement eu des répercussions sur les images. L’autorité papale est restaurée, les monastères sont à nouveau ouverts, et les images et les statues réapparaissent dans les églises. Les confiscations des biens de l’Église cessent et la vénération des reliques et des images est de nouveau légale. Néanmoins, la situation change du tout au tout avec l’accession au trône d’Élisabeth I ère en 1558. Une nouvelle vague de décrets et d’injonctions balaient encore une fois l’autorité papale et la plupart des images du paysage anglais. Paradoxalement, la souveraine utilise le pouvoir de la représentation pour renforcer son pouvoir. Quant au roi Jacques I er, si l’on en croit John Greenwood, il accorde aux arts une place de choix dans son quotidien et sa politique. Avec lui, on assiste au triomphe des images et, en particulier, du théâtre. Greenwood explique ainsi :
[i]n 1603 James granted Shakespeare, the greatest of all English dramatists, and his company, the King’s Men, a royal patent, and between 1603 and 1616 he summoned them to give one hundred and seventy-seven performances at court – on average a little more than one performance per month for thirteen years; in 1613 he made Inigo Jones, one of the greatest English architects who ever lived, Surveyor of the King’s Works; in 1616 he appointed Ben Jonson, Shakespeare’s Chief rival and a giant in English letters, Poet Laureate of England; in 1618 he made Francis Bacon, perhaps England’s greatest essayist and first ‘modern’ thinker, Lord Chancellor of the Realm.
J’ai donc souhaité examiner l’histoire complexe de la statuaire et de sa réception d’un règne à l’autre, d’une dynastie à l’autre, d’un siècle à l’autre. Plusieurs années d’interdiction des images (une interdiction plus ou moins ferme, plus ou moins respectée) ont façonné leur conception comme leur perception en Angleterre.
Cette guerre contre l’image qui débute en 1534, et la période sombre qui s’ensuit, sont décisives pour les images de toute sorte, et donc cruciales, également, pour le développement de la statuaire. Sous le règne de Jacques I er s’opère un changement aussi bien dynastique que politique qu’il m’a paru logique d’étudier afin d’apprécier le devenir des images en général et des sculptures en particulier dans l’Angleterre du XVIIe siècle. En outre, à cette époque, les sculptures semblent réapparaître peu à peu dans le paysage londonien. Par exemple, en 1609, la porte d’Algate fut reconstruite à l’une des entrées de la ville de Londres. Lorsqu’elle fut dévoilée aux Londoniens, ces derniers découvrirent des façades décorées de statues, dont deux représentaient des femmes (illustration n°4). John Stow les décrit comme étant somptueuses (« worthily and famously finished » ) et représentant les allégories de la paix et de la charité (« Peace, and love or Charity » ). Nicholas Stone le Vieux, sculpteur anglais du début XVIIe siècle réalise, quant à lui, plusieurs sculptures dont celle de Sir Moyle Finch et son épouse, Élisabeth en 1616 (illustration n°5), celle de la reine Élisabeth I ère en 1620 (illustration n°6) et celle de Charles I er (illustration n°7) la même année. Force est de constater, que malgré les difficultés du XVIe siècle, le XVIIe siècle semble être une période plus clémente pour l’art en général en Angleterre.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : LA STATUE DANS TOUS SES CONTEXTES
1. Le contexte culturel
1.1. Les statues de l’antiquité au XVIIe siècle
1.1.1. Une définition du mot « statue »
1.1.2. Les matières utilisées
1.1.3. Sculpteurs et peintres
1.2. Les influences européennes
1.2.1. Les influences italiennes
1.2.2. Les influences flamandes
1.3. Les statues et leurs fonctions
1.3.1. Les fonctions et les lieux des statues
1.3.2. Les fonctions sociales individuelles
1.4. L’époque élisabéthaine et son acculturation artistique
1.4.1. Les édifices élisabéthains
1.4.2. Les courants intellectuels classiques revisités
2. Le contexte religieux
2.1. Les sculptures religieuses antérieures au XVIe siècle
2.1.1. Les « images » dans la Bible
2.1.2. Les sculptures de saints
2.1.3. Le pouvoir des statues
2.2. Les concepts fondateurs de la théologie catholique
2.2.1. Le philosophe grec Aristote
2.2.2. Le théologien italien Thomas d’Aquin
2.3. Théologie protestante aux XVIe-XVIIe siècles
2.3.1. John Wycliffe et le mouvement Lollard
2.3.2. Andreas Bodenstein von Karlstadt
2.3.3. Ulrich Zwingli
2.3.4. Martin Luther
2.3.5. Jean Calvin
3. Le contexte politique
3.1. La genèse du schisme
3.1.1. Henri VIII : les premières lois contre les images
3.1.2. Édouard VI et Marie : le durcissement du pouvoir et les images
3.1.3. Élisabeth I ère : l’évolution des lois
3.2. Les dégradations de statues
3.2.1. Les destructions physiques
3.2.2. « Thing like a man »
DEUXIÈME PARTIE : LA STATUE ÉLISABÉTHAINE EN SCÈNE
1. Roméo et Juliette, sculptures vivantes ?
1.1. Roméo et Juliette automates
1.1.1. Mise en contexte : les caractéristiques des êtres animés
1.1.2. Statues illusionistes
1.2. Roméo ou l’ébauche d’une statue de métal
1.2.1. La technique des sculptures de métal
1.2.2. La technique du titre
1.3. Une statue de la liberté
1.3.1. Un univers figé (« form of death », 5.3.245)
1.3.2. « A thing like death » (4.1.74) : une statufication progressive
1.3.3. L’art d’être libre
2. Figer et statufier : la statue à l’œuvre dans Jules César
2.1. César : une rhétorique « statufiante »
2.1.1. Rhétorique autoritaire
2.1.2. Vers une statufication des personnages
2.2. Sculptures des Neuf Preux : la cristallisation d’un idéal ?
2.2.1. Les Neuf Preux et leur engagement
2.2.2. L’immobilité noble de Jules César
2.2.3. Brutus : figure mobile
2.3. Statue de Mars
2.3.1. Sculpture de guerre
2.3.2. Sculpture de l’excès
2.3.3. Statue païenne
3. Antoine et Cléopâtre : resculpter
3.1. Sculptures mythiques
3.1.1. Sculpture de Vénus et d’Hercule
3.1.2. Sculpture d’Éros et de Thanatos
3.2. Sculptures italiano-élisabéthaines
3.2.1. Cléopâtre : sculpture italienne
3.2.2. Octavie : sculpture élisabéthaine
3.3. Reines statufiées : une esthétique transgressive
3.3.1. Sculptures condamnées ?
3.3.2. Sculpture politique
CONCLUSION
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