Spécificités de la carrière scolaire des femmes autochtones
ANCRAGES THÉORIQUES ET CONCEPTUELS
L’éducation représente une ressource de grande valeur pour les individus, les communautés et les sociétés (UNESCO, 2012). Malgré l’idéal de justice éducationnelle des systèmes éducatifs canadiens, les statistiques montrent que les différents groupes sociaux n’ont pas les mêmes possibilités ni les mêmes accès à des résultats tangibles, et ce, en dépit des politiques et pratiques scolaires mises en place pour diminuer les effets des inégalités sociales à l’école (Duru-Bellat, 2003; Müller, 2014). Ces politiques et pratiques se basent sur différents critères pour juger du caractère juste ou injuste d’une situation (Dubet, 2010). En effet, toute conception de la justice exige l’égalité dans un espace ou sur une variable et prévoit le traitement égalitaire des individus en agissant dans cet espace ou sur cette variable. La mesure des inégalités scolaires dépend donc de la variable de la justice retenue (Olympio, 2013). Mais sur quelle variable de justice faut-il se baser pour assurer un système éducationnel juste? La question à se poser est alors l’égalité de quoi (Sen, 2008) ou l’égalité de qui (Young, 2001)?
Différentes conceptions de justice sociale utilisées dans le champ de l’éducation
Tous les choix en faveur de la justice éducationnelle dépendent d’une conception particulière de la justice. La partie suivante expose cinq grandes conceptions de la justice en éducation. Chacune s’appuie sur une variable de justice17 particulière pour évaluer les injustices et donne un rôle à l’éducation pour promouvoir la justice.
Égalité des places. En éducation, la conception de la justice de l’égalité des places se fonde sur la variable de l’offre scolaire (Dubet, 2010). Les mesures scolaires découlant de cette conception de la justice, comme la gratuité scolaire, ont pour but de favoriser l’accès à l’éducation de tous les groupes sociaux. Elles visent donc l’abaissement des obstacles à l’accès à l’éducation afin de resserrer les positions sociales, c’est-à-dire de permettre aux groupes moins favorisés d’atteindre les rangs des groupes plus favorisés grâce aux mesures leur étant adressées. L’égalité des places correspond à une vision ressourciste de l’éducation, c’est-à-dire qu’elles s’opérationnalisent à travers une (re)distribution des ressources éducatives. Cette conception cadre avec le principe d’égale liberté de la théorie de la justice de Rawls (1971) qui stipule que toute personne a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales qui soit compatible avec l’attribution à tous de ce même ensemble de libertés. Aux études supérieures, l’égalité des places pourrait correspondre aux programmes non contingentés, et, à l’inverse, l’inégalité des places correspond aux programmes contingentés.
Égalité des chances. La conception de la justice de l’égalité des chances (ou de traitement) repose sur la variable des ressources d’aide au développement du plein potentiel des élèves et des étudiants pour donner la chance à tous d’accéder aux bonnes positions, quelques soient les différences (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). Ces ressources prennent en compte les différences des élèves et des étudiants selon leur position sociale initiale pour construire la justice scolaire. Par exemple, il peut s’agir de politiques compensatoires ou de bourses pour les études universitaires pour les individus issus de milieux défavorisés. Le rôle de l’éducation est d’adapter les ressources et l’aide éducative aux besoins différenciés de chacun (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). Les mesures d’égalité des chances visent à rendre effective la mobilité sociale qui est alors perçue comme étant basée sur le mérite et les talents. La place de chacun serait donc déterminée par son mérite et son talent et non pas par les ressources héritées de sa situation sociale (Dubet, 2010; Verhoeven, Orianne, & Dupriez, 2007). L’objectif de l’égalité des chances est de rendre le traitement scolaire équitable selon les différences de chacun pour obtenir un système scolaire juste. Elle fait référence au second principe d’égalité de la théorie de Rawls (1971). Ce principe reconnaît que les inégalités issues de l’origine socioéconomique ne sont justifiées que a) si elles contribuent à améliorer le sort des membres les moins avantagés de la société (principe de différenciation); et b) si elles sont attachées à des positions que tous ont des chances équitables d’occuper (principe d’égalité équitable des chances), puisque la différenciation et la compensation par les ressources visent à améliorer les conditions de base de la scolarisation de chacun (Verhoeven et al., 2007). L’égalité des chances et l’égalité des places vont souvent de pair afin que la réussite scolaire se base sur un « vrai mérite » indépendant de la situation sociale inégale des élèves et des étudiants.
Égalité des résultats. Une autre conception de la justice en éducation est l’égalité des résultats.qui se base sur la variable focale de l’utilité des acquis. Pour être juste, l’éducation doit transmettre la base nécessaire d’acquis à la citoyenneté pour tous les individus. L’enseignement d’un long tronc commun de connaissances est un exemple d’initiative qui valorise l’égalité des résultats. Les mesures d’égalité des résultats se concentrent sur les besoins de départ des élèves et des étudiants et s’y ajustent afin que tous réussissent, y compris les plus vulnérables de la société (Potvin, 2014). Pour mesurer l’atteinte des objectifs d’égalité de résultats, les systèmes éducatifs se fondent généralement sur l’obtention du diplôme d’études secondaires dans le temps prévu ou sur les taux de diplomation au postsecondaire (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). Dans cette conception de la justice, l’éducation détient une fonction plus utilitariste et instrumentale en contribuant à la cohésion sociale et au développement socioéconomique des sociétés. La théorie du capital humain (Becker, Schultz, etc.) se base sur cette conception de la justice. Cette théorie considère l’éducation pertinente dans la mesure où elle développe des aptitudes et aide à acquérir des connaissances qui serviront comme un investissement pour la productivité de l’humain perçu comme un travailleur dans le système de production (Robeyns, 2006b; Unterhalter, 2003). L’éducation y détient donc une portée fondamentalement instrumentale (Robeyns, 2006b).
Égalité de droits. La conception de la justice qu’est l’égalité de droits se fonde sur la variable du droit à l’éducation. L’éducation est alors perçue comme un droit qui doit être garanti à tous (Robeyns, 2006b). Elle est juste lorsqu’elle garantit une éducation égale entre les individus en leur permettant d’accéder à la raison universelle (Verhoeven et al., 2007). Le droit a l’éducation a été formellement reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, signée en 1948 par les 58 États alors membres de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). Depuis, différentes organisations internationales ou gouvernementales ont développé des instruments normatifs qui établissent des obligations légales en matière de droit à l’éducation. Pensons à l’article 21 de la Déclaration de l’Organisation des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007) qui stipule que « les peuples autochtones ont droit, sans discrimination d’aucune sorte, à l’amélioration de leur situation économique et sociale, notamment dans les domaines de l’éducation […] » (p. 9). La Charte des droits et libertés de la personne ou la Loi sur l’instruction publique du Québec constituent d’autres exemples. Dans cette conception, l’importance intrinsèque de l’éducation prévaut sur celle instrumentale (Robeyns, 2005), même si cette dernière est aussi présente par la contribution de l’éducation au bien-être de la société (Willems & Leyens, 2010).
Égalité des libertés. Depuis les années 2000, la conception de la justice de l’égalité des libertés a pris de plus en plus d’ampleur à l’intérieur des sciences de l’éducation (Bonvin & Farvaque, 2008; Conseil supérieur de l’éducation, 2016; McCowan, 2011; Müller, 2014; Olympio, 2013; Otto & Ziegler, 2006; Picard, Olympio, Masdonati, & Bangali, 2015; Potvin, 2014; Saito, 2003; Verhoeven, 2011a, 2014; Walker & Mkwananzi, 2015; Willems & Leyens, 2010; Wilson-Strydom, 2015b). Cette conception de la justice en éducation se base sur la variable focale des libertés réelles. Selon l’égalité des libertés, l’éducation a comme objectif d’augmenter l’étendue des libertés réelles des individus en travaillant sur leurs possibilités d’utiliser les ressources pour les convertir en réelles possibilités de choix (Verhoeven et al., 2007). L’éducation doit donc s’assurer que les individus ont les mêmes ressources éducatives, les mêmes capacités de les utiliser, ce qui mène les individus vers les mêmes possibilités éducationnelles (Verhoeven et al., 2007). Un système scolaire est donc juste lorsqu’il distribue de manière équitable les libertés réelles de choix aux élèves et aux étudiants (Willems & Leyens, 2010). Les mesures éducatives qui adoptent cette conception de la justice des libertés se concentrent sur les besoins des élèves et des étudiants pour ajuster les services ou pratiques et pour repérer les obstacles qui les empêchent d’accéder aux possibilités éducationnelles (Conseil supérieur de l’éducation, 2016; Potvin, 2014). Les mesures mises en place pour assurer une plus grande justice doivent ainsi agir conjointement sur les ressources octroyées aux individus et aux groupes et sur leurs capacités de les utiliser en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent (Bonvin, 2014; Verhoeven, 2014). L’égalité des libertés vise la réduction des injustices en matière de capacité de choix et d’action (Bonvin & Farvaque, 2008). Sous un large spectre théorique, cette conception se trouve au cœur de l’approche par les capabilités développée par Amartya Sen (Sen, 2010).
Justification du choix théorique de l’approche par les capabilités
La plupart des conceptions de la justice présentées dans la section précédente se concentrent sur une seule variable comme les ressources (égalité des places et des droits), le traitement (égalité des chances) ou les résultats (égalité de résultats) pour assurer la justice scolaire. Or, un système scolaire pleinement juste devrait prendre en considération non seulement les ressources et les traitements octroyés, mais aussi les réalisations effectivement atteintes par les élèves et les étudiants (Verhoeven et al., 2007). Cela demande de prendre en considération les facteurs permettant à un élève ou un étudiant de faire réellement usage des ressources éducatives dans la visée qu’il choisit. Comme le souligne Dubet (2004) : « […] je suis convaincu que l’école ne peut être définie que par une articulation prudente entre plusieurs principes de justice, par une combinaison relativement complexe dans laquelle chaque principe vise à corriger les effets destructeurs des autres » (p. 10). Seule la perspective théorique de la justice des libertés résulte d’un compromis entre l’égalité des places, des chances, de traitement, des droits et des résultats en nécessitant de prendre appui sur les ressources dont les individus disposent et leur capacité d’utiliser ces ressources pour augmenter leurs possibilités de réaliser ce qu’ils désirent (Picard, Olympio, et al., 2015). C’est pourquoi cette conception de la justice traduite par l’approche par les capabiltiés d’Armatya Sen a été retenue pour ce projet de recherche. La section suivante fait état des limites des approches de la justice scolaire présentées ainsi que des principales raisons qui ont motivé le choix de la conception de l’égalité des libertés dans le cadre de ce projet doctoral.
Limites des approches présentées et justification du choix de l’approche par les capabilités
Différentes limites peuvent être attribuées à l’égalité des places. D’entrée de jeu, en ouvrant l’accès à l’école à tous sans une attention particulière aux différences, des individus provenant d’une situation moins favorisée que d’autres se verront pénalisés et les clivages entre les groupes sociaux se redessineront au fur et à mesure du cheminement scolaire (Dubet, 2010). Comme l’indique Dubet (2010) : « […] il ne suffit pas d’abaisser les obstacles économiques à la scolarité [en lien avec la gratuité scolaire] pour atténuer les effets des inégalités sociales sur les performances et les carrières scolaires des élèves. La culture, les ambitions, les compétences des familles créent autant d’inégalités devant l’école que les revenus » (p. 43).
L’égalité des chances comporte aussi des limites (Dubet, 2010). Dans le marché scolaire, la concurrence fait des gagnants et des perdants. Dans un rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec (2016) va en ce sens :« C’est dire que malgré les mesures de soutien mises en place par souci d’équité, dans une stricte logique d’égalité des chances méritocratique, l’école devient un concours à remporter par les plus forts et non une course de fond à terminer chacun à son rythme » (p. 13). Souvent, les gagnants sont les élèves et les étudiants qui adhèrent à l’idée qu’il n’y a pas d’autres chances que celles que donne l’école, et/ou ceux qui ont confiance en leur capacité d’apprendre, et/ou ceux cadrent bien dans le modèle (occidental) de l’école, par exemple (Conseil supérieur de l’éducation, 2016; Dubet, 2010). Dubet (2010) souligne que « l’égalité des chances est souple et cruelle parce qu’elle oblige les individus, souvent les plus fragiles, à s’arracher à leur position et à leurs proches » (p. 87).
Les approches de l’égalité des places et de l’égalité des chances occultent ainsi l’inégalité sociale de base entre les individus et leur capacité à se servir des ressources et à s’adapter à la culture scolaire (Dubet, 2010; Verhoeven et al., 2007). En effet, tous n’ont pas les mêmes capacités de jouir des ressources distribuées équitablement (Sen, 2003, 2010). Comme le soutient Sen (2008) : « si les êtres humains étaient très semblables, cela n’aurait guère d’importance, mais on constate que la conversion des biens en capabilités [possibilités de choix] varie considérablement d’une personne à l’autre, et l’égalité des biens est loin de garantir l’égalité des capabilités [possibilités de choix] » (p. 211). Ainsi, ces approches ne permettent pas de penser la liberté réelle des individus, car en se centrant seulement sur l’accès aux ressources, elles omettent de considérer ce que les individus peuvent réellement réaliser à partir de ces ressources (Sen, 2008). Se limiter aux ressources d’accès et de traitement du système scolaire pour évaluer sa portée égalitaire comporte donc des limites (Verhoeven et al., 2007). Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple de deux étudiants de première année en droit au Québec (Wilson-Strydom, 2015a). Tous les deux proviennent d’un même milieu socioéconomique, ont un parcours scolaire assez semblable et reçoivent une même bourse d’études. L’un d’entre eux habite en résidences universitaires et n’a pas de problèmes financiers grâce à un emploi à temps partiel au café de sa faculté. L’autre étudiant habite avec sa mère malade à l’extérieur de la ville. Il doit faire une heure de transport chaque jour en plus de s’occuper de sa mère et de payer pour une partie de ses soins. Ainsi, même si ces deux étudiants ont des ressources assez semblables, le premier étudiant a plus d’opportunités de les utiliser et de les convertir en réussite scolaire que le second. L’égalité des places et l’égalité des chances remettent les problèmes scolaires sur le dos des individus, ce qui ajoute au poids de l’injustice (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). L’échec est expliqué par des carences de l’individu qui n’a pas su profiter des chances et des traitements qui lui ont été donnés… et le système n’est pas remis en cause (Conseil supérieur de l’éducation, 2016).
Quant à l’égalité des résultats, sa vision de la justice scolaire est paradoxale, car elle s’appuie sur les réalisations des individus sans considérer les choix évités, mais également sans évaluer si les choix qu’ils ont faits sont réels ou contraints (Sen, 2008). Or, ces variables du choix peuvent informer sur les inégalités scolaires. D’ailleurs, Sen (2000b) mentionne que « choisir est en soi une composante précieuse de l’existence, et une vie faite de choix authentiques entre des options sérieuses peut être considérée –précisément pour cette raison– comme plus riche » (p. 79). Sen (2008) affirme que l’égalité des résultats fonde l’importance morale des besoins sur la seule notion d’utilité et considère que les utilités ont un contenu descriptif comparable d’un individu à l’autre. Ainsi, la définition des résultats évaluables se réfère plus à des critères instrumentaux et unidimensionnels qu’à la contribution de l’éducation au développement des individus. Par ailleurs, l’égalité des résultats reconnaît peu la diversité humaine dans le sens où les retombées d’un diplôme ne sont pas les mêmes pour tous les individus qui n’ont pas les mêmes capacités d’en bénéficier (Chiappero-Martinetti & Sabadash, 2014; Sen, 2000b, 2008). Cette conception de l’égalité peut aussi être qualifiée de paternaliste en cherchant à imposer des réalisations prédéterminées aux individus plutôt que de se fonder sur les choix qu’ils ont des raisons de valoriser (Bonvin & Farvaque, 2008).
La principale limite de l’égalité de droits est qu’elle tend à surestimer la portée des droits qui est, au final, fondamentalement rhétorique, c’est-à-dire qu’ils s’en tiennent davantage au niveau des politiques (Robeyns, 2006b). Müller (2014) affirme que l’égalité de droit n’est qu’une formule générale qui ne dit rien sur la signification de l’égalité de quoi, ni sur la procédure pour y arriver, ni sur ses limites. De plus, elle tient peu compte des différences entre les groupes humains en ayant tendance à se confondre à la culture majoritaire (Potvin, 2014; Unterhalter, 2003). Comme l’affirme Sen (2000b), si les formules de droits telles que « tous les hommes naissent égaux » passent couramment pour les piliers de l’égalitarisme, ignorer les distinctions entre les individus peut en réalité se révéler très inégalitaire. Robeyns (2006b) soutient que l’égalité des droits doit être utilisée stratégiquement avec d’autres mesures qui permettent réellement d’augmenter les libertés des individus.
L’égalité des places, des chances, des résultats et des droits sont donc critiquées, d’une part, pour leur tendance à occulter la diversité humaine, et, d’autre part, pour la concurrence scolaire injuste qu’elles créent. Dans cette perspective, il ne suffit pas de donner aux élèves et aux étudiants des droits, des accès à l’école et des ressources pour en venir à un système scolaire juste, encore faut-il vérifier s’ils peuvent les utiliser et si ces ressources leur ouvrent de réelles possibilités en leur permettant de faire des choix positifs et significatifs (Conseil supérieur de l’éducation, 2016; Olympio & Germain, 2012).
La conception de l’égalité des libertés comprise à l’intérieur de l’approche par les capabilités comporte aussi des limites. Nussbaum (2012) précise qu’il n’est pas clair que la promotion de la liberté constitue un projet juste, car privilégier certaines libertés en limite d’autres. En éducation, Unterhalter (2003) est d’avis que l’égalité des libertés ne parvient pas à tenir compte des paramètres sociaux et politiques complexes de la scolarisation des individus. Dans la même veine, Robeyns (2006b) indique que sa prise en compte concrète en milieu scolaire est difficile, voire utopique. Benicourt (2006) critique aussi cette conception qui prend [trop] en compte la diversité humaine et les multiples besoins de chacun. Selon elle, cela fournit une justification à la position consistant à ne rien faire, car il n’existe pas de critère ultime à la justice pour trancher entre des alternatives différentes.
Zimmermann (2008) est d’avis que la limite majeure de l’approche par les capabilitiés est son « incomplétude sociologique ». Selon lui, cette approche tend à sous-estimer l’effet des déterminismes sociaux dans les possibilités de choix des individus. Ménard (2017) va dans le même sens lorsqu’il affirme : « De fait, l’approche par les capabilités souffre d’un déficit d’ancrage sociologique qui donnerait une esquisse de l’importance de l’environnement et du contexte social sans pour autant chercher à établir des causalités » (p. 61). Dans cette approche, la raison individuelle détrône les mécanismes de reproduction des inégalités et les structures de contraintes dans les choix des individus, même si Sen reconnaît que les choix ne sont pas figés, mais dépendants du contexte dans lequel ils se font (Ménard, 2017). En fait, la conception de l’égalité des libertés comprise par l’approche par les capabilités rejoint les théories de l’action et les théories développées dans le champ de la sociologie de l’individu et dans les écrits précurseurs de Weber (Boudon, 1973; Dubet, 1994, 2007; Elias, 1991; Giddens, 1987; Goffman, 1973; Lahire, 1998; Manigrand, 1993; Schurmans, 2003; Touraine, 1984). Ces théories sont nées en réaction aux approches plus macrosociologiques telles que le fonctionnalisme, le structuralisme ou le conflictualisme qui insisteraient trop sur la primauté du tout social sur les individus qui ne seraient que constitutifs (Giddens, 1987). Les auteurs qui ont une approche plus microsociologique reprochent à ces théories de ne pas laisser suffisamment de place à l’individu dans le choix de ses actions et ainsi d’oublier sa part d’autonomie par la trop grande influence attribuée aux déterminismes sociaux (Berthelot, 1983; Cacouault & Oeuvrard, 2009; Coulon, 1988). Lahire (1998) avance que pour avoir affaire à un individu porteur de schèmes homogènes et cohérents issus de déterminismes comme le laissent entendre les théories plus macrosociologiques, il faudrait des conditions sociales tout à fait particulières de même que des situations semblables dans le temps si exceptionnelles qu’elles sont impossibles à avoir. Rochex (2000) critique les approches plus macrosociologiques déterministes par le fait qu’elles reposeraient sur une hypothèse de causalité univoque et linéaire et qu’elles seraient généralisables seulement si tous les milieux étaient homogènes.
Selon nous, les approches qui laissent le dernier mot aux individus quant à ses choix, telles que l’approche par les capabilités, semblent mieux refléter la réalité sociale actuelle caractérisée par la singularisation et la diversification des parcours individuels (Durand & Weil, 2006). En effet, les parcours ont tendance à s’autonomiser en partie des positions sociales et, par le fait même, des déterminismes sociaux (Charmillot & Dayer, 2007; Martuccelli, 2009; Piotte, 1999). Dans le domaine de l’éducation, Cacouault et Oeuvrard (2009) soutiennent que « le développement des travaux microsociologiques est justifié tant par les transformations de l’institution scolaire et de la demande sociale que par la recherche d’une meilleure intelligibilité des phénomènes » (p. 18). Duru-Bellat et Van Zanten (2012) sont d’avis que la portée analytique limitée des théories plus macrosociologiques qui se basent sur les déterminismes sociaux ne permet plus d’expliquer les systèmes d’éducation contemporains marqués par les multiples changements sociaux (mondialisation, individualisation, démocratisation de l’éducation, multiplication des organisations éducatives, complexification des parcours scolaires, décalage croissant entre diplômes et emplois, etc.). Par exemple, d’un point de vue macrosocial, il serait tentant d’affirmer que les jeunes qui naissent dans une communauté autochtone ne se rendront probablement pas aux études universitaires. Cette affirmation est appuyée par le fait qu’il existe plusieurs déterminismes sociaux qui influencent leur expérience comme les faibles conditions socioéconomiques des communautés autochtones (Larose, Bourque, Terrisse & Kurtness, 2001). Ces déterminismes sont si influents qu’ils pourraient empêcher les étudiants de persévérer et de réussir. Certes, il ne faut pas nier l’influence de ces contraintes sociales sur l’expérience scolaire des étudiants autochtones. Cependant, il ne faut pas oublier que malgré cela, certains d’entre eux persévèrent et réussissent des études de niveau universitaire. Leur chemin vers l’échec n’est donc pas tracé d’avance comme pourraient le laisser entendre des approches théoriques basées uniquement sur les déterminismes. Les données empiriques donnent raison aux théories de l’action et dévoilent aujourd’hui l’existence d’une distance entre les comportements réels et les actions des acteurs et leurs statuts sociaux (Barrère & Sembel, 2005).
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Table des matières
INTRODUCTION
1. PROBLÉMATIQUE
1.1 Regard historique sur l’éducation des Premiers peuples au Canada
1.2 État de la scolarité des Premiers peuples aux études supérieures
1.3 Recension des écrits
1.4 Spécificités de la carrière scolaire des femmes autochtones
1.5 Objectif de recherche et sa pertinence
2. ANCRAGES THÉORIQUES ET CONCEPTUELS
2.1 Différentes conceptions de justice sociale utilisées dans le champ de l’éducation
2.2 Justification du choix théorique de l’approche par les capabilités
2.3 La carrière scolaire comme objet d’étude
2.4 Questions de recherche
3. ANCRAGES MÉTHODOLOGIQUES
3.1 Devis méthodologique
3.2 Démarche d’analyse et d’interprétation des données
3.3 Éthique de la recherche en contexte autochtone
3.4 Critères de scientificité
4. ANALYSES DU CONTEXTE D’ÉTUDES DES ÉTUDIANTS AUTOCHTONES UNIVERSITAIRES
4.1 Droits et politiques en matière d’éducation postsecondaire pour les Autochtones au Canada 74
4.2 Le cas de l’Université A
4.3 Le cas de l’Université B
4.4 Conclusion
5. ANALYSE DU RÉCIT DE LA CARRIÈRE SCOLAIRE DES PARTICIPANTES À L’AUNE DE L’APPROCHE PAR LES CAPABILITÉS
5.1 Ressources et droits formels
5.2 Facteurs de conversion
5.3 Possibilités réelles
5.4 Fonctionnements effectifs
5.5 Conclusion
6. ANALYSE TRANSVERSALE AXÉE SUR LES POSSIBILITÉS ÉDUCATIONNELLES D’ÉTUDIANTES AUTOCHTONES UNIVERSITAIRES
6.1 L’incidence du contexte d’études selon le type de carrière scolaire
6.2 Des facteurs de conversion en appui à la justice scolaire et à la décolonisation
6.3 Reconnaissance de la diversité humaine dans la perspective analytique intersectionnelle
6.4 Conclusion
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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