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Fabrication sociale de lโisolement au travail
Bien que la place de la question de lโisolement dans le cadre de lโรฉvolution du travail (et des conditions de travail) ait รฉtรฉ initiรฉe trรจs tรดt par Durkheim dans ยซ la division du travail social ยป (1893), lโisolement au travail a trรจs peu fait lโobjet dโรฉtudes spรฉcifiques. Il apparaรฎt ainsi en creux comme le rรฉsultat de la dissolution des collectifs de travail, de lโindividualisation des tรขches, du dรฉveloppement des outils de contrรดle ou de gestion.
Il nous faut souligner lโapport des travaux en sociologie du travail qui analysent les changements du travail contemporain et la ยซ fabrication ยป sociale de la solitude par les modes dโorganisation du travail, lโintensification du travail et les orientations qui prรฉsident ร la gestion des ressources humaines. ร notre connaissance, les travaux en sociologie du travail de Linhart (2009) et Friedman (2007) sont les plus fondamentaux. Nous les convoquerons dans cette section.
Intensification du travail et fragilisation du lien social au travail
Nouvelles formes dโintensitรฉ du travail
Lโintensification du travail revรชt des acceptions plurielles et parfois prรชtant ร confusion. Elles sont variables selon les situations empiriques รฉtudiรฉes, par exemple industrielles ou issues des services. Mais il y a consensus sur ses consรฉquences dรฉlรฉtรจres.
De nouvelles formes dโintensitรฉ du travail apparaissent ainsi depuis les annรฉes 80 et 90. Elles sont constitutives de la catรฉgorie gรฉnรฉrique des risques psychosociaux (Vallรฉry & Leduc, 2012), augmentent les pรฉnibilitรฉs physiques, psychiques et les risques, en rรฉduisant le rรฉel au rรฉalisรฉ et impactent la santรฉ au travail.
Elles se caractรฉrisent par la collusion paradoxale entre une culture systรฉmique dโun temps long et linรฉaire qui favorise le recouvrement entre les diffรฉrentes sphรจres de vie dโune part (Guilbert & Lancry, 2009), et un vรฉcu subjectif de variabilitรฉ, dโirrรฉgularitรฉ et de rรฉactivitรฉ temporelles qui enferment lโactivitรฉ dans lโinstant (Hamraoui, 2007) et densifient le temps (Meyer, 2006). Lโaccรฉlรฉration des rythmes de travail favorise lโapparition dโune ยซ intensitรฉ-dรฉbit ยป (Gollac, 2005) qui dรฉborde le secteur industriel comme celui de lโautomobile (Gorgeu & Matheu, 2001), et touche aujourdโhui particuliรจrement le commerce, les services, la grande distribution (Prunier-Poulmaire, 2000) ou les centres dโappel (Flichy & Zarifian, 2002) sans que la liste de ces secteurs soit exhaustive. La pression temporelle exercรฉe sur les acteurs confrontรฉs ร ยซ une dictature de lโurgence ยป (Aubert, 2003) sโaccรฉlรจre. Les contraintes de rythme sโaccentuent en nombre et en intensitรฉ (Gollac, 2005). Le temps devient outil de contrรดle du rythme de rรฉalisation des tรขches. Ce syndrome de Chronos (Ettighoffer & Blanc, 1998) est renforcรฉ par le dรฉveloppement des technologies de lโinformation qui gรฉnรจre notamment un traitement en temps rรฉel des sollicitations, un envahissement de la vie privรฉe par la vie professionnelle, une confusion entre lโurgent et lโimportant alors que prรฉcisรฉment le temps de lโhorloge et celui de lโactivitรฉ ne peuvent รชtre superposables (Bartoli & Rocca, 2006). Les formes dโintensification du travail se centrent autour de lโimpรฉratif prescrit dโune productivitรฉ-dรฉbit (Zarifian, 1995) doublรฉ dโune chasse ยซ aux temps flottants ยป quโune conception centralement gestionnaire du temps se doit dโexclure (Nivet & Casalegno, 2011, p. 136) ; autant de temps interstitiels de don et de ยซ vivre ensemble ยป (Simmel, 1894), de discussion et de dรฉlibรฉration collective (Osty, 2003), de rรฉassurance (Garfinkel, 2007), de construction de lโintersubjectivitรฉ et du lien social (Nivet & Casalegno, 2011) qui sont รฉlaguรฉs dans les milieux de travail.
Lโintensification de travail ne peut pourtant pas รชtre rรฉduite ร la dรฉsignation dโune accรฉlรฉration des rythmes ou aux injonctions de croissance de productivitรฉ au sens taylorien du terme. Cโest aussi une accumulation et une diversification de la nature mรชme des attentes adressรฉes aux salariรฉs (Gorgeu, Mathieu, & Pailloux, 2006). Nous sommes amenรฉs ร distinguer une intensitรฉ quantitative dโune part autour du primat de lโintensitรฉ-dรฉbit au sens post-taylorien du terme et ses accรฉlรฉrations du rythme parfois invisibles associรฉes (Hatzfeld, 2006), et une intensitรฉ plus difficilement objectivable, mais qui coรปte subjectivement (Gollac, 2005). Aux charges physiques sโajoutent ainsi des charges psychiques issues en partie des conflits de critรจres et de choix imposรฉs entre intensitรฉ du travail rรฉalisรฉ et sens du travail donnรฉ par le salariรฉ.
Lโintensification pรจse sur les salariรฉs, augmente leur charge de travail et la charge de travail ressentie (Thery, 2009). Il existe ยซ un mouvement de dรฉplacement de la politique de contrรดle du corps du taylorisme vers le psychique, de lโextรฉrioritรฉ vers lโintรฉrioritรฉ, une prescription assujettissante qui quadrille lโespace, le temps et force les corps ยป (Ibid., p.138). Lโintensification dรฉsigne ainsi une รฉvolution majeure contemporaine du travail qui montre lโapparition de nouvelles formes de pรฉnibilitรฉs en apparent paradoxe avec le progrรจs technique et organisationnel (Gollac & Volkoff, 1996). Selon Gollac (2005), il y a bien une intensitรฉ et une complexitรฉ nouvelles du travail, produit du cumul dโune contrainte de temps de type industriel ou bureaucrate et dโune contrainte marchande.
Il existe ainsi une forme dโabstraction et de folie organisationnelle (Sigaut, 1990), une conception gestionnaire dominante au sein des organisations qui รฉvalue, objective et rationalise les rรฉsultats du travail en favorisant le dรฉni du rรฉel du travail (Cottereau, 1999). Les nombreuses contradictions de nature politique, gestionnaire et managรฉriale submergent lโactivitรฉ. Lโorganisation du travail traversรฉe par ces injonctions ne parvient pas ร รชtre repensรฉe collectivement et de maniรจre opรฉrationnelle pour ne pas peser sur les sujets au travail. Or, lโรฉvitement successif du travail dโorganisation dessine alors une division sociale du travail dโorganisation dans laquelle le travail de mรฉdiation des contradictions est ร chaque fois รฉvitรฉ, repoussรฉ jusquโau dernier niveau ยป (Dujarier, 2006, p.87). La confiance nรฉcessaire ร la coopรฉration et lโorganisation opรฉrationnelle du travail (Dejours & Molinier, 1994) sโaffaiblissent face ร une autoritรฉ gestionnaire qui contrรดle et suspecte. Les organisations matricielles sont moins rรฉgulรฉes malgrรฉ le dรฉveloppement de normes et de rรจgles prescrites. Cette nouvelle rรฉalitรฉ organisationnelle apparaรฎt donc violente et dรฉliante.
Cโest ainsi quโune insรฉcuritรฉ sociale (Castel, 2003), que nous qualifierons de systรฉmique, se crรฉe au travail. Les individus qui se vivent de plus en plus comme salariรฉs prรฉcaires, dรฉveloppent des comportements de survie dans un environnement fluctuant et se confrontent dans le mรชme temps ร une limitation de la solidaritรฉ (Vivier, 2003). Il existe une individualisation du rapport au travail qui sโadosse ร celle, croissante, de la gestion de lโemploi (Gollac, 2005). Le rapport ร lโemploi et le lien aux organisations รฉvoluent (dรฉtachement de lโentreprise, situation de tรฉlรฉtravail, horaires dรฉcalรฉsโฆ), induisant des changements dans la perception individuelle de lโisolement. Ces situations peuvent avoir des rรฉpercussions sur la vie privรฉe et contribuer au dรฉveloppement dโun sentiment de solitude plus global chez le salariรฉ.
รrosion des collectifs, individualisation et isolement
Lโindividualisation progressive des tรขches et des รฉvaluations รฉloignรฉes du rรฉel du travail (Dejours, 2003) concourent ร la mise en place dโune ยซ distance cognitive ยป entre les salariรฉs : de plus en plus autonomes, ils ne partagent presque plus dโexpรฉriences avec les autres salariรฉs du mรชme niveau ou peuvent se retrouver en concurrence (Bressol, 2004 ; Friedmann, 2007). Un รฉcart se crรฉe ainsi entre la rรฉalitรฉ du travail, sa formalisation effective (Hubault, 2005) et le pรฉrimรจtre rรฉel de lโactivitรฉ de travail qui dรฉpasse celui dรฉlimitรฉ par le poste (Dejours, 2003): le rรฉalisรฉ visible et sa prescription prennent le pas sur le rรฉel du travail.
Dโautres travaux ont mis en cause certains modes de management dans le dรฉveloppement de situations dโisolement au travail (hors isolement physique) avec des consรฉquences sur les relations entre les travailleurs au sein des organisations. Nous soulignons le paradoxe central dโune autonomie qui sโaccroรฎt par la moindre formalisation du contenu des postes, mais qui sโaccompagne dโune plus grande indรฉtermination de ses contenus concrets en favorisant le passage dโune logique de poste ร une logique de compรฉtences (Perret, 1997). Face ร la ยซ boรฎte noire du travail ยป, les salariรฉs soustraits ร la volontรฉ rationalisatrice de lโentreprise, donc gagnant en apparence en autonomie (Ughetto, 2004), se transforment en prestataires de service et peuvent dรฉvelopper des stratรฉgies dโauto-intensification du travail ou dโautocontroฬle. Il sโagit dโune autonomie apparente qui intรฉriorise lโassujettissement. Paradoxalement, cette autonomisation croissante favorise lโinterdรฉpendance entre les individus, une coopรฉration forcรฉe (Coutrot, 1998), ยซ une autonomie contrรดlรฉe par le jeu des contraintes et par la pรฉnรฉtration des exigences de la clientรจle dans le cลur de la production ยป (Ibid., p. 15).
Il y a donc bien ici une cohabitation duelle et intrinsรจquement paradoxale entre individualisation, injonction dโautonomie et coopรฉration forcรฉe qui altรจre en le rigidifiant le lien social. La sociologie clinique, au carrefour dโune approche sociologique, historique et psychanalytique qui situe le sujet, montre comment lโindividualisation imposรฉe par lโorganisation fabrique lโisolement. Selon Linhart (2009), dans les secteurs privรฉs comme publics, la performance individuelle assujettie aux impรฉratifs de productivitรฉ est survalorisรฉe au risque de lโeffacement dโune pensรฉe rรฉflexive collective sur les pratiques de mรฉtier. La dimension socialisatrice et citoyenne du travail est partiellement dรฉnaturรฉe alors que paradoxalement, le post-taylorisme ยซ accroรฎt la part dโautonomie, de libre initiative, une diminution des modes opรฉratoires imposรฉs, un allรจgement de la hiรฉrarchie, un travail plus intellectuel ยป (Ibid., p. 22). Sous une indรฉpendance et une autonomie apparentes, cโest donc une position de subordination du sujet ร lโorganisation par intรฉriorisation prescrite de ses valeurs, une capture narcissique sollicitant les dimensions intimes de la subjectivitรฉ qui se construisent et sโinstallent : lโentreprise fabrique une idรฉologie ad hoc quโelle souhaite consensuelle autour dโun idรฉal commun basรฉ sur la recherche de lโexcellence et lโatteinte dโun accomplissement paroxystique de soi (Ibid., pp.37-45). Une offre รฉthique est imposรฉe au sujet. Elle a des incidences cliniques et socio-psychologiques (Enriquez, 1997 ; de Gaulejac, 2005 ; Dujarier, 2012) sur la dimension collective du travail, la qualitรฉ de la production et la santรฉ au travail (Friedmann, 2007 ; Renier, 2006).
Le passage de la logique de poste ร la logique de compรฉtences conduit lโentreprise ร une gestion plus individualisรฉe des salariรฉs. Ce phรฉnomรจne dโindividualisation ร la fois des salaires et des carriรจres (Garner-Moyer, 2009) fragilise lโindividu en accroissant le sentiment dโinsรฉcuritรฉ au travail. Il existe bien un paradoxe de lโindividualisation, entretenu par une gestion des ressources humaines devenue gestion des individus. Elle est censรฉe apporter plus dโรฉquitรฉ par rapport ร un systรจme antรฉrieur fondรฉ sur lโanciennetรฉ et les augmentations collectives. Mais elle confronte le salariรฉ ร une รฉvaluation risquรฉe a priori de ses aptitudes subjectives ร lโautonomie, la polyvalence, la maรฎtrise des รฉmotions ou la rรฉactivitรฉ. Cette tendance accroรฎt le risque dโisolement : ยซ les formes modernes du management, ร travers notamment la gestion des emplois et des carriรจres, individualisent les salariรฉs et les dรฉtachent du collectif ยป (Gollac & Volkoff, 2007, p. 62).
Un lien entre ces nouvelles modalitรฉs organisationnelles, lโintensification du travail et la dรฉgradation de la qualitรฉ des conditions de travail est pointรฉ (Askenazy, Cartron, & Gollac, 2006). Le sentiment dโinsรฉcuritรฉ au travail sโaccentue par lโindividualisation croissante des parcours professionnels, tant en termes de rรฉmunรฉrations que de promotions (Garner-Moyer, 2009, p. 62), ce qui ajoute ร une incertitude croissante ร lโรฉgard de la valeur du sujet sur le marchรฉ du travail.
Il sโinstalle ainsi un rapport dissymรฉtrique entre le sujet et lโorganisation qui oblige lโindividu isolรฉ ร se contraindre objectivement ou subjectivement aux exigences du systรจme (Linhart, 2009). Cโest lโeffacement des collectifs qui ยซ entraรฎne le salariรฉ dans une relative solitude, le propulse dans un face-ร -face solitaire avec la sociรฉtรฉ, comme avec le sens de son travail ยป (Ibid., p. 36). Lโorganisation construit, rรฉoriente et exacerbe le narcissisme du sujet en psychologisant la relation managรฉriale. Elle assujettit sa volontรฉ lรฉgitime dโaccomplissement au travail en la confondant ร la cause de lโentreprise. Elle subordonne lโidรฉal du moi aux idรฉaux de lโentreprise et des pratiques courantes, comme celles du coaching illustrent cet usage rentable dโun ยซ moi-privรฉ ยป refaรงonnรฉ, aux prises avec lโidรฉologie gestionnaire (de Gaulejac, 2005). En son nom prรฉcisรฉment, les organisations exigent une adhรฉsion et un dรฉvouement sans faille de leurs salariรฉs pris au piรจge de leur narcissisme auquel les organisations apportent une rรฉponse leurrante, mais sรฉduisante (Enriquez, 1999). Elles instrumentalisent ce besoin dโidentification narcissique pour assujettir le sujet au service de ยซ pratiques quantophrรฉniques de gestion ยป (de Gaulejac, 2005). Cette ยซ confiscation รฉthique managรฉriale ยป (Salmon, 2002) se renforce en confrontant le sujet aux limites de lโaction face ร la quantification dโobjectifs รฉloignรฉs du rรฉel du travail, ce qui le vulnรฉrabilise. Lโinjonction dโadhรฉsion et la prescription du sentiment dโappartenance exposent le sujet au risque dโun sentiment de perte de sens au travail (Linhart, 2009). Si la subjectivitรฉ au travail est aujourdโhui reconnue et valorisรฉe ร lโexcรจs, elle devient dans le mรชme temps un instrument organisationnel qui la dรฉtourne.
Le contexte de forte individualisation, de personnalisation au travail et de mise en concurrence des salariรฉs nuit ainsi au maintien dโune conscience commune qui contient lโentre-soi (Durkheim, 1967). Il ยซ prive le salariat de ce quโil y a de plus profondรฉment social dans le travail, [โฆ] plonge chacun dans le vide de la confrontation permanente avec soi ยป (Linhart, 2009, p. 49) : le lien social au travail, amputรฉ du registre du don et du dรฉsintรฉressement pointรฉ par Boltanski (1982), sโabรฎme dans le repli narcissique. Nous notons ici une cause possible du renforcement de la solitude au travail par excรจs dโindividualisation. Les tensions liรฉes notamment ร cette sur-responsabilisation induite gรฉnรจrent une prรฉcarisation subjective du travail (Linhart, 2011), un repli sur soi, un sentiment dโinsรฉcuritรฉ. Les nouvelles formes dโintensitรฉ du travail altรจrent donc le lien social et favorisent une distanciation interindividuelle qui isole progressivement.
Le travail collectif dรฉficitaire ne fait plus ressource comme moyen de civilisation du rรฉel et espace de construction culturelle (Lhuilier & Litim, 2010), cโest-ร -dire dโยซ une histoire dont les individus et les groupes hรฉritent et quโils ont ร charge de maintenir vivante ยป (Ibid., p. 150). Lโintensification du travail a pour effet de rรฉduire lโลuvre de construction du collectif ร celle de la rรฉalisation collective ou individuelle de tรขches par une รฉquipe sans culture commune hรฉritรฉe ou construite. Le collectif de travail est condamnรฉ ร son rรฉtrรฉcissement en รฉquipe. Comment conserver dans ce contexte des espaces collectifs de discussion sur les pratiques professionnelles, autant de zones de rรฉsistance oรน sโexercent des forces de rรฉaction au sens mรฉcanique du sens, tentant dโendiguer les processus dโappropriation de lโindividu par les forces du travail (Davezies, 1993) ?
La construction identitaire au travail รฉtant plus complexe que par le passรฉ (Ehrenberg, 2001), le sujet se voit imposer comme alternative une identitรฉ qui se rรฉactualise dans les relations de pouvoir au sein des organisations (Dujarier, 2006). Les processus de coordination prรฉvalent sur les dynamiques coopรฉratives au travail, la coopรฉration renvoyant ร la notion dโลuvre commune (Arendt, 1958).
La dynamique dโune reconnaissance au travail liรฉe au faire et non ร lโรชtre sโest progressivement fragilisรฉe (Dejours, 2009) : les conditions dโexercice dโun jugement sur la qualitรฉ de la contribution ou la qualitรฉ du travail sont plus difficilement rรฉunies. Lโรฉvaluation par les pairs a du mal ร sโimposer face ร une passion รฉvaluative (Amado & Enriquez, 2009) ร la fois individualisante et peu prรฉoccupรฉe du rรฉel du travail (Dejours, 2003). Ce mouvement privatif de reconnaissance semble faire risquer au sujet lโexpรฉrience dโune dรฉsolation dรฉfinie par Arendt (1972) comme la forme la plus radicale de la solitude.
Nous avons fait le choix dans une approche pluridisciplinaire dโinvestiguer le champ de la psychanalyse pour nous aider ร penser la solitude sur la scรจne du travail, ses rรฉsonances affectives et la riposte du sujet ร la montรฉe de lโisolement.
Les apports de la psychanalyse ร lโรฉtude de lโobjet ยซ solitude ยป
La solitude, expรฉrience affective paradoxale
La psychanalyse privilรฉgie la question de la solitude ร celle de lโisolement en considรฉrant la premiรจre comme un รฉprouvรฉ et un affect au sens de la catรฉgorie mรฉtapsychologique du concept dรฉfinie par Green14 (1973). Lโisolement, quant ร lui, qualifie une situation de distanciation cognitive rรฉelle ou perรงue.
La clinique psychanalytique associe la solitude ร ses manifestations symptomatiques, nรฉvrotiques et psychotiques. Elle en fait รฉgalement usage en la conceptualisant comme un espace dโintrospection au service du sujet lors de la cure. Elle souligne donc toute son ambivalence en รฉtant attentive ร sa polyphonie : tantรดt subie, tantรดt utile, parfois pathogรจne ou potentiellement dรฉveloppementale, la solitude peut aussi devenir un instrument dโaction et de transformation du sujet.
Dolto (1994) pointe son caractรจre ontologique et ambivalent :
La solitude mโa toujours accompagnรฉe, de prรจs ou de loin, comme elle accompagne tous ceux qui, seuls, tentent de voir et dโentendre, lร oรน dโaucuns ne font que regarder et รฉcouter. Amie inestimable, ennemie mortelle, solitude qui ressource, solitude qui dรฉtruit, elle nous pousse ร atteindre et ร dรฉpasser nos limites ยป (p.19).
La solitude apparaรฎt en psychanalyse comme une expรฉrience bipolaire, risquรฉe et paradoxale, potentiellement destructrice ou dรฉveloppementale, un espace dialogique quโil sโagit dโinvestir, lieu subjectif dโexpression possible de la vulnรฉrabilitรฉ, qui entretient ou รฉradique le lien avec soi-mรชme ou un autre intรฉrieur.
Cโest ce double destin extrรชme de la solitude quโรฉvoque P. Gutton (2007) quand il รฉcrit :
Dans la solitude, le travail des objets internes est incitรฉ au risque de plaisir et de la position dรฉpressive. […] La solitude, toujours suffisamment bonne, se dรฉfinit donc par la qualitรฉ de la rรฉalitรฉ interne, de la fonction fantasmatique. […] Lโaffect solitude fait รฉtat du degrรฉ de croyance en lโinvestissement de lโimaginaire et ses infinies mises en signification ยป (p.80).
Anzieu (1987) pointe ร son tour ce quโil nomme les sept antinomies de la solitude. En รฉvoquant la premiรจre, il indique aimer la solitude dans la mesure oรน il ne se sent pas seul, car il รฉcoute les รฉtrangers qui parlent en lui. Cโest cette mรชme dialogie intรฉrieure que questionne Chiantaretto (2005) avec le concept de tรฉmoin interne, cโest-ร -dire les semblables en soi avec qui la solitude peut se partager. Rosolato (1996) parle dโune solitude qui apparaรฎt lorsque lโautre disparaรฎt, mais qui peut persister en prรฉsence de lโautre. Elle caractรฉrise lโรฉtat du lien ร lโautre, dans la prรฉsence comme dans lโabsence. Il fait rรฉfรฉrence ร une psychopathologie de la solitude sans omettre toutefois le questionnement sur lโexistence dโune solitude qui ยซ autorise la sรฉparation dans une marge non dangereuse et qui permet une activitรฉ bรฉnรฉfique ยป (Ibid., p. 257). Cette psychopathologie est associรฉe aux processus dโidentification ร lโลuvre dans le narcissisme, le sadomasochisme ou des psychoses comme la schizophrรฉnie. Pourtant, selon lui, dans chaque รฉtat psychopathologique, il existe des stratรฉgies conscientes de la solitude pour maintenir par une thรฉrapeutique de lโimaginaire, un contrรดle de la situation par le sujet. La solitude peut ainsi devenir un solipsisme en action (Rosolato, 1996), cโest-ร -dire contribuer ร la pleine conscience de la rรฉalitรฉ du moi, ร la construction du sujet en facilitant par exemple lโaccรจs au langage chez le jeune enfant.
Lโapproche freudienne de la solitude : de la dรฉtresse ร lโรฉlaboration
Solitude et dรฉtresse
Freud aborde lโobjet solitude ร plusieurs moments dans son ลuvre sous des focales diffรฉrentes suivant la progression de sa pensรฉe clinique.
Il le relie ร lโรฉtat psychologique de dรฉtresse originelle -Hilflosigkeit- du bรฉbรฉ confrontรฉ ร la fois son impuissance psychomotrice et son absolue dรฉpendance pour rรฉpondre ร ses besoins biologiques fondamentaux dont il dรฉcrit la spรฉcificitรฉ chez ยซ le petit dโhomme dโenfant ยป : Lโorganisme humain, ร ses stades prรฉcoces, est incapable de provoquer cette action spรฉcifique qui ne peut รชtre rรฉalisรฉe quโavec une aide extรฉrieure et au moment oรน lโattention de dโune personne bien au courant se porte sur lโรฉtat de lโenfant. Ce dernier lโa alertรฉe, du fait dโune dรฉcharge se produisant sur la voie des changements internes. La voie de dรฉcharge acquiert ainsi une fonction secondaire dโune extrรชme importance : celle de la comprรฉhension mutuelle ยป (Freud, 1973, p. 336).
Ce lien entre dรฉtresse et solitude sera ensuite รฉtendu comme constitutif de lโangoisse humaine dans la seconde thรฉorie de lโangoisse freudienne (1926-1938) qui en explore lโรฉtiologie, les manifestations symptomatiques et ses moyens de rรฉsolution comme la sublimation ou le refoulement.
Vers une รฉlaboration possible de la solitude : le jeu de la bobine
Il nous apparaรฎt important de souligner a contrario dans la clinique freudienne la capacitรฉ dโรฉlaboration de la solitude qui se dรฉsinscrit du lien solitude-dรฉtresse. Nous donnons ici deux illustrations de ce travail possible du manque.
Lโenfant peut faire usage des traces mnรฉsiques des bรฉnรฉfices associรฉs aux interventions antรฉrieures de lโobjet prรฉsent comme riposte possible ร son absence. รmerge ainsi une satisfaction hallucinatoire du dรฉsir chez lโenfant par le rรฉinvestissement psychique de ces satisfactions : cette rรฉactivation par lโรฉmergence du dรฉsir produit dโabord quelque chose dโanalogue ร la perception, cโest-ร -dire une hallucination, dรฉfense et tentative de reprรฉsentation (Gimenez, 2000). Nous retrouverons la prรฉsence et lโusage de cet entre-deux confusรฉment situรฉ dans lโapproche des espaces transitionnels de Winnicott (1975).
La capacitรฉ dโรฉlaboration de la solitude est bien illustrรฉe par lโobservation du jeu de la bobine et lโinterprรฉtation clinique quโen fait Freud. En voici la description :
Lโenfant avait une bobine en bois autour de laquelle รฉtait enroulรฉe une ficelle [โฆ]. Il jetait avec une grande adresse la bobine tenue par la ficelle par-dessus le bord de son petit lit ร rideaux, si bien quโelle en disparaissait. Il disait alors son โo-o-oโ (traduit par โfortโ en allemand โ au loin โ) plein de signification, ensuite, par la ficelle, il retirait la bobine hors du lit, tout en saluant maintenant son apparition dโun joyeux โdaโ (traduit par โlร โ)ยป (Freud, 1996, p.285).
Cette rรฉpรฉtition de lโabsence, donc de lโexpรฉrience traumatisante, contredit la primautรฉ du principe de plaisir รฉtayรฉ sur la nรฉcessaire dรฉcharge de la tension psychique. Cette compulsion de la rรฉpรฉtition ici observรฉe conceptualise le dualisme entre pulsions de vie et pulsions de mort. Lโenfant progressivement se surprend ร pouvoir provoquer lโalternance entre absence et prรฉsence.
La bobine nโest pas uniquement le substitut de lโobjet manquant, ici de la mรจre. Il illustre le dรฉpassement et lโรฉlaboration de ce manque par la mise en jeu au sens littรฉral du terme ยซ dโun espace oรน exercer cette solitude interactive avec lโautre vacant, oรน se dรฉ-sidรฉrer de cette catastrophe quโest le manque de lโautre ยป (Assoun, 1998, p. 80).
La solitude interactive est donc ici avant tout une solitude active โ doublement โ : il existe une pulsion dโemprise au sens oรน lโenfant sโengage activement dans la rรฉpรฉtition du jeu de lโabsence malgrรฉ la production de dรฉplaisir associรฉe. Le jeu de lโenfant permet ainsi le passage de la passivitรฉ ร lโactivitรฉ en lโaidant ร se dรฉsengager du poids des expรฉriences vรฉcues, ยซ Les motions hostiles envers lโobjet peuvent sโexprimer, associรฉes ร lโacquisition dโune certaine position dโindรฉpendance ยป (Freud, 1996, p. 286). La solitude active renvoie ainsi ร la solitude choisie. Cโest une reprise dโautoritรฉ sur la situation de solitude.
La thรฉorie de la solitude chez Freud nโest donc pas seulement une clinique du manque. Elle explore les tentatives de son dรฉpassement.
Winnicott et la capacitรฉ dโรชtre seul
Lorsque Winnicott indique ยซ un bรฉbรฉ seul, รงa nโexiste pas ยป (1969, p. 200), il pointe comme Freud la dรฉpendance totale du nourrisson ร la mรจre et son environnement. Le couple mรจre-enfant forme ainsi une dyade.
Toutefois, la contribution originale de Winnicott est de mettre en scรจne le petit enfant en prรฉsence de la mรจre. Il fait lโexpรฉrience de sa solitude en รฉtant accompagnรฉ. La mรจre dรฉsigne toute personne rรฉfรฉrente qui sโoccupe du nourrisson puis progressivement, devient mรจre environnement.
La capacitรฉ dโรชtre seul
Dans lโapprentissage de la capacitรฉ ร รชtre seul, Winnicott (1969) dรฉcrit ยซ le processus dโabsentisation progressive de la mรจre ยป qui devient la condition dโune possible รฉlaboration de la solitude et de lโinvestissement de ses fonctions.
Il existe une aptitude ร la solitude authentique qui a ses fondements dans la premiรจre expรฉrience dโรชtre seul en prรฉsence de quelquโun, qui intervient ร un stade trรจs primitif oรน ยซ lโimmaturitรฉ du moi est compensรฉe par le support du moi offert par la mรจre ยป (Winnicott, 2014, p.55). Il sโagit de lโexpรฉrience dโune solitude en prรฉsence.
Dans le couple initial mรจre-enfant, le bรฉbรฉ nโa pas conscience de son unicitรฉ. Cโest la mรจre suffisamment bonne ยป (good enough) qui est plus quโelle ne fait. Mais cโest lโimperfection mรชme de la mรจre soulignรฉe par lโadverbe โ enough โ qui permet la construction rรฉparatrice du manque chez lโenfant. Il sโagit pour la mรจre dโautoriser son enfant ร expรฉrimenter son omnipotence. Elle recherche une prรฉsence juste et sans empiรจtements.
Cโest prรฉcisรฉment cette qualitรฉ de prรฉsence qui permet ร lโenfant lโintรฉgration du bon objet dans sa rรฉalitรฉ psychique pour reprendre les termes kleiniens et lui donnera la capacitรฉ de supporter la solitude en lโabsence de la mรจre. Nous retrouvons dans la cinquiรจme antinomie de la solitude (Anzieu, 1987) cette mรชme place essentielle de la mรจre ยซ suffisamment bonne pour laisser son enfant faire lโexpรฉrience dโรชtre seul ร coฬtรฉ dโelle ยป (p.125).
Les apports de Winnicott (2014) dans lโexploration conceptuelle de la solitude sont triplement originaux : il conceptualise une capacitรฉ ร รชtre seulโ; il soutient quโil faut initialement รชtre deux pour รชtre seul, et que cet apprentissage va permettre ultรฉrieurement ร lโadulte de protรฉger un noyau de solitude sans devoir sโisoler du monde ; il dรฉcrit enfin une รฉlaboration processuelle de la solitude avec lโacquisition dโune capacitรฉ ร รชtre seul qui suppose un apprentissage. La bonne constitution du self, le vrai self, est conditionnรฉe par la continuitรฉ des soins maternels (holding, handling, object presenting). La non-acquisition de la capacitรฉ ร รชtre seul entretient en revanche la dรฉpendance de lโenvironnement et dรฉveloppe une personnalitรฉ dรฉfensive en faux self (Ibid., 1960). Winnicott questionne alors le dรฉveloppement et lโusage de dรฉfenses vis-ร -vis du monde qui pointent le risque dโisolement et de dรฉsaffiliation au monde en cas de radicalisation (Ibid., 1969). La solitude est donc selon Winnicott un processus continu dโexistence et de prรฉsence au monde, bornรฉ par la dรฉpendance absolue et le repli sur soi. Elle ne peut donc รชtre rรฉductible ร lโรฉprouvรฉ de plaisir ou ร celui de souffrance.
ยซ Je suis seul ยป
Winnicott (2014) souligne quโil faut รชtre deux initialement pour รชtre seul. Il explicite ainsi les signifiรฉs du ยซ Je suis seul ยป en trois รฉtapes pour montrer que la capacitรฉ dโรชtre seul est basรฉe sur lโexpรฉrience dโรชtre seul en prรฉsence.
Le ยซ Je ยป dรฉsigne la personnalitรฉ en tant quโorganisation dโun noyau du moi. Lโindividu a rรฉalisรฉ son unitรฉ. ยซ Lโintรฉgration est un fait. Le monde extรฉrieur est aboli et une vie intรฉrieure est possible ยป (Ibid., p. 56) ; le ยซ Je suis ยป correspond ร lโรฉtape fondamentale dโun sujet initialement ยซ ร lโรฉtat brut, sans dรฉfense, vulnรฉrable, paranoรฏde en puissance ยป qui ne rรฉussit ร dรฉpasser ce stade que parce que lโenvironnement est protecteur, cโest-ร -dire une mรจre dont lโidentification ร son enfant la rend apte ร comprendre les besoins de celui-ci ยป (Ibid., p. 56). Le ยซ Je suis seul ยป correspond enfin ร une amplification du ยซ Je suis ยป, ร la conscientisation par le petit enfant de la sรฉcuritรฉ apportรฉe par la mรจre. Winnicott dรฉmontre ainsi lโexistence de lโexpรฉrience dโรชtre seul en prรฉsence ยป (Ibid., p. 57).
Nous relevons enfin le concept dโespace transitionnel ou de transitionnalitรฉ chez Winnicott. Dans lโapproche winnicottienne, lโespace transitionnel est un lieu de suspension des paradoxes et conflits de la solitude. Il sโagit de sortir de la dialectique prรฉsence/absence de lโobjet en suspendant la question de lโorigine et de lโappartenance. La transitionnalitรฉ renvoie ร ยซ un indรฉcidable de lโorigine ยป (Dupont, 2010, p. 148). Cโest un lieu dรฉveloppemental de crรฉativitรฉ, dont nous aurons lโoccasion dโinterroger les fonctions et les conditions dโexistence au travail.
Il apparaรฎt possible dโexplorer les conditions du dรฉveloppement dโune capacitรฉ dโรชtre seul au travail et dโexistence dโune solitude professionnelle รฉlaborรฉe, non souffrante.
Les apports de Mรฉlanie Klein : formes de solitude et sentiment dโรชtre seul
Position schizo paranoรฏde : ยซ Je suis seul contre tous ยป
Ce sont les angoisses paranoรฏdes qui sont ร lโorigine du sentiment de solitude. Il sโagit pour le sujet de se dรฉfendre des mauvais objets persรฉcuteurs et omniprรฉsents (Agostini, 2005).
Klein (1968) prรฉcise que lโรฉvitement dโune solitude souffrante est possible grรขce au mouvement progressif dโintรฉriorisation du bon objet par le sujet :
Si le bon objet interne peut รชtre instaurรฉ avec un sentiment suffisant de sรฉcuritรฉ, il deviendra par la suite le noyau du moi ยป (p.122).
Le sentiment intรฉgrateur de sรฉcuritรฉ est liรฉ ร la bonne intรฉgration du moi et permet de vivre une solitude dรฉnuรฉe du sentiment de dรฉtresse, tel quโรฉvoquรฉ par Freud.
Nous retrouvons chez Klein la conceptualisation dโune confrontation duelle entre un mouvement dโintรฉgration dโun moi originel qui manque de cohรฉsion, et une tendance inverse ร la dรฉsintรฉgration. Klein repรจre cette opposition dรจs les premiers mois de la vie de lโenfant et relie le sentiment de solitude ร la dualitรฉ entre ces deux tendances contraires. Ces fluctuations et mouvements dialectiques entre deux tendances opposรฉes rappellent chez Freud la dialectique entre pulsions de vie et pulsions de mort, induisant respectivement liaisons et dรฉliaisons.
Le clivage et lโidentification projective sont deux processus appartenant ร la position schizo paranoรฏde. Les angoisses de persรฉcution propres ร cette position sโoriginent dans la projection lโextรฉrieur des tendances ร la dรฉsintรฉgration :
Je soutiens que lโangoisse surgit de lโaction de la pulsion de mort ร lโintรฉrieur de lโorganisme, quโelle est sentie comme une peur de lโanรฉantissement et quโelle prend la forme dโune peur de la persรฉcution ยป (Klein, 1966, p. 278).
Le sentiment douloureux de solitude est fondรฉ sur le fait que ยซ les angoisses paranoรฏdes et destructrices ne peuvent รชtre entiรจrement surmontรฉes ยป (Klein, 1968, p. 124).
Nous notons que des reviviscences et une rรฉactualisation de la position schizo paranoรฏde peuvent apparaรฎtre lors de lโadolescence. Les attitudes de dรฉfense et de dรฉfiance de lโadolescent lors dโune pรฉriode de fragilisation identitaire et psychologique sโexpriment parfois par un isolement symptomatique ou lโentretien de lโillusion dโautosuffisance, la fuite de lโautre ressenti comme un prรฉdateur potentiel : ce ยซ complexe du homard ยป (Dolto, 1989) renvoie au sentiment de vulnรฉrabilitรฉ.
Klein (1968) fait un lien entre solitude et agressivitรฉ : face ร la menace de sรฉparation, le sujet se trouve scindรฉ, confrontรฉ ร un ยซ splitting intrapsychique ยป. Lโimpression de solitude est alors doublement alimentรฉe par le sentiment dโabandon de lโobjet interne en danger de destruction, et lโagressivitรฉ orientรฉe vers lโobjet externe pour mieux le controฬler. Le sentiment de solitude serait donc le reflet de la souffrance dโun sujet agresseur catalysรฉ par le danger de la sรฉparation.
Position dรฉpressive
Aux environs du quatriรจme mois, lโangoisse dรฉpressive succรจde ร lโangoisse paranoรฏde. Le moi a dรฉjร subi un dรฉbut dโintรฉgration, mais imparfait. La perception de lโobjet total sโaccompagne de la levรฉe des clivages schizoรฏdes entre ยซ bons ยป et ยซ mauvais ยป objets :
Avec lโintrojection de lโobjet comme un tout, les relations objectales de lโenfant se modifient fondamentalement. La synthรจse entre les aspects aimรฉs et haรฏs de lโobjet complet donne naissance ร des sentiments de deuil et de culpabilitรฉ qui impliquent un progrรจs capital dans la vie รฉmotionnelle du bรฉbรฉ ยป (Klein, 1966, p. 278).
Lors de cette phase dโintรฉgration, le moi se sent rassurรฉ, quant ร sa propre survie et ร celle de son ยซ bon ยป objet. Les angoisses paranoรฏdes et les sentiments de solitude et de dรฉtresse sโapaisent. Ici rรฉside le paradoxe heuristiquement fรฉcond de la thรฉorie kleinienne : il y a bien passage dโune forme de solitude ร une autre, nommรฉe solitude dรฉpressive, et dans laquelle ยซ la confluence des bonnes et mauvaises qualitรฉs de lโobjet fait naรฎtre lโangoisse ยป (Agostini, 2005, p. 74). Le ยซ bon ยป objet se trouvant menacรฉ, ยซ il y a conflit entre les pulsions destructrices et la crainte quโune intรฉgration ne permette aux pulsions de destruction de menacer le bon objet et les bonnes parties de soi ยป (Klein, 1968, p. 123). Lโangoisse dรฉpressive est marquรฉe par cette ยซ dรฉ-idรฉalisation ยป (Ibid., p. 127).
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Table des matiรจres
INTRODUCTION GENERALE
ENJEUX DE LA RECHERCHE ET RESSOURCES THEORIQUES
1 SEMANTIQUE ET SIGNIFIES DE LA SOLITUDE
2 ONTOLOGIE DE LA SOLITUDE
2.1 APPROCHE PHILOSOPHIQUE
2.1.1 Anthropologie dโune solitude ambivalente
2.1.2 Solitude, prรฉsence et manque
2.1.3 Solitude, dialogie et action
3 SOLITUDE ET LIEN SOCIAL
3.1 รTATS DU LIEN SOCIAL
3.1.1 Anomie
3.2 LIEN SOCIAL ET SANTE
3.2.1 Souffrance sociale
3.2.2 Lien social, reliance et dรฉliance
3.2.3 Soutien social
3.2.4 Le social en soi
4 SOLITUDE, TRAVAIL ET MAINTIEN EN SANTE
4.1 SOLITUDE PROFESSIONNELLE ET RISQUES PSYCHOSOCIAUX
4.1.1 Isolement au travail
4.1.2 Situations dโisolement au travail : lโapproche cognitiviste et ses limites
4.2 FABRICATION SOCIALE DE LโISOLEMENT AU TRAVAIL
4.2.1 Intensification du travail et fragilisation du lien social au travail
5 LES APPORTS DE LA PSYCHANALYSE A LโETUDE DE LโOBJET ยซ SOLITUDE ยป
5.1 LA SOLITUDE, EXPERIENCE AFFECTIVE PARADOXALE
5.2 LโAPPROCHE FREUDIENNE DE LA SOLITUDE : DE LA DETRESSE A LโELABORATION
5.2.1 Solitude et dรฉtresse
5.2.2 Vers une รฉlaboration possible de la solitude : le jeu de la bobine
5.3 WINNICOTT ET LA CAPACITE DโETRE SEUL
5.3.1 La capacitรฉ dโรชtre seul
5.3.2 ยซ Je suis seul ยป
5.4 LES APPORTS DE MELANIE KLEIN : FORMES DE SOLITUDE ET SENTIMENT DโETRE SEUL
5.4.1 Position schizo paranoรฏde : ยซ Je suis seul contre tous ยป
5.4.2 Position dรฉpressive
5.4.3 Solitude fondamentale
5.4.4 Les apports de la thรฉorie kleinienne pour penser la solitude au travail
6 CONCLUSION PARTIELLE ET INVESTIGATIONS POSSIBLES
6.1 CHOIX SEMANTIQUES ET CONCEPTUELS
6.1.1 Isolement et solitude
6.1.2 Affects, sentiments et รฉmotions
6.2 INVESTIGATIONS POSSIBLES
CADRE THEORIQUE ET PROBLEMATIQUE
1. CLINIQUES DU TRAVAIL
1.1 ACTIVITE ET DEVELOPPEMENT SUBJECTIF
1.2 CLINIQUES DU TRAVAIL, CLINIQUES DES EPREUVES
1.3 CLINIQUES DU TRAVAIL ET SUBJECTIVITE DU CLINICIEN
1.4 CLINIQUE DE LโACTIVITE
1.5 PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL
1.6 PSYCHOLOGIE SOCIALE CLINIQUE DU TRAVAIL
1.6.1 Une psychologie sociale et clinique du travail
1.6.2 Acte et ยซ actepouvoir ยป
2 PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES DE TRAVAIL
2.1 LA SUBJECTIVITE GOMMEE DES CADRES DIRIGEANTS
2.2 DEFINITION DE NOTRE OBJET DE RECHERCHE
2.3 FORMULATION DES HYPOTHESES DE TRAVAIL
2.3.1 Hypothรจse 1: lโexistence dโune solitude professionnelle rรฉsistante (les mรฉcanismes de dรฉfense, les stratรฉgies dโadaptation et de dรฉgagement)
2.3.2 Hypothรจse 2: lโexistence dโune solitude professionnelle dรฉveloppementale (la capacitรฉ dโรชtre seul au travail)
2.3.3 Hypothรจse 3 : lโexistence dโune solitude professionnelle dรฉsolante faute de ressources internes et externes mobilisables par le sujet
DISPOSITIF METHODOLOGIQUE
1 DE LโAUTORISATION INSTITUTIONNELLE A LA MISE EN ลUVRE DE LA RECHERCHE ACTION
1.1 CONTEXTE DE LA COMMANDE
1.2 SE LAISSER INSTRUMENTALISER ?
1.3 SUIVRE LA LIGNE HIERARCHIQUE
1.4 CONTENU DE LA COMMANDE
2 LE CORPS DES DIRECTEURS DE SERVICES PENITENTIAIRES
2.1 LA PRISON ENTRE TRADITION ET MUTATION
2.1.1 Lโadministration pรฉnitentiaire : missions et conflits apparents dโobjectifs
2.1.2 Mutation des mรฉtiers pรฉnitentiaires et injonction normative croissante de lโenvironnement
2.2 CONSTITUTION SOCIOHISTORIQUE DU CORPS DES DSP
2.3 STRUCTURE ACTUELLE DU CORPS DES DSP
2.4 REPARTITION DU CORPS ENTRE ETABLISSEMENTS PENITENTIAIRES
2.5 รTRE DIRECTEUR DES SERVICES PENITENTIAIRES
2.6 CORPS DES DSP ET RECHERCHE SCIENTIFIQUE : UNE RENCONTRE A CE JOUR INABOUTIE
3 UN DISPOSITIF METHODOLOGIQUE AD HOC
3.1 STRUCTURE DU DISPOSITIF METHODOLOGIQUE
3.2 POPULATION DโETUDE, ETABLISSEMENTS ET DIRECTIONS INTERREGIONALES
3.2.1 Choisir le terrain et croiser les regards
3.2.2 Inclure les directions interrรฉgionales (DI)
3.2.3 Notre intervention quantifiรฉe
3.3 LE DEPLOIEMENT DE LโINTERVENTION
3.3.1 Lโentretien exploratoire semi-directif de recherche
3.3.2 Observations in situ
3.3.3 Mรฉthode dite de lโinstruction au sosie
3.4 PHASES DE DEPLOIEMENT DE LโINTERVENTION
METHODOLOGIE D’ANALYSE DES DONNEES
1 PRINCIPES DโANALYSE QUALITATIVE DE DISCOURS
1.1 APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE
1.2 CENTRALITE DES PRINCIPES DE LโHERMENEUTIQUE ET HUMILITE DU CHERCHEUR
1.3 LE CHOIX DE LโANALYSE QUALITATIVE DE DISCOURS
1.3.1 รtapes de lโanalyse qualitative de discours
1.3.2 Essai dโanalyse automatique de discours
2 ANALYSE DES DONNEES : GRILLE DE DEPOUILLEMENT DES ENTRETIENS
RESULTATS
1 FABRIQUE DE LโISOLEMENT ET ORGANISATION SOUS CONTRAINTE DU TRAVAIL
1.1 LA DIVISION DU TRAVAIL AU SEIN DE LโEQUIPE DE DIRECTION : DU PRESCRIT AU REALISE
1.2 PLANIFICATION ET TEMPS RACCOURCIS
1.2.1 Temps resserrรฉ, temps dรฉsorganisรฉ
1.2.2 Temps hachurรฉ, Diktat de lโurgence et risque dispersif
1.3 ISOLEMENT ET ESPACES CLOISONNES DE LA DETENTION
2. LA REPRESENTATION DE LโAGIR SOLITAIRE : LA SOLITUDE VIRILE QUI SE MONTRE SANS SE DIRE
2.1 LE DSP CHEF MILITAIRE
2.2 SOLITUDE VAILLANTE ET SCENE DE COMBAT
2.3 ESPRIT DE CORPS ET SENTIMENT DโAFFILIATION
2.4 HIERARCHIE MILITAIRE, DESOBEISSANCE ET RELEGATION
3 LA CAPACITE DโAGIR SEUL : LโEXEMPLE DE LA GESTION DโUNE CRISE LIEE A UN SUICIDE DE DETENU
3.1 AFFRONTER LA CRISE
3.1.1 Contexte et objet de lโinstruction au sosie dโAlbane, adjointe au chef dโรฉtablissement (MA3)
3.2 LA PREVALENCE DE LโACTION
3.3 DIALOGUE INTERIEUR ET MAINTIEN DE LA PUISSANCE DโAGIR
3.4 LE RISQUE DE SOLITUDE DESOLANTE : VOIR LA MORT EN FACE
3.4.1 Recouvrir le corps
3.4.2 Porter le poids du soupรงon
3.4.3 Lโannonce de la mort ร la famille
4 SEULS FACE AUX TRANSFORMATIONS DU METIER
4.1 UNE IDENTITE PROFESSIONNELLE CLIVEE
4.1.1 Modernisation de la fonction et gestion de la prison
4.1.2 Des conceptions divergentes du mรฉtier
4.2 SOUTIEN PERรU DES ADMINISTRATIONS CENTRALE ET REGIONALE
4.3 EVALUATION, RUMEUR EVALUATIVE ET DEFIANCE
4.4 LA DETENTION QUI RESSOURCE, LA DETENTION QUI RELIE
4.6 INTENSIFICATION DU TRAVAIL ET POROSITE DES SPHERES DE VIE
4.6.1 Fonctions de reprรฉsentation, expรฉriences de solitude
4.6.2 Le logement de fonction ou la confusion des temps et des espaces
5 SOLITUDE ET QUESTIONNEMENTS ETHIQUES EN PRISON
5.1 MASSIFICATION DES FLUX ET INDIVIDUALISATION
5.2 LA PRESIDENCE DE LA COMMISSION DE DISCIPLINE : REPRESENTATIONS, SOLITUDE ET QUESTIONNEMENT ETHIQUE
DISCUSSION
1 DE LโISOLEMENT A LA SOLITUDE
1.1 PROGRESSION DE LโISOLEMENT, INTENSIFICATION DU TRAVAIL ET NEW MANAGEMENT PUBLIC
1.2 FRACTURE IDENTITAIRE, SENTIMENT DโIMPOSTURE ET SOLITUDE
1.3 LA CONSTRUCTION EMPECHEE DES COLLECTIFS PROFESSIONNELS DE DIRECTION
1.4 SOLITUDE ET PHENOMENE DโEMPRISE
1.5 BENEFICES ET LIMITES DE LโESPRIT DE CORPS
1.6 DES FORMES DE SOLITUDE PROFESSIONNELLE DIFFICILEMENT DISSOCIABLES
2 RIPOSTER
2.1 SE DEGAGER DE LโISOLEMENT
2.2 LA SUBVERSION COLLECTIVE DU SALE BOULOT : SE RECONNAITRE DIRECTEUR ET TRAVAILLEUR DU SALE
2.3 VERS UNE SOLITUDE CREATIVE DU DSP ?
3 UNE RECHERCHE-ACTION PARTIELLEMENT EMPECHEE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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