En septembre 2010, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, signe un protocole qui associe aux Écoles normales supérieures (ENS) de Lyon et Paris une quarantaine d’établissements, parmi lesquels trente écoles de commerce , et instaure une « Banque d’épreuves littéraires » (BEL). L’objectif à terme de la BEL est de mettre en commun les épreuves des concours d’entrée de ces établissements pour les étudiants de classes préparatoires littéraires. La BEL devrait permettre à ces derniers de concourir à un nombre plus important d’écoles et, comme l’annonce un communiqué officiel datant du 17 septembre, d’offrir « 4 fois plus de débouchés pour les khâgneux d’ici 2012 ». Ce calcul considère implicitement que l’université n’est pas un débouché, puisqu’il prend comme point de départ les 214 places offertes par les ENS et y ajoute celles des écoles rejoignant la BEL.
La mise en place de cette Banque d’épreuves littéraires semble à première vue n’être qu’un épiphénomène : de fait, en 2010 seuls 11 500 étudiants sont inscrits en classes préparatoires littéraires, soit un peu moins de 0,5% du total de la population étudiante en France métropolitaine. Pourtant, cette réforme apparaît hautement symptomatique des recompositions en cours dans l’enseignement supérieur français, et ce à double titre. En premier lieu, alors que la majorité des khâgneux rejoignent à l’issue de leur classe préparatoire les bancs de l’université, le fait que celle-ci ne soit pas considérée comme un débouché viable en dit long sur l’image de cette institution aux yeux de l’ancienne ministre et, plus généralement, traduit une défiance croissante vis-à-vis de cette institution qui s’exprime également au niveau des étudiants (« tout sauf la fac ! » ). En second lieu, il aurait sans doute été inimaginable il y a encore une vingtaine d’années de rapprocher les Écoles normales supérieures, institutions publiques et symboles d’un certain élitisme académique, avec les écoles de commerce, établissements privés, longtemps stigmatisés comme « écoles refuges » pour « fils à papa ». Ce rapprochement a été porté par la volonté politique de revaloriser la filière littéraire mais il a aussi été rendu possible par la transformation récente des écoles de commerce. Accueillant autrefois une proportion congrue des effectifs étudiants, ces établissements privés situés pour la quasi-totalité hors du système universitaire ont en effet connu au cours des dernières décennies un large développement quantitatif. Ainsi, alors qu’au début des années 1970 les inscrits dans les écoles de commerce françaises représentaient à peine plus de 1% de la population étudiante dans l’ensemble du pays, ils atteignent 5% en 2010. Cette augmentation du poids des écoles de commerce dans l’enseignement supérieur français a été particulièrement rapide au cours de la dernière décennie, car tandis qu’entre 2000 et 2010 le nombre d’étudiants inscrits dans ces écoles est passé de 64 000 à plus de 116 000 (+80%), les effectifs des universités ont eu tendance à stagner, voire à diminuer dans certaines filières. On assiste de fait à une redistribution des flux étudiants dans l’enseignement supérieur français qui bénéficie aux écoles de commerce.
Cette évolution des effectifs dans les écoles de commerce est d’autant plus remarquable que dans le même temps, la plupart de ces établissements ont bénéficié d’une reconnaissance et d’un prestige accrus, aussi bien dans la sphère académique que sociale. Ce constat d’une transformation de la place des écoles de commerce dans l’enseignement supérieur français, aussi bien en termes « qualitatifs» que « quantitatifs », a constitué le point de départ de la présente thèse. De fait, un des enjeux de cette recherche est de comprendre comment de petits établissements, peu sélectifs, peu reconnus et au recrutement essentiellement régional, sont parvenus en quelques décennies à devenir, pour certains, de « grandes » écoles, aux ambitions nationales et parfois internationales, multipliant les programmes de formation et initiant des activités de recherche. L’étude des écoles de commerce permet en outre d’analyser la façon dont elles ont développé des modes d’organisations et de fonctionnement extrêmement différents de ceux qui primaient jusqu’alors dans les universités, participant en cela aux évolutions de l’enseignement supérieur français.
Afin de rendre compte du développement des écoles de commerce, il a paru utile d’adopter une perspective socio-historique pour s’intéresser non seulement à l’émergence mais surtout à l’institutionnalisation et à la légitimation de ces entreprises éducatives à part dans le contexte français tant par leur caractère privé que par leur proximité affichée avec la sphère économique. De fait, l’étude de la trajectoire historique d’une institution donnée apparaît fondamentale pour comprendre sa position actuelle. Comme le rappelle Brigitte Gaïti, il importe de ne pas prendre comme point de départ l’institution « toute faite », telle qu’elle s’offre à l’observation, installée dans ses bâtiments, arborant son organigramme et ses principes, mais bien de s’intéresser à l’institution « en train de se faire », aux acteurs et aux groupes qui l’ont portée, à la diffusion de certaines représentations, aux consolidations de certains rôles et à l’abandon d’autres . S’intéresser aux écoles de commerce depuis la fin du XIXe siècle permet ainsi de comprendre comment elles sont devenues ce qu’elles sont, en s’intéressant aux modèles dont elles se sont inspirées, aux contraintes qu’elles ont dû affronter ou encore aux groupes sociaux qui les ont investies .
Pour pouvoir traiter précisément de ces questions, il a été nécessaire de définir un objet plus précis que l’ensemble des écoles de commerce françaises. Ceci d’abord en raison de leur très grand nombre : la Direction de la programmation et du développement (DEP) du ministère de l’Éducation nationale recensait en effet plus de 200 écoles de ce type à la rentrée 2007. En outre, derrière le titre générique d’école de commerce se trouve une grande variété d’établissements et il est difficile de parler « des écoles de commerce » en général, tant les trajectoires, les niveaux de formation, le statut juridique ou encore le mode de recrutement varient d’une institution à l’autre. Il a donc fallu délimiter un groupe d’établissements partageant suffisamment de caractéristiques communes pour pouvoir être isolés des autres écoles de commerce. À l’heure actuelle, le ministère de l’Éducation nationale distingue trois groupes d’écoles de commerce : le groupe 1 qui rassemble les écoles reconnues par l’État et dont au moins un diplôme est visé par le ministère, le groupe 2 où les écoles sont seulement reconnues par l’État, et le groupe 3 qui réunit les écoles sans aucune reconnaissance étatique. À la rentrée 2009, le groupe 1 comprenait 84 établissements, constituant un ensemble encore trop hétérogène pour pouvoir représenter un objet de recherche cohérent. J’ai choisi de distinguer au sein de ce groupe les établissements recrutant une partie de leurs étudiants sur concours après une classe préparatoire, établissements qui seront par la suite désignés par le terme générique d’écoles supérieures de commerce (ESC). Mais à l’intérieur même de ce sous groupe, j’ai isolé certains établissements sur la base d’un critère historique, en prenant pour objet de ma recherche les écoles ayant appartenu à un réseau qui se structure progressivement dans la première moitié du XXe siècle. Notons d’emblée que ce terme de « réseau » n’est pas dénué d’ambiguïté dans la mesure où il relève à la fois du langage indigène et du langage savant. Il sera dans ce travail utilisé dans un sens proche du sens indigène, désignant un groupement d’écoles dont les programmes, les modalités de recrutement et de validation de la scolarité sont réglementés de façon commune. À ce cadre légal s’ajoute, du moins jusqu’au début des années 1980, l’idée que les écoles de ce réseau sont complémentaires les unes des autres, dispensant une formation équivalente sur l’ensemble du territoire.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. La longue marche des Ecoles supérieures de commerce vers l’enseignement supérieur
I. Un statut incertain et une légitimité fragile
1. Une naissance sous les auspices des négociants
2. Quand l’État s’en mêle : le tournant de 1889
3. Affirmer sa supériorité par décret : l’école des Hautes études commerciales
II. Vers la véritable structuration d’un réseau des ESC (1937-1964)
1. La réforme de 1937 : une marche forcée vers l’enseignement supérieur
2. La réforme de 1947 : un cadre durable pour les ESC
III. Des écoles à la marge ?
1. Le réseau des ESCAE : derrière l’appellation commune, un ensemble différencié
2. De petites « grandes écoles » ?
3. Les ESCAE face à un enseignement universitaire en pleine recomposition (1960-1968)
Chapitre 2. Un modèle à légitimer : les ESCAE entre pôle économique et pôle académique
I. En quête de légitimité académique : l’enjeu du recrutement
1. Les modalités de recrutement comme source de distinction scolaire et de reconnaissance sociale
2. Élever le niveau pour créer une barrière : la réforme de 1965
3. Qui préparer au concours ? : l’enjeu des classes préparatoires
4. Un concours de plus en plus scolaire ? Oui mais
II. Entre quête de légitimité économique et désir d’autonomie : les transformations du réseau des ESCAE
1. Du commerce au management : le « Plan vert »
2. Le réseau en question
3. Évolution des structures matérielles et administratives : la mutation organisationnelle des ESCAE
III. La fin des « fils à papa » ? : l’évolution du recrutement des ESCAE
1. Une expansion numérique limitée des écoles
2. Évolution de l’origine sociale des étudiants
3. L’arrivée massive des filles dans les ESCAE
Conclusion générale
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