SOLITUDE PROFESSIONNELLE ET RISQUES PSYCHOSOCIAUX

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Fabrication sociale de lโ€™isolement au travail

Bien que la place de la question de lโ€™isolement dans le cadre de lโ€™รฉvolution du travail (et des conditions de travail) ait รฉtรฉ initiรฉe trรจs tรดt par Durkheim dans ยซ la division du travail social ยป (1893), lโ€™isolement au travail a trรจs peu fait lโ€™objet dโ€™รฉtudes spรฉcifiques. Il apparaรฎt ainsi en creux comme le rรฉsultat de la dissolution des collectifs de travail, de lโ€™individualisation des tรขches, du dรฉveloppement des outils de contrรดle ou de gestion.
Il nous faut souligner lโ€™apport des travaux en sociologie du travail qui analysent les changements du travail contemporain et la ยซ fabrication ยป sociale de la solitude par les modes dโ€™organisation du travail, lโ€™intensification du travail et les orientations qui prรฉsident ร  la gestion des ressources humaines. ร€ notre connaissance, les travaux en sociologie du travail de Linhart (2009) et Friedman (2007) sont les plus fondamentaux. Nous les convoquerons dans cette section.

Intensification du travail et fragilisation du lien social au travail

Nouvelles formes dโ€™intensitรฉ du travail

Lโ€™intensification du travail revรชt des acceptions plurielles et parfois prรชtant ร  confusion. Elles sont variables selon les situations empiriques รฉtudiรฉes, par exemple industrielles ou issues des services. Mais il y a consensus sur ses consรฉquences dรฉlรฉtรจres.
De nouvelles formes dโ€™intensitรฉ du travail apparaissent ainsi depuis les annรฉes 80 et 90. Elles sont constitutives de la catรฉgorie gรฉnรฉrique des risques psychosociaux (Vallรฉry & Leduc, 2012), augmentent les pรฉnibilitรฉs physiques, psychiques et les risques, en rรฉduisant le rรฉel au rรฉalisรฉ et impactent la santรฉ au travail.
Elles se caractรฉrisent par la collusion paradoxale entre une culture systรฉmique dโ€™un temps long et linรฉaire qui favorise le recouvrement entre les diffรฉrentes sphรจres de vie dโ€™une part (Guilbert & Lancry, 2009), et un vรฉcu subjectif de variabilitรฉ, dโ€™irrรฉgularitรฉ et de rรฉactivitรฉ temporelles qui enferment lโ€™activitรฉ dans lโ€™instant (Hamraoui, 2007) et densifient le temps (Meyer, 2006). Lโ€™accรฉlรฉration des rythmes de travail favorise lโ€™apparition dโ€™une ยซ intensitรฉ-dรฉbit ยป (Gollac, 2005) qui dรฉborde le secteur industriel comme celui de lโ€™automobile (Gorgeu & Matheu, 2001), et touche aujourdโ€™hui particuliรจrement le commerce, les services, la grande distribution (Prunier-Poulmaire, 2000) ou les centres dโ€™appel (Flichy & Zarifian, 2002) sans que la liste de ces secteurs soit exhaustive. La pression temporelle exercรฉe sur les acteurs confrontรฉs ร  ยซ une dictature de lโ€™urgence ยป (Aubert, 2003) sโ€™accรฉlรจre. Les contraintes de rythme sโ€™accentuent en nombre et en intensitรฉ (Gollac, 2005). Le temps devient outil de contrรดle du rythme de rรฉalisation des tรขches. Ce syndrome de Chronos (Ettighoffer & Blanc, 1998) est renforcรฉ par le dรฉveloppement des technologies de lโ€™information qui gรฉnรจre notamment un traitement en temps rรฉel des sollicitations, un envahissement de la vie privรฉe par la vie professionnelle, une confusion entre lโ€™urgent et lโ€™important alors que prรฉcisรฉment le temps de lโ€™horloge et celui de lโ€™activitรฉ ne peuvent รชtre superposables (Bartoli & Rocca, 2006). Les formes dโ€™intensification du travail se centrent autour de lโ€™impรฉratif prescrit dโ€™une productivitรฉ-dรฉbit (Zarifian, 1995) doublรฉ dโ€™une chasse ยซ aux temps flottants ยป quโ€™une conception centralement gestionnaire du temps se doit dโ€™exclure (Nivet & Casalegno, 2011, p. 136) ; autant de temps interstitiels de don et de ยซ vivre ensemble ยป (Simmel, 1894), de discussion et de dรฉlibรฉration collective (Osty, 2003), de rรฉassurance (Garfinkel, 2007), de construction de lโ€™intersubjectivitรฉ et du lien social (Nivet & Casalegno, 2011) qui sont รฉlaguรฉs dans les milieux de travail.
Lโ€™intensification de travail ne peut pourtant pas รชtre rรฉduite ร  la dรฉsignation dโ€™une accรฉlรฉration des rythmes ou aux injonctions de croissance de productivitรฉ au sens taylorien du terme. Cโ€™est aussi une accumulation et une diversification de la nature mรชme des attentes adressรฉes aux salariรฉs (Gorgeu, Mathieu, & Pailloux, 2006). Nous sommes amenรฉs ร  distinguer une intensitรฉ quantitative dโ€™une part autour du primat de lโ€™intensitรฉ-dรฉbit au sens post-taylorien du terme et ses accรฉlรฉrations du rythme parfois invisibles associรฉes (Hatzfeld, 2006), et une intensitรฉ plus difficilement objectivable, mais qui coรปte subjectivement (Gollac, 2005). Aux charges physiques sโ€™ajoutent ainsi des charges psychiques issues en partie des conflits de critรจres et de choix imposรฉs entre intensitรฉ du travail rรฉalisรฉ et sens du travail donnรฉ par le salariรฉ.
Lโ€™intensification pรจse sur les salariรฉs, augmente leur charge de travail et la charge de travail ressentie (Thery, 2009). Il existe ยซ un mouvement de dรฉplacement de la politique de contrรดle du corps du taylorisme vers le psychique, de lโ€™extรฉrioritรฉ vers lโ€™intรฉrioritรฉ, une prescription assujettissante qui quadrille lโ€™espace, le temps et force les corps ยป (Ibid., p.138). Lโ€™intensification dรฉsigne ainsi une รฉvolution majeure contemporaine du travail qui montre lโ€™apparition de nouvelles formes de pรฉnibilitรฉs en apparent paradoxe avec le progrรจs technique et organisationnel (Gollac & Volkoff, 1996). Selon Gollac (2005), il y a bien une intensitรฉ et une complexitรฉ nouvelles du travail, produit du cumul dโ€™une contrainte de temps de type industriel ou bureaucrate et dโ€™une contrainte marchande.
Il existe ainsi une forme dโ€™abstraction et de folie organisationnelle (Sigaut, 1990), une conception gestionnaire dominante au sein des organisations qui รฉvalue, objective et rationalise les rรฉsultats du travail en favorisant le dรฉni du rรฉel du travail (Cottereau, 1999). Les nombreuses contradictions de nature politique, gestionnaire et managรฉriale submergent lโ€™activitรฉ. Lโ€™organisation du travail traversรฉe par ces injonctions ne parvient pas ร  รชtre repensรฉe collectivement et de maniรจre opรฉrationnelle pour ne pas peser sur les sujets au travail. Or, lโ€™รฉvitement successif du travail dโ€™organisation dessine alors une division sociale du travail dโ€™organisation dans laquelle le travail de mรฉdiation des contradictions est ร  chaque fois รฉvitรฉ, repoussรฉ jusquโ€™au dernier niveau ยป (Dujarier, 2006, p.87). La confiance nรฉcessaire ร  la coopรฉration et lโ€™organisation opรฉrationnelle du travail (Dejours & Molinier, 1994) sโ€™affaiblissent face ร  une autoritรฉ gestionnaire qui contrรดle et suspecte. Les organisations matricielles sont moins rรฉgulรฉes malgrรฉ le dรฉveloppement de normes et de rรจgles prescrites. Cette nouvelle rรฉalitรฉ organisationnelle apparaรฎt donc violente et dรฉliante.
Cโ€™est ainsi quโ€™une insรฉcuritรฉ sociale (Castel, 2003), que nous qualifierons de systรฉmique, se crรฉe au travail. Les individus qui se vivent de plus en plus comme salariรฉs prรฉcaires, dรฉveloppent des comportements de survie dans un environnement fluctuant et se confrontent dans le mรชme temps ร  une limitation de la solidaritรฉ (Vivier, 2003). Il existe une individualisation du rapport au travail qui sโ€™adosse ร  celle, croissante, de la gestion de lโ€™emploi (Gollac, 2005). Le rapport ร  lโ€™emploi et le lien aux organisations รฉvoluent (dรฉtachement de lโ€™entreprise, situation de tรฉlรฉtravail, horaires dรฉcalรฉsโ€ฆ), induisant des changements dans la perception individuelle de lโ€™isolement. Ces situations peuvent avoir des rรฉpercussions sur la vie privรฉe et contribuer au dรฉveloppement dโ€™un sentiment de solitude plus global chez le salariรฉ.

ร‰rosion des collectifs, individualisation et isolement

Lโ€™individualisation progressive des tรขches et des รฉvaluations รฉloignรฉes du rรฉel du travail (Dejours, 2003) concourent ร  la mise en place dโ€™une ยซ distance cognitive ยป entre les salariรฉs : de plus en plus autonomes, ils ne partagent presque plus dโ€™expรฉriences avec les autres salariรฉs du mรชme niveau ou peuvent se retrouver en concurrence (Bressol, 2004 ; Friedmann, 2007). Un รฉcart se crรฉe ainsi entre la rรฉalitรฉ du travail, sa formalisation effective (Hubault, 2005) et le pรฉrimรจtre rรฉel de lโ€™activitรฉ de travail qui dรฉpasse celui dรฉlimitรฉ par le poste (Dejours, 2003): le rรฉalisรฉ visible et sa prescription prennent le pas sur le rรฉel du travail.
Dโ€™autres travaux ont mis en cause certains modes de management dans le dรฉveloppement de situations dโ€™isolement au travail (hors isolement physique) avec des consรฉquences sur les relations entre les travailleurs au sein des organisations. Nous soulignons le paradoxe central dโ€™une autonomie qui sโ€™accroรฎt par la moindre formalisation du contenu des postes, mais qui sโ€™accompagne dโ€™une plus grande indรฉtermination de ses contenus concrets en favorisant le passage dโ€™une logique de poste ร  une logique de compรฉtences (Perret, 1997). Face ร  la ยซ boรฎte noire du travail ยป, les salariรฉs soustraits ร  la volontรฉ rationalisatrice de lโ€™entreprise, donc gagnant en apparence en autonomie (Ughetto, 2004), se transforment en prestataires de service et peuvent dรฉvelopper des stratรฉgies dโ€™auto-intensification du travail ou dโ€™autocontroฬ‚le. Il sโ€™agit dโ€™une autonomie apparente qui intรฉriorise lโ€™assujettissement. Paradoxalement, cette autonomisation croissante favorise lโ€™interdรฉpendance entre les individus, une coopรฉration forcรฉe (Coutrot, 1998), ยซ une autonomie contrรดlรฉe par le jeu des contraintes et par la pรฉnรฉtration des exigences de la clientรจle dans le cล“ur de la production ยป (Ibid., p. 15).
Il y a donc bien ici une cohabitation duelle et intrinsรจquement paradoxale entre individualisation, injonction dโ€™autonomie et coopรฉration forcรฉe qui altรจre en le rigidifiant le lien social. La sociologie clinique, au carrefour dโ€™une approche sociologique, historique et psychanalytique qui situe le sujet, montre comment lโ€™individualisation imposรฉe par lโ€™organisation fabrique lโ€™isolement. Selon Linhart (2009), dans les secteurs privรฉs comme publics, la performance individuelle assujettie aux impรฉratifs de productivitรฉ est survalorisรฉe au risque de lโ€™effacement dโ€™une pensรฉe rรฉflexive collective sur les pratiques de mรฉtier. La dimension socialisatrice et citoyenne du travail est partiellement dรฉnaturรฉe alors que paradoxalement, le post-taylorisme ยซ accroรฎt la part dโ€™autonomie, de libre initiative, une diminution des modes opรฉratoires imposรฉs, un allรจgement de la hiรฉrarchie, un travail plus intellectuel ยป (Ibid., p. 22). Sous une indรฉpendance et une autonomie apparentes, cโ€™est donc une position de subordination du sujet ร  lโ€™organisation par intรฉriorisation prescrite de ses valeurs, une capture narcissique sollicitant les dimensions intimes de la subjectivitรฉ qui se construisent et sโ€™installent : lโ€™entreprise fabrique une idรฉologie ad hoc quโ€™elle souhaite consensuelle autour dโ€™un idรฉal commun basรฉ sur la recherche de lโ€™excellence et lโ€™atteinte dโ€™un accomplissement paroxystique de soi (Ibid., pp.37-45). Une offre รฉthique est imposรฉe au sujet. Elle a des incidences cliniques et socio-psychologiques (Enriquez, 1997 ; de Gaulejac, 2005 ; Dujarier, 2012) sur la dimension collective du travail, la qualitรฉ de la production et la santรฉ au travail (Friedmann, 2007 ; Renier, 2006).
Le passage de la logique de poste ร  la logique de compรฉtences conduit lโ€™entreprise ร  une gestion plus individualisรฉe des salariรฉs. Ce phรฉnomรจne dโ€™individualisation ร  la fois des salaires et des carriรจres (Garner-Moyer, 2009) fragilise lโ€™individu en accroissant le sentiment dโ€™insรฉcuritรฉ au travail. Il existe bien un paradoxe de lโ€™individualisation, entretenu par une gestion des ressources humaines devenue gestion des individus. Elle est censรฉe apporter plus dโ€™รฉquitรฉ par rapport ร  un systรจme antรฉrieur fondรฉ sur lโ€™anciennetรฉ et les augmentations collectives. Mais elle confronte le salariรฉ ร  une รฉvaluation risquรฉe a priori de ses aptitudes subjectives ร  lโ€™autonomie, la polyvalence, la maรฎtrise des รฉmotions ou la rรฉactivitรฉ. Cette tendance accroรฎt le risque dโ€™isolement : ยซ les formes modernes du management, ร  travers notamment la gestion des emplois et des carriรจres, individualisent les salariรฉs et les dรฉtachent du collectif ยป (Gollac & Volkoff, 2007, p. 62).
Un lien entre ces nouvelles modalitรฉs organisationnelles, lโ€™intensification du travail et la dรฉgradation de la qualitรฉ des conditions de travail est pointรฉ (Askenazy, Cartron, & Gollac, 2006). Le sentiment dโ€™insรฉcuritรฉ au travail sโ€™accentue par lโ€™individualisation croissante des parcours professionnels, tant en termes de rรฉmunรฉrations que de promotions (Garner-Moyer, 2009, p. 62), ce qui ajoute ร  une incertitude croissante ร  lโ€™รฉgard de la valeur du sujet sur le marchรฉ du travail.
Il sโ€™installe ainsi un rapport dissymรฉtrique entre le sujet et lโ€™organisation qui oblige lโ€™individu isolรฉ ร  se contraindre objectivement ou subjectivement aux exigences du systรจme (Linhart, 2009). Cโ€™est lโ€™effacement des collectifs qui ยซ entraรฎne le salariรฉ dans une relative solitude, le propulse dans un face-ร -face solitaire avec la sociรฉtรฉ, comme avec le sens de son travail ยป (Ibid., p. 36). Lโ€™organisation construit, rรฉoriente et exacerbe le narcissisme du sujet en psychologisant la relation managรฉriale. Elle assujettit sa volontรฉ lรฉgitime dโ€™accomplissement au travail en la confondant ร  la cause de lโ€™entreprise. Elle subordonne lโ€™idรฉal du moi aux idรฉaux de lโ€™entreprise et des pratiques courantes, comme celles du coaching illustrent cet usage rentable dโ€™un ยซ moi-privรฉ ยป refaรงonnรฉ, aux prises avec lโ€™idรฉologie gestionnaire (de Gaulejac, 2005). En son nom prรฉcisรฉment, les organisations exigent une adhรฉsion et un dรฉvouement sans faille de leurs salariรฉs pris au piรจge de leur narcissisme auquel les organisations apportent une rรฉponse leurrante, mais sรฉduisante (Enriquez, 1999). Elles instrumentalisent ce besoin dโ€™identification narcissique pour assujettir le sujet au service de ยซ pratiques quantophrรฉniques de gestion ยป (de Gaulejac, 2005). Cette ยซ confiscation รฉthique managรฉriale ยป (Salmon, 2002) se renforce en confrontant le sujet aux limites de lโ€™action face ร  la quantification dโ€™objectifs รฉloignรฉs du rรฉel du travail, ce qui le vulnรฉrabilise. Lโ€™injonction dโ€™adhรฉsion et la prescription du sentiment dโ€™appartenance exposent le sujet au risque dโ€™un sentiment de perte de sens au travail (Linhart, 2009). Si la subjectivitรฉ au travail est aujourdโ€™hui reconnue et valorisรฉe ร  lโ€™excรจs, elle devient dans le mรชme temps un instrument organisationnel qui la dรฉtourne.
Le contexte de forte individualisation, de personnalisation au travail et de mise en concurrence des salariรฉs nuit ainsi au maintien dโ€™une conscience commune qui contient lโ€™entre-soi (Durkheim, 1967). Il ยซ prive le salariat de ce quโ€™il y a de plus profondรฉment social dans le travail, [โ€ฆ] plonge chacun dans le vide de la confrontation permanente avec soi ยป (Linhart, 2009, p. 49) : le lien social au travail, amputรฉ du registre du don et du dรฉsintรฉressement pointรฉ par Boltanski (1982), sโ€™abรฎme dans le repli narcissique. Nous notons ici une cause possible du renforcement de la solitude au travail par excรจs dโ€™individualisation. Les tensions liรฉes notamment ร  cette sur-responsabilisation induite gรฉnรจrent une prรฉcarisation subjective du travail (Linhart, 2011), un repli sur soi, un sentiment dโ€™insรฉcuritรฉ. Les nouvelles formes dโ€™intensitรฉ du travail altรจrent donc le lien social et favorisent une distanciation interindividuelle qui isole progressivement.
Le travail collectif dรฉficitaire ne fait plus ressource comme moyen de civilisation du rรฉel et espace de construction culturelle (Lhuilier & Litim, 2010), cโ€™est-ร -dire dโ€™ยซ une histoire dont les individus et les groupes hรฉritent et quโ€™ils ont ร  charge de maintenir vivante ยป (Ibid., p. 150). Lโ€™intensification du travail a pour effet de rรฉduire lโ€™ล“uvre de construction du collectif ร  celle de la rรฉalisation collective ou individuelle de tรขches par une รฉquipe sans culture commune hรฉritรฉe ou construite. Le collectif de travail est condamnรฉ ร  son rรฉtrรฉcissement en รฉquipe. Comment conserver dans ce contexte des espaces collectifs de discussion sur les pratiques professionnelles, autant de zones de rรฉsistance oรน sโ€™exercent des forces de rรฉaction au sens mรฉcanique du sens, tentant dโ€™endiguer les processus dโ€™appropriation de lโ€™individu par les forces du travail (Davezies, 1993) ?
La construction identitaire au travail รฉtant plus complexe que par le passรฉ (Ehrenberg, 2001), le sujet se voit imposer comme alternative une identitรฉ qui se rรฉactualise dans les relations de pouvoir au sein des organisations (Dujarier, 2006). Les processus de coordination prรฉvalent sur les dynamiques coopรฉratives au travail, la coopรฉration renvoyant ร  la notion dโ€™ล“uvre commune (Arendt, 1958).
La dynamique dโ€™une reconnaissance au travail liรฉe au faire et non ร  lโ€™รชtre sโ€™est progressivement fragilisรฉe (Dejours, 2009) : les conditions dโ€™exercice dโ€™un jugement sur la qualitรฉ de la contribution ou la qualitรฉ du travail sont plus difficilement rรฉunies. Lโ€™รฉvaluation par les pairs a du mal ร  sโ€™imposer face ร  une passion รฉvaluative (Amado & Enriquez, 2009) ร  la fois individualisante et peu prรฉoccupรฉe du rรฉel du travail (Dejours, 2003). Ce mouvement privatif de reconnaissance semble faire risquer au sujet lโ€™expรฉrience dโ€™une dรฉsolation dรฉfinie par Arendt (1972) comme la forme la plus radicale de la solitude.
Nous avons fait le choix dans une approche pluridisciplinaire dโ€™investiguer le champ de la psychanalyse pour nous aider ร  penser la solitude sur la scรจne du travail, ses rรฉsonances affectives et la riposte du sujet ร  la montรฉe de lโ€™isolement.

Les apports de la psychanalyse ร  lโ€™รฉtude de lโ€™objet ยซ solitude ยป

La solitude, expรฉrience affective paradoxale

La psychanalyse privilรฉgie la question de la solitude ร  celle de lโ€™isolement en considรฉrant la premiรจre comme un รฉprouvรฉ et un affect au sens de la catรฉgorie mรฉtapsychologique du concept dรฉfinie par Green14 (1973). Lโ€™isolement, quant ร  lui, qualifie une situation de distanciation cognitive rรฉelle ou perรงue.
La clinique psychanalytique associe la solitude ร  ses manifestations symptomatiques, nรฉvrotiques et psychotiques. Elle en fait รฉgalement usage en la conceptualisant comme un espace dโ€™introspection au service du sujet lors de la cure. Elle souligne donc toute son ambivalence en รฉtant attentive ร  sa polyphonie : tantรดt subie, tantรดt utile, parfois pathogรจne ou potentiellement dรฉveloppementale, la solitude peut aussi devenir un instrument dโ€™action et de transformation du sujet.
Dolto (1994) pointe son caractรจre ontologique et ambivalent :
La solitude mโ€™a toujours accompagnรฉe, de prรจs ou de loin, comme elle accompagne tous ceux qui, seuls, tentent de voir et dโ€™entendre, lร  oรน dโ€™aucuns ne font que regarder et รฉcouter. Amie inestimable, ennemie mortelle, solitude qui ressource, solitude qui dรฉtruit, elle nous pousse ร  atteindre et ร  dรฉpasser nos limites ยป (p.19).
La solitude apparaรฎt en psychanalyse comme une expรฉrience bipolaire, risquรฉe et paradoxale, potentiellement destructrice ou dรฉveloppementale, un espace dialogique quโ€™il sโ€™agit dโ€™investir, lieu subjectif dโ€™expression possible de la vulnรฉrabilitรฉ, qui entretient ou รฉradique le lien avec soi-mรชme ou un autre intรฉrieur.
Cโ€™est ce double destin extrรชme de la solitude quโ€™รฉvoque P. Gutton (2007) quand il รฉcrit :
Dans la solitude, le travail des objets internes est incitรฉ au risque de plaisir et de la position dรฉpressive. […] La solitude, toujours suffisamment bonne, se dรฉfinit donc par la qualitรฉ de la rรฉalitรฉ interne, de la fonction fantasmatique. […] Lโ€™affect solitude fait รฉtat du degrรฉ de croyance en lโ€™investissement de lโ€™imaginaire et ses infinies mises en signification ยป (p.80).
Anzieu (1987) pointe ร  son tour ce quโ€™il nomme les sept antinomies de la solitude. En รฉvoquant la premiรจre, il indique aimer la solitude dans la mesure oรน il ne se sent pas seul, car il รฉcoute les รฉtrangers qui parlent en lui. Cโ€™est cette mรชme dialogie intรฉrieure que questionne Chiantaretto (2005) avec le concept de tรฉmoin interne, cโ€™est-ร -dire les semblables en soi avec qui la solitude peut se partager. Rosolato (1996) parle dโ€™une solitude qui apparaรฎt lorsque lโ€™autre disparaรฎt, mais qui peut persister en prรฉsence de lโ€™autre. Elle caractรฉrise lโ€™รฉtat du lien ร  lโ€™autre, dans la prรฉsence comme dans lโ€™absence. Il fait rรฉfรฉrence ร  une psychopathologie de la solitude sans omettre toutefois le questionnement sur lโ€™existence dโ€™une solitude qui ยซ autorise la sรฉparation dans une marge non dangereuse et qui permet une activitรฉ bรฉnรฉfique ยป (Ibid., p. 257). Cette psychopathologie est associรฉe aux processus dโ€™identification ร  lโ€™ล“uvre dans le narcissisme, le sadomasochisme ou des psychoses comme la schizophrรฉnie. Pourtant, selon lui, dans chaque รฉtat psychopathologique, il existe des stratรฉgies conscientes de la solitude pour maintenir par une thรฉrapeutique de lโ€™imaginaire, un contrรดle de la situation par le sujet. La solitude peut ainsi devenir un solipsisme en action (Rosolato, 1996), cโ€™est-ร -dire contribuer ร  la pleine conscience de la rรฉalitรฉ du moi, ร  la construction du sujet en facilitant par exemple lโ€™accรจs au langage chez le jeune enfant.

Lโ€™approche freudienne de la solitude : de la dรฉtresse ร  lโ€™รฉlaboration

Solitude et dรฉtresse

Freud aborde lโ€™objet solitude ร  plusieurs moments dans son ล“uvre sous des focales diffรฉrentes suivant la progression de sa pensรฉe clinique.
Il le relie ร  lโ€™รฉtat psychologique de dรฉtresse originelle -Hilflosigkeit- du bรฉbรฉ confrontรฉ ร  la fois son impuissance psychomotrice et son absolue dรฉpendance pour rรฉpondre ร  ses besoins biologiques fondamentaux dont il dรฉcrit la spรฉcificitรฉ chez ยซ le petit dโ€™homme dโ€™enfant ยป : Lโ€™organisme humain, ร  ses stades prรฉcoces, est incapable de provoquer cette action spรฉcifique qui ne peut รชtre rรฉalisรฉe quโ€™avec une aide extรฉrieure et au moment oรน lโ€™attention de dโ€™une personne bien au courant se porte sur lโ€™รฉtat de lโ€™enfant. Ce dernier lโ€™a alertรฉe, du fait dโ€™une dรฉcharge se produisant sur la voie des changements internes. La voie de dรฉcharge acquiert ainsi une fonction secondaire dโ€™une extrรชme importance : celle de la comprรฉhension mutuelle ยป (Freud, 1973, p. 336).
Ce lien entre dรฉtresse et solitude sera ensuite รฉtendu comme constitutif de lโ€™angoisse humaine dans la seconde thรฉorie de lโ€™angoisse freudienne (1926-1938) qui en explore lโ€™รฉtiologie, les manifestations symptomatiques et ses moyens de rรฉsolution comme la sublimation ou le refoulement.

Vers une รฉlaboration possible de la solitude : le jeu de la bobine

Il nous apparaรฎt important de souligner a contrario dans la clinique freudienne la capacitรฉ dโ€™รฉlaboration de la solitude qui se dรฉsinscrit du lien solitude-dรฉtresse. Nous donnons ici deux illustrations de ce travail possible du manque.
Lโ€™enfant peut faire usage des traces mnรฉsiques des bรฉnรฉfices associรฉs aux interventions antรฉrieures de lโ€™objet prรฉsent comme riposte possible ร  son absence. ร‰merge ainsi une satisfaction hallucinatoire du dรฉsir chez lโ€™enfant par le rรฉinvestissement psychique de ces satisfactions : cette rรฉactivation par lโ€™รฉmergence du dรฉsir produit dโ€™abord quelque chose dโ€™analogue ร  la perception, cโ€™est-ร -dire une hallucination, dรฉfense et tentative de reprรฉsentation (Gimenez, 2000). Nous retrouverons la prรฉsence et lโ€™usage de cet entre-deux confusรฉment situรฉ dans lโ€™approche des espaces transitionnels de Winnicott (1975).
La capacitรฉ dโ€™รฉlaboration de la solitude est bien illustrรฉe par lโ€™observation du jeu de la bobine et lโ€™interprรฉtation clinique quโ€™en fait Freud. En voici la description :
Lโ€™enfant avait une bobine en bois autour de laquelle รฉtait enroulรฉe une ficelle [โ€ฆ]. Il jetait avec une grande adresse la bobine tenue par la ficelle par-dessus le bord de son petit lit ร  rideaux, si bien quโ€™elle en disparaissait. Il disait alors son โ€œo-o-oโ€ (traduit par โ€œfortโ€ en allemand โ€“ au loin โ€“) plein de signification, ensuite, par la ficelle, il retirait la bobine hors du lit, tout en saluant maintenant son apparition dโ€™un joyeux โ€œdaโ€ (traduit par โ€œlร โ€)ยป (Freud, 1996, p.285).
Cette rรฉpรฉtition de lโ€™absence, donc de lโ€™expรฉrience traumatisante, contredit la primautรฉ du principe de plaisir รฉtayรฉ sur la nรฉcessaire dรฉcharge de la tension psychique. Cette compulsion de la rรฉpรฉtition ici observรฉe conceptualise le dualisme entre pulsions de vie et pulsions de mort. Lโ€™enfant progressivement se surprend ร  pouvoir provoquer lโ€™alternance entre absence et prรฉsence.
La bobine nโ€™est pas uniquement le substitut de lโ€™objet manquant, ici de la mรจre. Il illustre le dรฉpassement et lโ€™รฉlaboration de ce manque par la mise en jeu au sens littรฉral du terme ยซ dโ€™un espace oรน exercer cette solitude interactive avec lโ€™autre vacant, oรน se dรฉ-sidรฉrer de cette catastrophe quโ€™est le manque de lโ€™autre ยป (Assoun, 1998, p. 80).
La solitude interactive est donc ici avant tout une solitude active โ€œ doublement โ€ : il existe une pulsion dโ€™emprise au sens oรน lโ€™enfant sโ€™engage activement dans la rรฉpรฉtition du jeu de lโ€™absence malgrรฉ la production de dรฉplaisir associรฉe. Le jeu de lโ€™enfant permet ainsi le passage de la passivitรฉ ร  lโ€™activitรฉ en lโ€™aidant ร  se dรฉsengager du poids des expรฉriences vรฉcues, ยซ Les motions hostiles envers lโ€™objet peuvent sโ€™exprimer, associรฉes ร  lโ€™acquisition dโ€™une certaine position dโ€™indรฉpendance ยป (Freud, 1996, p. 286). La solitude active renvoie ainsi ร  la solitude choisie. Cโ€™est une reprise dโ€™autoritรฉ sur la situation de solitude.
La thรฉorie de la solitude chez Freud nโ€™est donc pas seulement une clinique du manque. Elle explore les tentatives de son dรฉpassement.

Winnicott et la capacitรฉ dโ€™รชtre seul

Lorsque Winnicott indique ยซ un bรฉbรฉ seul, รงa nโ€™existe pas ยป (1969, p. 200), il pointe comme Freud la dรฉpendance totale du nourrisson ร  la mรจre et son environnement. Le couple mรจre-enfant forme ainsi une dyade.
Toutefois, la contribution originale de Winnicott est de mettre en scรจne le petit enfant en prรฉsence de la mรจre. Il fait lโ€™expรฉrience de sa solitude en รฉtant accompagnรฉ. La mรจre dรฉsigne toute personne rรฉfรฉrente qui sโ€™occupe du nourrisson puis progressivement, devient mรจre environnement.

La capacitรฉ dโ€™รชtre seul

Dans lโ€™apprentissage de la capacitรฉ ร  รชtre seul, Winnicott (1969) dรฉcrit ยซ le processus dโ€™absentisation progressive de la mรจre ยป qui devient la condition dโ€™une possible รฉlaboration de la solitude et de lโ€™investissement de ses fonctions.
Il existe une aptitude ร  la solitude authentique qui a ses fondements dans la premiรจre expรฉrience dโ€™รชtre seul en prรฉsence de quelquโ€™un, qui intervient ร  un stade trรจs primitif oรน ยซ lโ€™immaturitรฉ du moi est compensรฉe par le support du moi offert par la mรจre ยป (Winnicott, 2014, p.55). Il sโ€™agit de lโ€™expรฉrience dโ€™une solitude en prรฉsence.
Dans le couple initial mรจre-enfant, le bรฉbรฉ nโ€™a pas conscience de son unicitรฉ. Cโ€™est la mรจre suffisamment bonne ยป (good enough) qui est plus quโ€™elle ne fait. Mais cโ€™est lโ€™imperfection mรชme de la mรจre soulignรฉe par lโ€™adverbe โ€œ enough โ€ qui permet la construction rรฉparatrice du manque chez lโ€™enfant. Il sโ€™agit pour la mรจre dโ€™autoriser son enfant ร  expรฉrimenter son omnipotence. Elle recherche une prรฉsence juste et sans empiรจtements.
Cโ€™est prรฉcisรฉment cette qualitรฉ de prรฉsence qui permet ร  lโ€™enfant lโ€™intรฉgration du bon objet dans sa rรฉalitรฉ psychique pour reprendre les termes kleiniens et lui donnera la capacitรฉ de supporter la solitude en lโ€™absence de la mรจre. Nous retrouvons dans la cinquiรจme antinomie de la solitude (Anzieu, 1987) cette mรชme place essentielle de la mรจre ยซ suffisamment bonne pour laisser son enfant faire lโ€™expรฉrience dโ€™รชtre seul ร  coฬ‚tรฉ dโ€™elle ยป (p.125).
Les apports de Winnicott (2014) dans lโ€™exploration conceptuelle de la solitude sont triplement originaux : il conceptualise une capacitรฉ ร  รชtre seulโ€‰; il soutient quโ€™il faut initialement รชtre deux pour รชtre seul, et que cet apprentissage va permettre ultรฉrieurement ร  lโ€™adulte de protรฉger un noyau de solitude sans devoir sโ€™isoler du monde ; il dรฉcrit enfin une รฉlaboration processuelle de la solitude avec lโ€™acquisition dโ€™une capacitรฉ ร  รชtre seul qui suppose un apprentissage. La bonne constitution du self, le vrai self, est conditionnรฉe par la continuitรฉ des soins maternels (holding, handling, object presenting). La non-acquisition de la capacitรฉ ร  รชtre seul entretient en revanche la dรฉpendance de lโ€™environnement et dรฉveloppe une personnalitรฉ dรฉfensive en faux self (Ibid., 1960). Winnicott questionne alors le dรฉveloppement et lโ€™usage de dรฉfenses vis-ร -vis du monde qui pointent le risque dโ€™isolement et de dรฉsaffiliation au monde en cas de radicalisation (Ibid., 1969). La solitude est donc selon Winnicott un processus continu dโ€™existence et de prรฉsence au monde, bornรฉ par la dรฉpendance absolue et le repli sur soi. Elle ne peut donc รชtre rรฉductible ร  lโ€™รฉprouvรฉ de plaisir ou ร  celui de souffrance.

ยซ Je suis seul ยป

Winnicott (2014) souligne quโ€™il faut รชtre deux initialement pour รชtre seul. Il explicite ainsi les signifiรฉs du ยซ Je suis seul ยป en trois รฉtapes pour montrer que la capacitรฉ dโ€™รชtre seul est basรฉe sur lโ€™expรฉrience dโ€™รชtre seul en prรฉsence.
Le ยซ Je ยป dรฉsigne la personnalitรฉ en tant quโ€™organisation dโ€™un noyau du moi. Lโ€™individu a rรฉalisรฉ son unitรฉ. ยซ Lโ€™intรฉgration est un fait. Le monde extรฉrieur est aboli et une vie intรฉrieure est possible ยป (Ibid., p. 56) ; le ยซ Je suis ยป correspond ร  lโ€™รฉtape fondamentale dโ€™un sujet initialement ยซ ร  lโ€™รฉtat brut, sans dรฉfense, vulnรฉrable, paranoรฏde en puissance ยป qui ne rรฉussit ร  dรฉpasser ce stade que parce que lโ€™environnement est protecteur, cโ€™est-ร -dire une mรจre dont lโ€™identification ร  son enfant la rend apte ร  comprendre les besoins de celui-ci ยป (Ibid., p. 56). Le ยซ Je suis seul ยป correspond enfin ร  une amplification du ยซ Je suis ยป, ร  la conscientisation par le petit enfant de la sรฉcuritรฉ apportรฉe par la mรจre. Winnicott dรฉmontre ainsi lโ€™existence de lโ€™expรฉrience dโ€™รชtre seul en prรฉsence ยป (Ibid., p. 57).
Nous relevons enfin le concept dโ€™espace transitionnel ou de transitionnalitรฉ chez Winnicott. Dans lโ€™approche winnicottienne, lโ€™espace transitionnel est un lieu de suspension des paradoxes et conflits de la solitude. Il sโ€™agit de sortir de la dialectique prรฉsence/absence de lโ€™objet en suspendant la question de lโ€™origine et de lโ€™appartenance. La transitionnalitรฉ renvoie ร  ยซ un indรฉcidable de lโ€™origine ยป (Dupont, 2010, p. 148). Cโ€™est un lieu dรฉveloppemental de crรฉativitรฉ, dont nous aurons lโ€™occasion dโ€™interroger les fonctions et les conditions dโ€™existence au travail.
Il apparaรฎt possible dโ€™explorer les conditions du dรฉveloppement dโ€™une capacitรฉ dโ€™รชtre seul au travail et dโ€™existence dโ€™une solitude professionnelle รฉlaborรฉe, non souffrante.

Les apports de Mรฉlanie Klein : formes de solitude et sentiment dโ€™รชtre seul

Position schizo paranoรฏde : ยซ Je suis seul contre tous ยป

Ce sont les angoisses paranoรฏdes qui sont ร  lโ€™origine du sentiment de solitude. Il sโ€™agit pour le sujet de se dรฉfendre des mauvais objets persรฉcuteurs et omniprรฉsents (Agostini, 2005).
Klein (1968) prรฉcise que lโ€™รฉvitement dโ€™une solitude souffrante est possible grรขce au mouvement progressif dโ€™intรฉriorisation du bon objet par le sujet :
Si le bon objet interne peut รชtre instaurรฉ avec un sentiment suffisant de sรฉcuritรฉ, il deviendra par la suite le noyau du moi ยป (p.122).
Le sentiment intรฉgrateur de sรฉcuritรฉ est liรฉ ร  la bonne intรฉgration du moi et permet de vivre une solitude dรฉnuรฉe du sentiment de dรฉtresse, tel quโ€™รฉvoquรฉ par Freud.
Nous retrouvons chez Klein la conceptualisation dโ€™une confrontation duelle entre un mouvement dโ€™intรฉgration dโ€™un moi originel qui manque de cohรฉsion, et une tendance inverse ร  la dรฉsintรฉgration. Klein repรจre cette opposition dรจs les premiers mois de la vie de lโ€™enfant et relie le sentiment de solitude ร  la dualitรฉ entre ces deux tendances contraires. Ces fluctuations et mouvements dialectiques entre deux tendances opposรฉes rappellent chez Freud la dialectique entre pulsions de vie et pulsions de mort, induisant respectivement liaisons et dรฉliaisons.
Le clivage et lโ€™identification projective sont deux processus appartenant ร  la position schizo paranoรฏde. Les angoisses de persรฉcution propres ร  cette position sโ€™originent dans la projection lโ€™extรฉrieur des tendances ร  la dรฉsintรฉgration :
Je soutiens que lโ€™angoisse surgit de lโ€™action de la pulsion de mort ร  lโ€™intรฉrieur de lโ€™organisme, quโ€™elle est sentie comme une peur de lโ€™anรฉantissement et quโ€™elle prend la forme dโ€™une peur de la persรฉcution ยป (Klein, 1966, p. 278).
Le sentiment douloureux de solitude est fondรฉ sur le fait que ยซ les angoisses paranoรฏdes et destructrices ne peuvent รชtre entiรจrement surmontรฉes ยป (Klein, 1968, p. 124).
Nous notons que des reviviscences et une rรฉactualisation de la position schizo paranoรฏde peuvent apparaรฎtre lors de lโ€™adolescence. Les attitudes de dรฉfense et de dรฉfiance de lโ€™adolescent lors dโ€™une pรฉriode de fragilisation identitaire et psychologique sโ€™expriment parfois par un isolement symptomatique ou lโ€™entretien de lโ€™illusion dโ€™autosuffisance, la fuite de lโ€™autre ressenti comme un prรฉdateur potentiel : ce ยซ complexe du homard ยป (Dolto, 1989) renvoie au sentiment de vulnรฉrabilitรฉ.
Klein (1968) fait un lien entre solitude et agressivitรฉ : face ร  la menace de sรฉparation, le sujet se trouve scindรฉ, confrontรฉ ร  un ยซ splitting intrapsychique ยป. Lโ€™impression de solitude est alors doublement alimentรฉe par le sentiment dโ€™abandon de lโ€™objet interne en danger de destruction, et lโ€™agressivitรฉ orientรฉe vers lโ€™objet externe pour mieux le controฬ‚ler. Le sentiment de solitude serait donc le reflet de la souffrance dโ€™un sujet agresseur catalysรฉ par le danger de la sรฉparation.

Position dรฉpressive

Aux environs du quatriรจme mois, lโ€™angoisse dรฉpressive succรจde ร  lโ€™angoisse paranoรฏde. Le moi a dรฉjร  subi un dรฉbut dโ€™intรฉgration, mais imparfait. La perception de lโ€™objet total sโ€™accompagne de la levรฉe des clivages schizoรฏdes entre ยซ bons ยป et ยซ mauvais ยป objets :
Avec lโ€™introjection de lโ€™objet comme un tout, les relations objectales de lโ€™enfant se modifient fondamentalement. La synthรจse entre les aspects aimรฉs et haรฏs de lโ€™objet complet donne naissance ร  des sentiments de deuil et de culpabilitรฉ qui impliquent un progrรจs capital dans la vie รฉmotionnelle du bรฉbรฉ ยป (Klein, 1966, p. 278).
Lors de cette phase dโ€™intรฉgration, le moi se sent rassurรฉ, quant ร  sa propre survie et ร  celle de son ยซ bon ยป objet. Les angoisses paranoรฏdes et les sentiments de solitude et de dรฉtresse sโ€™apaisent. Ici rรฉside le paradoxe heuristiquement fรฉcond de la thรฉorie kleinienne : il y a bien passage dโ€™une forme de solitude ร  une autre, nommรฉe solitude dรฉpressive, et dans laquelle ยซ la confluence des bonnes et mauvaises qualitรฉs de lโ€™objet fait naรฎtre lโ€™angoisse ยป (Agostini, 2005, p. 74). Le ยซ bon ยป objet se trouvant menacรฉ, ยซ il y a conflit entre les pulsions destructrices et la crainte quโ€™une intรฉgration ne permette aux pulsions de destruction de menacer le bon objet et les bonnes parties de soi ยป (Klein, 1968, p. 123). Lโ€™angoisse dรฉpressive est marquรฉe par cette ยซ dรฉ-idรฉalisation ยป (Ibid., p. 127).

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Table des matiรจres

INTRODUCTION GENERALE
ENJEUX DE LA RECHERCHE ET RESSOURCES THEORIQUES
1 SEMANTIQUE ET SIGNIFIES DE LA SOLITUDE
2 ONTOLOGIE DE LA SOLITUDE
2.1 APPROCHE PHILOSOPHIQUE
2.1.1 Anthropologie dโ€™une solitude ambivalente
2.1.2 Solitude, prรฉsence et manque
2.1.3 Solitude, dialogie et action
3 SOLITUDE ET LIEN SOCIAL
3.1 ร‰TATS DU LIEN SOCIAL
3.1.1 Anomie
3.2 LIEN SOCIAL ET SANTE
3.2.1 Souffrance sociale
3.2.2 Lien social, reliance et dรฉliance
3.2.3 Soutien social
3.2.4 Le social en soi
4 SOLITUDE, TRAVAIL ET MAINTIEN EN SANTE
4.1 SOLITUDE PROFESSIONNELLE ET RISQUES PSYCHOSOCIAUX
4.1.1 Isolement au travail
4.1.2 Situations dโ€™isolement au travail : lโ€™approche cognitiviste et ses limites
4.2 FABRICATION SOCIALE DE Lโ€™ISOLEMENT AU TRAVAIL
4.2.1 Intensification du travail et fragilisation du lien social au travail
5 LES APPORTS DE LA PSYCHANALYSE A Lโ€™ETUDE DE Lโ€™OBJET ยซ SOLITUDE ยป
5.1 LA SOLITUDE, EXPERIENCE AFFECTIVE PARADOXALE
5.2 Lโ€™APPROCHE FREUDIENNE DE LA SOLITUDE : DE LA DETRESSE A Lโ€™ELABORATION
5.2.1 Solitude et dรฉtresse
5.2.2 Vers une รฉlaboration possible de la solitude : le jeu de la bobine
5.3 WINNICOTT ET LA CAPACITE Dโ€™ETRE SEUL
5.3.1 La capacitรฉ dโ€™รชtre seul
5.3.2 ยซ Je suis seul ยป
5.4 LES APPORTS DE MELANIE KLEIN : FORMES DE SOLITUDE ET SENTIMENT Dโ€™ETRE SEUL
5.4.1 Position schizo paranoรฏde : ยซ Je suis seul contre tous ยป
5.4.2 Position dรฉpressive
5.4.3 Solitude fondamentale
5.4.4 Les apports de la thรฉorie kleinienne pour penser la solitude au travail
6 CONCLUSION PARTIELLE ET INVESTIGATIONS POSSIBLES
6.1 CHOIX SEMANTIQUES ET CONCEPTUELS
6.1.1 Isolement et solitude
6.1.2 Affects, sentiments et รฉmotions
6.2 INVESTIGATIONS POSSIBLES
CADRE THEORIQUE ET PROBLEMATIQUE
1. CLINIQUES DU TRAVAIL
1.1 ACTIVITE ET DEVELOPPEMENT SUBJECTIF
1.2 CLINIQUES DU TRAVAIL, CLINIQUES DES EPREUVES
1.3 CLINIQUES DU TRAVAIL ET SUBJECTIVITE DU CLINICIEN
1.4 CLINIQUE DE Lโ€™ACTIVITE
1.5 PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL
1.6 PSYCHOLOGIE SOCIALE CLINIQUE DU TRAVAIL
1.6.1 Une psychologie sociale et clinique du travail
1.6.2 Acte et ยซ actepouvoir ยป
2 PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES DE TRAVAIL
2.1 LA SUBJECTIVITE GOMMEE DES CADRES DIRIGEANTS
2.2 DEFINITION DE NOTRE OBJET DE RECHERCHE
2.3 FORMULATION DES HYPOTHESES DE TRAVAIL
2.3.1 Hypothรจse 1: lโ€™existence dโ€™une solitude professionnelle rรฉsistante (les mรฉcanismes de dรฉfense, les stratรฉgies dโ€™adaptation et de dรฉgagement)
2.3.2 Hypothรจse 2: lโ€™existence dโ€™une solitude professionnelle dรฉveloppementale (la capacitรฉ dโ€™รชtre seul au travail)
2.3.3 Hypothรจse 3 : lโ€™existence dโ€™une solitude professionnelle dรฉsolante faute de ressources internes et externes mobilisables par le sujet
DISPOSITIF METHODOLOGIQUE
1 DE Lโ€™AUTORISATION INSTITUTIONNELLE A LA MISE EN ล’UVRE DE LA RECHERCHE ACTION
1.1 CONTEXTE DE LA COMMANDE
1.2 SE LAISSER INSTRUMENTALISER ?
1.3 SUIVRE LA LIGNE HIERARCHIQUE
1.4 CONTENU DE LA COMMANDE
2 LE CORPS DES DIRECTEURS DE SERVICES PENITENTIAIRES
2.1 LA PRISON ENTRE TRADITION ET MUTATION
2.1.1 Lโ€™administration pรฉnitentiaire : missions et conflits apparents dโ€™objectifs
2.1.2 Mutation des mรฉtiers pรฉnitentiaires et injonction normative croissante de lโ€™environnement
2.2 CONSTITUTION SOCIOHISTORIQUE DU CORPS DES DSP
2.3 STRUCTURE ACTUELLE DU CORPS DES DSP
2.4 REPARTITION DU CORPS ENTRE ETABLISSEMENTS PENITENTIAIRES
2.5 รŠTRE DIRECTEUR DES SERVICES PENITENTIAIRES
2.6 CORPS DES DSP ET RECHERCHE SCIENTIFIQUE : UNE RENCONTRE A CE JOUR INABOUTIE
3 UN DISPOSITIF METHODOLOGIQUE AD HOC
3.1 STRUCTURE DU DISPOSITIF METHODOLOGIQUE
3.2 POPULATION Dโ€™ETUDE, ETABLISSEMENTS ET DIRECTIONS INTERREGIONALES
3.2.1 Choisir le terrain et croiser les regards
3.2.2 Inclure les directions interrรฉgionales (DI)
3.2.3 Notre intervention quantifiรฉe
3.3 LE DEPLOIEMENT DE Lโ€™INTERVENTION
3.3.1 Lโ€™entretien exploratoire semi-directif de recherche
3.3.2 Observations in situ
3.3.3 Mรฉthode dite de lโ€™instruction au sosie
3.4 PHASES DE DEPLOIEMENT DE Lโ€™INTERVENTION
METHODOLOGIE D’ANALYSE DES DONNEES
1 PRINCIPES Dโ€™ANALYSE QUALITATIVE DE DISCOURS
1.1 APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE
1.2 CENTRALITE DES PRINCIPES DE Lโ€™HERMENEUTIQUE ET HUMILITE DU CHERCHEUR
1.3 LE CHOIX DE Lโ€™ANALYSE QUALITATIVE DE DISCOURS
1.3.1 ร‰tapes de lโ€™analyse qualitative de discours
1.3.2 Essai dโ€™analyse automatique de discours
2 ANALYSE DES DONNEES : GRILLE DE DEPOUILLEMENT DES ENTRETIENS
RESULTATS
1 FABRIQUE DE Lโ€™ISOLEMENT ET ORGANISATION SOUS CONTRAINTE DU TRAVAIL
1.1 LA DIVISION DU TRAVAIL AU SEIN DE Lโ€™EQUIPE DE DIRECTION : DU PRESCRIT AU REALISE
1.2 PLANIFICATION ET TEMPS RACCOURCIS
1.2.1 Temps resserrรฉ, temps dรฉsorganisรฉ
1.2.2 Temps hachurรฉ, Diktat de lโ€™urgence et risque dispersif
1.3 ISOLEMENT ET ESPACES CLOISONNES DE LA DETENTION
2. LA REPRESENTATION DE Lโ€™AGIR SOLITAIRE : LA SOLITUDE VIRILE QUI SE MONTRE SANS SE DIRE
2.1 LE DSP CHEF MILITAIRE
2.2 SOLITUDE VAILLANTE ET SCENE DE COMBAT
2.3 ESPRIT DE CORPS ET SENTIMENT Dโ€™AFFILIATION
2.4 HIERARCHIE MILITAIRE, DESOBEISSANCE ET RELEGATION
3 LA CAPACITE Dโ€™AGIR SEUL : Lโ€™EXEMPLE DE LA GESTION Dโ€™UNE CRISE LIEE A UN SUICIDE DE DETENU
3.1 AFFRONTER LA CRISE
3.1.1 Contexte et objet de lโ€™instruction au sosie dโ€™Albane, adjointe au chef dโ€™รฉtablissement (MA3)
3.2 LA PREVALENCE DE Lโ€™ACTION
3.3 DIALOGUE INTERIEUR ET MAINTIEN DE LA PUISSANCE Dโ€™AGIR
3.4 LE RISQUE DE SOLITUDE DESOLANTE : VOIR LA MORT EN FACE
3.4.1 Recouvrir le corps
3.4.2 Porter le poids du soupรงon
3.4.3 Lโ€™annonce de la mort ร  la famille
4 SEULS FACE AUX TRANSFORMATIONS DU METIER
4.1 UNE IDENTITE PROFESSIONNELLE CLIVEE
4.1.1 Modernisation de la fonction et gestion de la prison
4.1.2 Des conceptions divergentes du mรฉtier
4.2 SOUTIEN PERร‡U DES ADMINISTRATIONS CENTRALE ET REGIONALE
4.3 EVALUATION, RUMEUR EVALUATIVE ET DEFIANCE
4.4 LA DETENTION QUI RESSOURCE, LA DETENTION QUI RELIE
4.6 INTENSIFICATION DU TRAVAIL ET POROSITE DES SPHERES DE VIE
4.6.1 Fonctions de reprรฉsentation, expรฉriences de solitude
4.6.2 Le logement de fonction ou la confusion des temps et des espaces
5 SOLITUDE ET QUESTIONNEMENTS ETHIQUES EN PRISON
5.1 MASSIFICATION DES FLUX ET INDIVIDUALISATION
5.2 LA PRESIDENCE DE LA COMMISSION DE DISCIPLINE : REPRESENTATIONS, SOLITUDE ET QUESTIONNEMENT ETHIQUE
DISCUSSION
1 DE Lโ€™ISOLEMENT A LA SOLITUDE
1.1 PROGRESSION DE Lโ€™ISOLEMENT, INTENSIFICATION DU TRAVAIL ET NEW MANAGEMENT PUBLIC
1.2 FRACTURE IDENTITAIRE, SENTIMENT Dโ€™IMPOSTURE ET SOLITUDE
1.3 LA CONSTRUCTION EMPECHEE DES COLLECTIFS PROFESSIONNELS DE DIRECTION
1.4 SOLITUDE ET PHENOMENE Dโ€™EMPRISE
1.5 BENEFICES ET LIMITES DE Lโ€™ESPRIT DE CORPS
1.6 DES FORMES DE SOLITUDE PROFESSIONNELLE DIFFICILEMENT DISSOCIABLES
2 RIPOSTER
2.1 SE DEGAGER DE Lโ€™ISOLEMENT
2.2 LA SUBVERSION COLLECTIVE DU SALE BOULOT : SE RECONNAITRE DIRECTEUR ET TRAVAILLEUR DU SALE
2.3 VERS UNE SOLITUDE CREATIVE DU DSP ?
3 UNE RECHERCHE-ACTION PARTIELLEMENT EMPECHEE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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