Itu bukan makan ! (« ceci, ce n’est pas manger ! ») me dit Bu Agus, un bol de bakso à la main (une préparation à base de nouilles et de boulettes de viande) qu’elle mange assise à côté de l’échoppe mobile du vendeur. Si on prend ce moment de consommation comme un premier « lieu de lecture » de l’alimentation (Barthes, 1961) du kampung, il est possible d’isoler ses caractéristiques pour le décrire comme une consommation, certes individuelle, mais tout aussi inscrite dans un environnement social où passants, enfants et vendeurs circulent et interagissent avec Bu Agus pendant qu’elle mange. Par ailleurs, ce plat a été acheté et consommé auprès d’un vendeur à quelques mètres de distance de sa maison, et à qui elle s’adresse avec beaucoup de familiarité. Que veut alors dire « manger » dans le contexte des kampungs ? Et quel sens donne-t-on à ces consommations dans la rue ?
Dès nos premiers contacts avec le terrain, ces questions ont formé l’esprit de cette recherche,car elles font émerger des problématiques liées à la fois aux conditions de vie des slums, caractérisées par la précarité et par la densité des interactions sociales dans un environnement très densément peuplé, et aux changements alimentaires contemporains marqués par une alimentation « hors-foyer » et individualisée. La mise en perspective de ces deux éléments depuis la sociologie implique plusieurs enjeux qu’il est nécessaire de prendre en compte. D’une part, l’ « autonomie » des slums et bidonvilles, suivant une conception qui voit dans ces « poches de pauvreté » autant d’espaces fonctionnant « à part », masque souvent le fait de leur exclusion sociale et politique. D’autre part, leurs conditions de vie marquées par toute sorte de précarités entrainent des problèmes de santé pour des populations déjà très vulnérables. Quant aux enjeux théoriques, cette thèse se présente comme une opportunité et comme un défi, car penser l’alimentation dans une ville du « Sud Global » et plus particulièrement inscrite dans « l’informalité » nous impose de composer, avec les théories disponibles, un nouveau cadrage notionnel qui s’adapte aux réalités ainsi décrites. Enfin, les caractéristiques de l’alimentation que l’anecdote de Bu Agus nous montre, guideront notre recherche vers une étude sociologique des espaces alimentaires dans leurs dimensions socioculturelles, ainsi que matérielles .
L’alimentation et le kampung : enjeux sociaux sanitaires
Enjeux sociaux
UN-Habitat prévoit que pour 2030 70% de la population mondiale vivra dans des villes, le rythme et l’échelle de croissance étant accentués pour les mégavilles (celles qui comptent aujourd’hui plus de 10 millions d’habitants) qui hébergeront 80% de la population urbaine mondiale (UN-Habitat, 2007). De même, est estimé qu’un quart des citadins du monde habitent dans des établissements informels, dits slums (Te Lintelo, 2017; UN-Habitat, 2010). Suivant ces tendances, l’augmentation des populations vivant dans des slums est estimée à un milliard en 2030, chiffre qui va de pair avec des niveaux très élevés de privations et de pauvreté, ainsi que d’emploi dans le secteur informel. En 2016, la Banque Mondiale estimait qu’environ 84,3 % des emplois non agricoles en Indonésie étaient informels ; bien que l’emploi informel ait tendance à réduire avec l’augmentation du PIB, il a aussi tendance à augmenter avec l’urbanisation. Nous nous intéressons ici à l’alimentation des populations pour lesquelles les deux dimensions, pauvreté et informalité, sont liées.
A Jakarta, les kampung (littéralement « village », un terme les rapprochant du monde rural) sont typiquement des enclaves d’informalité et de pauvreté qui fonctionnent comme des villages autonomes au milieu de la ville. Depuis les temps coloniaux, ces espaces ont été marginalisés et négligés par les politiques de développement urbain ce qui a intensifié les déficiences infrastructurelles et de services primaires. Les mouvements populationnels des champs vers les villes ont progressivement augmenté la densité de ces quartiers qui accueillent des migrants à la recherche d’emploi (Ezeh et al., 2017). La combinaison de ces deux éléments, sous investissement et surpeuplement, a perpétué l’image des kampungs comme espaces de relégation. Par extension, ils font aujourd’hui référence à tous les quartiers bas, denses et non planifiés (Dietrich, 2015b). Leur mode de vie est assimilé à une plateforme communautaire fermée qui facilite l’accès à des ressources matérielles et sociales pour les plus pauvres et est souvent opposé à celui de la consommation massive. Pourtant, ces modes de vies cohabitent au sein d’une ville qui évolue et se modernise en permanence (Jellinek, 2005).
Le secteur dit « informel » est associé à l’improvisation, la débrouillardise et l’assemblage. La façon dont ces dimensions se manifestent dans les formes de l’alimentation est à chercher dans les dispositifs de vente ambulante de rue, premiers fournisseurs d’aliments préparés. L’alimentation de rue y constitue à la fois une importante activité de subsistance et une source très accessible et très disponible d’aliments prêt-à-manger (Brata, 2010; Tinker, 1997; Winarno et Allain, 1991). Ces dispositifs de vente dans la rue cristallisent le dynamisme de ce secteur et nous invitent à sortir des schèmes fixes d’organisation des temps et des espaces alimentaires. L’alimentation de rue se déploie au sein d’espaces résidentiels majoritairement construits et reconstruits par les habitants au fil du temps, créant un sentiment de cohésion et d’homogénéité (Jellinek, 2005; Sihombing, 2002). Au-dedans du kampung, l’absence ou la très faible séparation des fonctions entre domicile et travail marque un environnement social où les liens sociaux se configurent à la croisée du voisinage, de la parentèle et des échanges marchands qui s’y déroulent. L’espace des kampung du centre de Jakarta est confiné et la circulation et l’accès sont très restreints, ce qui contribue à l’exclusion économique et sociale des résidents et fait du kampung l’espace privilégié de la socialisation. Avec l’avancée de l’urbanisation, pauvreté et informalité ont tendance à augmenter ce qui peut renforcer l’exclusion de ces populations et, en même temps, leur dépendance à l’alimentation de rue. Pour faire face à ce problème des politiques d’aménagement urbain appelées Normalisasi (« normalisation ») cherchent à relocaliser tous les kampungs du centre vers la banlieue. Ces évictions massives de résidents pauvres des kampungs et slums sont justifiées sous un discours politique qui prétend restaurer « l’ordre » et le maintien des biens publics (Dietrich, 2014a, 2014b), Human Rights Watch, 2006). Les réinstallations se font dans des bâtiments éloignés du centre de la ville, bouleversant ainsi les accès à la fois aux ressources que le rez-de chaussée offre (par la nouvelle vie « en vertical ») et aux sources de revenus du centre de la ville.
Or, à l’intérieur de ces frontières, tout le monde ne partage pas les mêmes conditions socioéconomiques. La description que l’on vient de présenter correspond en grande mesure aux conditions de vie de la plupart des habitants, mais il est aussi vrai que d’autres groupes, parfois même très bien lotis, cohabitent dans cet espace mi-clos. Notre intérêt est de comprendre comment s’expriment les différences dans l’alimentation des uns et des autres en plus de comprendre comment l’urbanisation les influence. Ces deux intérêts de recherche vont de pair avec celui de comprendre les déterminants sociaux des pratiques et des représentations de l’alimentation en vue d’apporter des éclairages pertinents sur les enjeux de santé.
Enjeux nutritionnels et de santé
En 2008, il était considéré — avec les difficultés de calcul propres à cet univers dynamique et par essence non recensé officiellement — qu’à Jakarta il y avait environ 150000 vendeurs d’aliments dans la rue (Yatmo, 2008). A l’échelle de l’activité économique, l’échange marchand est la partie visible d’un réseau sociotechnique très complexe de commerçants, producteurs et transformateurs qui impliquent très souvent tous les membres du foyer et les ressources du domicile. A l’échelle de la consommation alimentaire, en Indonésie, tant en milieu rural qu’urbain, ces dispositifs de vente plus ou moins ambulants participent des pratiques alimentaires quotidiennes depuis des siècles. Si traditionnellement ces dispositifs offraient des encas et des portions sucrées ou salées à manger en dehors des repas principaux — assurés par la cuisine domestique — (Koentjaraningrat, 2007; Protschky, 2008), aujourd’hui ils se présentent comme des sources de sécurisation de l’alimentation des plus pauvres (Pulliat, 2012; Steyn et al., 2014; Tacoli et al., 2013) entrainant la baisse de la cuisine domestique et renvoyant une grande partie de ses fonctions vers les dispositifs marchands. En général, les populations urbaines pauvres dépendent davantage des réseaux informels que des formels pour subvenir à leurs besoins et accéder à des services (Mosse, 2010; Te Lintelo, 2017). Ainsi, avec l’urbanisation, l’alimentation de rue augmente (La Porta et Shleifer, 2014; Steyn et al., 2014) et notamment dans les enclaves de pauvreté où il est observé que plus les familles sont petites et pauvres plus la part du budget alimentaire consacrée à l’alimentation de rue est importante (Tinker, 1999). L’encastrement de l’économique dans le social et du social dans l’économique caractéristique de l’informalité (F. Dupuy, 2008), et par extension de l’alimentation de rue, cristallise les enjeux socioéconomiques et sanitaires. Dans le contexte de la pauvreté, ces dispositifs se présentent comme des stratégies de survie à la fois pour les vendeurs et pour les mangeurs (Akindès, 1989 ; De Suremain, 1998; Mensah et al., 2013; Pulliat, 2013; Van Riet et al., 2003).
Les liens entre l’urbanisation et la santé nutritionnelle sont très complexes. Au niveau national au cours des dernières décennies, les taux de dénutrition ont diminué et les taux de surnutrition ont augmenté produisant la cohabitation des deux phénomènes dans des situations de « double fardeau » nutritionnel dans les villes (The World Bank, 2014). En 2014, à Jakarta le taux de dénutrition était de 17% et la prévalence de l’obésité de 30%, cette dernière étant plus accentuée chez les femmes que chez les hommes (Vaezghasemi et al., 2014). Dans le contexte des slums, l’alimentation de rue est associée à plusieurs problèmes liés à la santé. D’abord, les contributions nutritionnelles des plats préparés et vendus dans la rue sont très significatives dans la diète des citadins adultes des pays du Sud: entre 13% et 50% des apports énergétiques et jusqu’à 50% des protéines journalières, de même que des apports importants en hydrates de carbone et matières grasses (Steyn et al., 2014). Le recours quotidien et majoritaire à l’alimentation de rue est une caractéristique de l’alimentation dans les kampung et a été associée à la malnutrition par excès (Anggraini et al., 2016 ; Gaur et al., 2013). Toutefois, auprès des populations qui ont recours quotidiennement à l’alimentation de rue selon les caractéristiques socioéconomiques, la dénutrition persiste et coexiste aujourd’hui avec des maladies non transmissibles telles que l’obésité, le diabète et l’hypercholestérolémie (Amtha et al., 2009; Purwaningrum et al., 2012; Usfar et al., 2010; Yulia et al., 2016).
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Table des matières
Introduction générale
Première partie L’alimentation et l’informalité urbaine. Le cas des kampung à Jakarta
Chapitre un : L’alimentation et les processus d’urbanisation
Chapitre deux : Contextualisation du mode de vie et de l’alimentation dans les kampung jakartanais
Deuxième partie De l’objet sociologique à la pratique de terrain
Chapitre trois : Les socialisations de l’alimentation de rue. Axes d’analyse et problématisation sociologique
Chapitre quatre : La mise en œuvre du terrain : acteurs, accès et outils méthodologiques
Troisième partie L’alimentation du mangeur de rue : itinéraires individuels, morphologies culinaires et modes de vie
Chapitre cinq : Les temps de l’alimentation quotidienne
Chapitre six : La production sociale des espaces culinaires
Chapitre sept : L’actualisation des sociabilités alimentaires au prisme de la mixité sociale dans les kampungs
Conclusion générale
Bibliographie
Liste des tableaux
Liste de figures
Glossaire des mots indonésiens