Cherchant le fondement légitime de l’autorité politique, Rousseau pose le problème de l’Etat idéal. Et c’est pour lui le problème de la démocratie. Celle-ci dans sa spécificité est une forme d’Etat ou bien de société dans laquelle l’ordre social est créé par ceux qui sont appelés à régir le peuple. En d’autres termes, c’est la volonté générale formée par tous les citoyens qui doit se charger des fonctions de gouvernement. Le peuple est à la fois souverain et gouverneur. Dans l’esprit de Rousseau, c’est la démocratie directe qui est prônée. Par conséquent, il appartient au peuple d’exercer le pouvoir. Cependant, il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne le petit nombre. En plus, on ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, il faut que d’autres s’occupent de fournir les ressources économiques nécessaires à la subsistance de l’Etat. Donc, la représentation semble obligatoire. Mais dans la pratique politique un gouvernement représentatif est une mauvaise forme de gouvernement. Philosophiquement considéré, un tel gouvernement comporte une contradiction, car la souveraineté étant une et indivisible, le corps politique ne peut être représenté. La démocratie ne tolère pas de représentants ou bien si un gouvernement est dit représentatif, il ne peut être démocratique. La suppression des représentants est loin de résoudre les problèmes dans un régime démocratique puisque l’identité des pouvoirs exécutif et législatif altère la substance de l’Etat en entraînant une confusion entre les deux. L’inconvénient majeur de la démocratie réside dans l’absence de séparation des pouvoirs . Or, la séparation est contraire au principe de la démocratie directe qui veut que le peuple exerce les pouvoirs exécutif et législatif.
SPECIFICITE DE LA DEMOCRATIE ROUSSEAUISTE
Dans sa nature spécifique, la démocratie est le gouvernement du peuple, c’est-à-dire, de la volonté générale en tant que cette dernière constitue le fondement des lois qui doivent présider à la gouverne de l’Etat. Le peuple se retrouve, dans une telle situation, souverain puisque la loi émane de lui, et gouverneur dans la mesure où il se charge lui même d’exécuter sa propre volonté. C’est en cela que réside la véritable démocratie, c’est-à-dire la volonté générale comme fondement de la légitimité démocratique et une stricte identité du législatif et de l’exécutif réunit entre les mains du peuple. Telle est l’idéal démocratique. Mais un tel idéal ne convient pas aux hommes. Le gouvernement démocratique peut-il échapper à la dénaturation et à la dissolution de la légitimité politique que si disparaissaient totalement les antagonismes entre la volonté générale et la volonté particulière ou entre le souverain et le gouvernement ? La situation idéale qu’implique une véritable démocratie ne serait-elle pas celle d’un peuple de dieux ?
DE QUELQUES ASPECTS FONDAMENTAUX
La volonté générale, fondement de la légitimité démocratique
La démocratie désigne une forme de gouvernement où l’autorité politique ne serait pas l’apanage d’un individu, ni même d’une élite, mais bien plutôt la propriété du peuple dans son ensemble. Ceci engagerait donc que toute décision soit l’expression non d’une volonté particulière, mais générale, c’est-à-dire la traduction d’un intérêt commun qui ne peut transparaître qu’au travers de la confrontation des intérêts privés. « Il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple.» Il semble nécessaire pour le respect de l’idéal démocratique que tous les citoyens participent au débat politique, et ce de façon systématique, sinon les décisions qui pourraient être prises ne seraient pas conformes à la volonté générale, posée comme fondement de l’Etat démocratique. Dans un tel Etat, les citoyens « loin de payer pour s’exempter de leur devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes » . Aussi les affaires publiques l’emportent-elles sur les affaires privées dans l’esprit des citoyens. Et « sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’Etat est déjà près de sa ruine.» .
Le gouvernement ne saurait être qualifié de démocratique que si le corps politique tout entier n’est point proclamé l’organe souverain. Pour que le régime soit considéré comme démocratique il faut, d’une part, qu’il comprenne tous les citoyens et, de l’autre, que tout le corps politique soit la source de tout pouvoir. Ainsi, le principe de la souveraineté du peuple, tout comme la notion de légitimité, se trouve indissolublement liés au concept de démocratie. La légitimité démocratique se justifie par le fait que ce sont tous les membres de la société qui décident des conditions de la vie sociale. « Il n’appartient qu à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société ». La volonté générale, comme fondement ou principe essentiel de la démocratie est un être de raison, elle prend la dimension d’un principe universel. Elle s’inscrit en tout gouvernement démocratique parce qu’elle en est la règle. En raison de l’unanimité principielle qui l’érige, la volonté générale s’affirme comme la puissance législatrice de l’Etat. Ce qui contribue de la sorte à son omnipotence parfaitement légitime puisque, d’une part, elle plonge ses racines dans le corps du peuple et que, d’autre part, elle est l’œuvre de la raison. « La volonté générale tire son plus grand poids de la raison qui l’a dictée.» Idéalement, la démocratie est une forme d’Etat ou de société dans laquelle, la volonté générale est formée par ceux qu’il est appelé à régir le peuple. Car si les fonctions de gouvernement ne résident pas dans la volonté générale, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité à cause de la facilité d’expédier les affaires particulières qui les y amène naturellement.
Si Rousseau est amené à faire de la volonté générale, le fondement de la légitimité démocratique c’est que l’exercice de la démocratie engage de la part des citoyens une attention de tous les instants. Mais la volonté générale en tant que principe de la légitimité démocratique se trouve confrontée à un problème de logique. Car tout le peuple ne peut pas participer activement au débat politique. « Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné » . Faute d’une implication effective et constante de l’ensemble des citoyens, grande est la tentation de confier à des groupes restreints d’individus, la tâche de réflexion et d’entente préalable, nécessaire à toute prise de décision.
Mais c’est là considérablement appauvrir le débat politique et par la suite dénaturer la démocratie véritable qui ne peut s’appuyer que sur un débat public. La volonté générale ne saurait être suivie dans de telles conditions. Il convient donc de reconnaître que la conception de Rousseau de la volonté générale comme fondement de la légitimité démocratique pose de réels problèmes à la démocratie. Car, en dehors de la nature, l’autorité politique n’est jamais, a priori, également répartie entre les individus dans la société, à cause même de la difficulté d’assurer à la fois la liberté publique et l’autorité du gouvernement. Cette difficulté reste intimement liée à la nature de la volonté générale. En effet, « la volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé» . D’où le recours au législateur homme extraordinaire pour proposer des lois au peuple. Rousseau en énonçant la volonté générale avait posé les conditions d’application de la loi. Cependant, il appartient au peuple de régler les affaires publiques et particulières comme le veut la démocratie. Mais si la volonté générale ne voit pas toujours le bien commun et par conséquent il lui faut un guide, n’est ce pas substituer un chef un autre ?
Or, dans la démocratie idéale, il n’y a pas une place pour une nature de chef. Seulement, l’idéal de liberté de la démocratie ou l’absence de domination et par suite de chefs, doit être le fondement de l’Etat démocratique. Et ce qui caractérise la démocratie est non pas que la volonté dominante est la volonté du peuple, mais qu’une large fraction des sujets de l’ordre social, c’est-à-dire le plus grand nombre possible de membres de la collectivité participent au progrès de formation de la volonté générale. L’existence de chef semble nécessaire mais elle fausse du même coût l’expression de la volonté générale. Et les lois (expression de la volonté générale) étant l’unique mobile du corps politique, sans les lois, l’Etat n’est qu’un corps sans âme. Il n’existe plus et ne peut plus agir. Car ce n’est pas assez que chacun soit soumis à la volonté générale pour la suivre, il faut aussi la connaître. On comprend aisément que la volonté générale par sa nature (inaliénable indivisible, indestructible, toujours droite) et par sa fonction, (la volonté générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution qui est le bien commun) rend compte des avantages que procurent aux hommes l’établissement et la pérennité de l’Etat démocratique. Seulement, si la volonté générale possède bien, l’extraordinaire force opératoire qui assure le passage de la pure liberté naturelle de l’individu à la pure souveraineté du peuple en corps, elle porte en son concept, comme tant d’autres notions phares de la doctrine de Rousseau, des paradoxes qui la rendent énigmatique et l’entourent d’incertitudes. Certes, c’est par un trait de génie que Rousseau fait de la volonté générale souveraine l’instance juridique suprême grâce à laquelle peut s’effectuer en toute légitimité, dans la société civile, la mutation du fait au droit. Mais lors même qu’il recourt au calcul intégral pour examiner la nature exceptionnelle de la volonté générale qui anime la démocratie, Rousseau ne réussit pas à conduire l’analyse jusqu’au bout. On peut dire qu’il est embarrassé par la figure métaphorique, tantôt mécaniste, tantôt organiciste, qu’il confère à la volonté générale et qui lui interdit d’en arracher le concept à sa gangue spéculative .
Il faut en outre ajouter que même si dans sa théorie démocratique, Rousseau refuse l’existence de chef, il n’en demeure pas moins que dans la réalité sociale c’est la domination des chefs. Voilà pourquoi Rousseau ne manque pas de rencontrer des difficultés dans sa conception démocratique, même lorsqu’ il accepte, conformément à la démocratie, une identité du souverain et du gouvernement.
Souveraineté et gouvernement ou identité des pouvoirs législatif et exécutif
En définissant la démocratie comme étant le régime politique dans lequel le souverain commet le dépôt du gouvernement à tout le peuple, on peut imaginer, avec Rousseau, qu’il s’agit ici d’une démocratie directe qui unit seulement deux termes le souverain et le gouvernement. Autrement dit, l’ensemble de ceux qui commandent et l’ensemble de ceux qui obéissent dans un rapport très simple, puisque ce serait un rapport d’identité où « le pouvoir exécutif est joint au législatif » . Dans un tel Etat, « les citoyens devenus magistrats passent des actes généraux aux actes particuliers, de la loi à l’exécution » . On voit ainsi le souverain et le gouverneur confondus dans le même ensemble de personnes. Pour Rousseau, la caractéristique du gouvernement à dégénérer vient de ce qu’on sépare des choses inséparables, c’est-à-dire le corps qui gouverne et le corps qui est gouverné. « Ces deux corps n’en font qu’un par l’institution primitive, ils ne se séparent que par l’abus de l’institution » . On comprend donc l’attitude de Rousseau qui veut cette stricte coïncidence des deux pouvoirs législatif et exécutif. Si les pouvoirs exécutif et législatif sont réunis dans les mêmes mains, il n’y a pas de conflit entre la volonté du souverain et celle du gouvernement. Même si Rousseau a précisé que la volonté du gouvernement doit toujours être celle du souverain, c’est-à-dire de la volonté générale, le gouvernement a, cependant, une volonté qui lui est propre, une volonté de corps. Cette dernière tend à s’imposer au détriment de la volonté générale. Ce qui justifie la pente du gouvernement à dégénérer. On peut donc légitiment penser que dans la démocratie ce risque disparaît puisque, le peuple étant à la fois souverain et prince, c’est la même volonté qui fait la loi et qui l’exécute. Si le peuple se gouvernait lui-même, et qu’il n’eut rien d’intermédiaire entre l’administration de l’Etat et les citoyens, la démocratie serait bien gouvernée par tous les citoyens de l’Etat. Dans une démocratie véritable, le souverain et le gouvernement doivent avoir les mêmes vues. Il doit donc y avoir un cumul de fonctions entre le législatif et l’exécutif, ces deux pouvoirs doivent être exercés par un seul corps (le peuple).
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE SPECIFICITE DE LA DEMOCRATIE ROUSSEAUISTE
Introduction première partie
Chapitre 1 De quelques aspects fondamentaux
1- la volonté générale, fondement de la légitimité démocratique
2- Souveraineté et gouvernement ou identité des pouvoirs législatif et exécutif
Chapitre 2 Si un peuple de dieux existait
1- Des exigences de la vertu
2- Un idéalisme transcendant
Conclusion première partie
DEUXIEME PARTIE LA DEMOCRATIE INACESSIBLE
Introduction deuxième partie
Chapitre 1 L’idéal inaccessible de la normativité démocratique
1- L’instance existentielle brisée
2- L’irréparable déchirure
Chapitre 2 Le divorce de la norme et de l’empirique
1- Ambiguïté de l’idée démocratique
2- Une résonance métaphysique
Conclusion deuxième partie
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE